À 66 ans, le Chef emblèmatique de la gastronomie française continue sa marche en avant vers une cuisine authentique et de plus grande naturalité. Avec 34 restaurants et 21 étoiles, le génie des fourneaux est aussi un entrepreneur inspiré.
Entreprendre : Votre enfance en Gascogne à Chalosse semble vous avoir profondément imprégnée et on le retrouve au niveau de vos recettes…
Alain Ducasse : Le fait d’avoir passé toutes mes jeunes années dans une ferme m’a particulièrement sensibilisé à la question. Aujourd’hui, on parle d’environnement. Dans ma jeunesse, la nature n’était pas quelque chose dont on cherchait à se rapprocher : on était dedans, tout simplement. Lorsque ma grand-mère (c’est elle qui habituellement faisait la cuisine pour toute la famille) préparait un repas, elle me demandait souvent d’aller dans le potager pour ramasser les légumes qui étaient mûrs. Quand on a été élevé dans ce contexte, on n’oublie jamais que faire la cuisine, ça commence par la nature.
Alors, comment retrouver ce lien pour des urbains qui n’ont pas eu ce contact direct ?
Pour un cuisinier, il y a un premier impératif : travailler main dans la main avec les producteurs. C’est-à-dire sélectionner ceux qui font leur métier avec du respect pour la planète. Des agriculteurs qui évitent l’utilisation d’intrants, qui respectent la saisonnalité, qui cultivent les variétés de végétaux qui ont du goût. Des éleveurs qui prennent bien soin de leurs animaux. Des pêcheurs qui ne prélèvent que la juste quantité de ressources, en respectant les cycles de reproduction. Ces producteurs-là, il faut les aider et les encourager. Nous le faisons dans tous nos établissements.
Raison pour laquelle vous avez créé le Collège Culinaire de France ?
Oui, il a pour objectif de faire se rencontrer des artisans-producteurs et des cuisiniers pour les aider à trouver des débouchés sûrs et stables à leurs produits. Nous le faisons également dans nos écoles. Nos élèves n’apprennent pas seulement de la technique culinaire, ils sont aussi sensibilisés à la question du sourcing (le choix des producteurs et l’origine des produits qu’ils utilisent). Nous faisons école. Ensuite, il y a la question de la sensibilisation des consommateurs. Là, bien sûr, nous ne pouvons rien imposer. Mais nous pouvons proposer et expliquer. C’est le sens du restaurant « Sapid » que nous avons ouvert à Paris l’année dernière. Nous y faisons une cuisine végétale à 95% et, en même temps, très accessible. C’est une façon de démontrer concrètement qu’on peut se nourrir au juste prix tout en étant respectueux des ressources de la planète.
Vous êtes également un fabricant, chocolat, café, glace, biscuit, quels sont les autres projets en ce domaine ?
J’ai démarré cette activité exactement dans le même esprit et avec la même volonté que mes restaurants : faire du bon et du nouveau avec une approche respectueuse de la planète. Le chocolat, le café, la glace, le biscuit sont des produits bien connus. J’ai eu envie d’en donner une interprétation différente, de les approcher comme un cuisinier. Nos biscuits, par exemple, sont cuisinés, avec des produits de première qualité et des recettes originales. Nos glaces ont « de la mâche », une texture différente. Nous sommes en train de travailler à présent sur les charcuteries de la mer et des légumes marins et je veux qu’ils renouvellent eux aussi complètement ce domaine.
Quel type de manager êtes-vous, vous semblez avoir un tempérament plutôt hyperactif ? Vos motivations ont-elles changé au cours des années ?
Je suis le directeur artistique de mon entreprise. Je fournis la vision, je donne l’impulsion et je délègue à mes collaborateurs. J’ai autour de moi une équipe de talents exceptionnels dont beaucoup travaillent avec moi depuis dix, vingt, trente ans. Toutes ces femmes et tous ces hommes sont passionnés, ils ont grandi dans ma Maison, ils ont multiplié les expériences dans nos établissements. Je les guide et surtout je leur fais confiance. Quant à ma motivation, elle est la même depuis le début de ma carrière : découvrir des goûts et les faire partager. Aussi simple que ça.
A LIRE
« Une vie de goûts et de passions » (Ed. éditions JC Lattes)
L’ouvrage n’est pas une autobiographie, même si Alain Ducasse revient sur l’enfance et les mentors qui l’ont formé ou influencé dans ses jeunes années.
Il s’agit de partager des émotions, de donner l’envie de faire, de remercier les maitres du passé pour mieux envisager la cuisine de demain, dans le respect du goût et de de la terre.
Anne Florin