Comment avez-vous eu l’idée de créer La Source Française ?
Tiphaine Chouillet : Après l’EM Lyon, j’ai travaillé, à 22 ans, pour la Manufacture Émile Henry, installée depuis cinq générations en Bourgogne. J’ai occupé un poste de commerciale pour développer l’Italie, j’ai ensuite été chargée de la stratégie de marque. Il n’est absolument pas évident pour une industrie de passer d’un esprit de fabricant à un esprit de marque. Cela m’a donné envie de généraliser cette démarche, d’aider à la stratégie produit, au design industriel, car pour pérenniser les savoir-faire, il faut aussi se réinventer.
D’autant que ce type d’entreprises a un accès limité à certains outils de changement, or c’est la vitalité des territoires qui est en jeu. Ainsi, Émile Henry se situe dans un village de 1500 habitants, d’autres aux alentours vivent parce qu’il existe une entreprise stable dans la région, il en va de même pour les écoles, pour la vie rurale. En 2015, j’ai créé « La Racine » pour accompagner de belles maisons françaises, pas forcément très connues, comme La Rochère par exemple. Lorsque la crise COVID est arrivée, des marques nous ont contactés pour trouver des fabricants français.
L’idée de fluidifier la relocalisation de productions en France est née, La Source Française était en gestation. C’est à cette époque que j’ai rencontré Benjamin Lasserre, qui a grandi en Ariège, une région qui a souffert de la disparition du textile. Ce diplômé Sciences-Po est très attaché aux savoir-faire et travaillait pour le fonds à impact, Terre et Fils Investissement. Nous avions la même volonté de fonder une agence permettant de recréer de l’activité économique dans les territoires.
Quel est le métier exact de La Source Française ?
T.C. : Nous sommes un bureau d’écoconception et de relocalisation. Les marques peuvent nous contacter via la plateforme en ligne ou viennent nous rencontrer pour trouver des solutions. Par exemple, j’achète des tables en Asie pour 300 euros, comment parvenir à la même chose en fabrication France ? Les clients ont des motivations de divers ordres, les coûts de transport, les risques de rupture, les grandes séries, l’impact sociétal… Nous remarquons qu’il y a une évolution des relations.
Terminé le temps des donneurs d’ordre et des sous-traitants, on parle aujourd’hui de partenaires qui, pour entamer une relation durable et parvenir au bon prix, décident de collaborer dès la phase de design et d’écoconception. C’est dans cette phase de démarrage que nous les accompagnons.
N’êtes-vous pas confrontés à certaines pertes de savoir-faire en France ?
T.C. : L’industrie a pris vingt ans de retard, certains savoir-faire ont disparu, nous devons trouver de bonnes idées pour lutter. Un petit exemple : le pilon bois/céramique d’Émile Henry qui accompagne les mortiers de cuisine était acheté à prix très compétitif en Asie.
Nous avons trouvé des fabricants français, mais dix fois plus cher. Nous avons pris le problème sous un autre angle et déniché un fabricant de pieds de lits qui avait les bonnes machines. Nous sommes arrivés à un prix identique. La phase de conception est souvent sous-estimée par les entreprises, car il s’agit de sortir de sa zone de confort. Mais, l’idée est bien reçue par nos fabricants partenaires.
Vous êtes des chantres du Made in France ?
T.C. : Parmi d’autres oui, nous sommes proches d’Origine France Garantie, de l’INMA (Institut National des Métiers d’Art) qui encadre le label EPV, du mouvement « Entreprise et Découverte » qui permet de visiter des sites industriels. Il s’agit de reconnecter le client au produit. Nous nous sommes donné une mission à partir de convictions personnelles et professionnelles. Nous voulons créer un impact positif dans les ateliers, y générer de l’activité, et ce sont les grands groupes qui permettent d’aller sur du volume. Nous captons ces élans positifs pour qu’ils se concrétisent en production.
Vous ciblez certains secteurs et certains clients ?
T.C. : Nous n’allons pas sur la chimie, la pétrochimie, la pharmacie, l’alimentaire, mais sur beaucoup d’autres marchés, comme l’objet, la mode, les emballages, etc. En matière de clientèle, nous ciblons surtout les grands groupes qui veulent faire le choix de la fabrication locale, par exemple le groupe LVMH ou un grand groupe papetier. Par ailleurs, nous accompagnons aussi des personnes sérieuses qui se lancent dans l’entreprise. Cela ne va pas sans crainte et questions. Nous sommes là pour leur démontrer la faisabilité, bien qu’il ne faille pas minimiser le changement que cela engendre. Il s’agit presque d’un changement de métier, un suivi de fabrication est nécessaire pour contribuer à la montée en compétences, ce que les clients doivent ensuite poursuivre sans nous.
Cela aide aussi au bilan RSE de vos clients ?
Benjamin Lasserre : Oui, à l’avenir il nous importe d’apporter une autre brique à notre construction, celle de la mesure d’impact des relocalisations qui ont lieu afin d’aller au bout de l’accompagnement que nous proposons. Ce qui nous importe aujourd’hui est aussi d’aider les entreprises dans leurs engagements RSE, car il existe des solutions, grâce à une approche pragmatique et concrète.
Nous sommes animés par l’ancrage des fabricants dans les territoires, la recréation du lien et d’une nouvelle forme de solidarité industrielle qui avait disparu. Il est de mise depuis des lustres de cacher ses fournisseurs, cela n’est souvent plus le cas pour le made in France, du moins sur les marchés classiques. Le métier de La Racine et de son équipe est la stratégie de marque, La Source Française pour laquelle est la spécialiste de l’éco-conception.
Propos recueillis par Anne Florin