À Troyes, la startup de Timothée Boitouzet lève 31 millions d’euros pour fabriquer, à partir du bois, un matériau hybride capable de remplacer le verre, l’acier ou le béton. En plus, le bois « augmenté » s’avérerait deux fois moins cher, avec de formidables débouchés en perspective.
Des études d’architecture à Versailles et au Japon, puis de sciences des matériaux à Harvard : le parcours semble atypique pour un jeune pousseur…
Timothée Boitouzet : J’ai eu la chance de travailler dans les agences d’architecture les plus réputées sur de grands manifestes de l’architecture contemporaine, Azusa Sekkei et le stade des JO de Tokyo, Herzog & de Meuron pour la Tate Modern, Skidmore sur le Burj Khalifa à Dubaï. Peu à peu, j’ai pris conscience que l’on ne pouvait continuer à construire avec ces matériaux anciens très énergivores, à partir de ressources finies.
Le béton existe depuis la Rome antique, le verre depuis l’Égypte… J’ai donc décidé d’arrêter l’architecture, car s’il n’y a plus d’humains en 2100 pour admirer tous ces beaux bâtiments, cela ne présente plus grand intérêt. À Kyoto, où je travaillais, je me suis familiarisé avec les constructions parasismiques en bois, alors que chez nous, le bois n’est pas « nouveau ». Or, l’ADN de l’architecture, ce sont les matériaux ; j’avais de bonnes bases en sciences, et je me suis lancé dans des recherches au Massachusetts Institute of Technology pour partir du bois, un matériau bas carbone, et l’améliorer pour résister au feu et être aussi solide que le métal. Du deep-tech nécessaire. Ce sont ces recherches qui ont provoqué la création de l’entreprise Woodoo en 2017. On pourrait dire : « cela n’existait pas, il fallait l’inventer. »
D’où vient cet intérêt pour le bois ?
Le bois s’est imposé pour des raisons environnementales, j’ai beaucoup appris aussi au Japon, mais il n’y avait pas de lien particulier par rapport à l’enfance, sauf pour construire une cabane ! Cela s’est fait de fil en aiguille, l’aventure entrepreneuriale est intervenue progressivement, sans déclic particulier même si j’ai toujours eu envie de participer à l’apport de solutions pour le futur. »
Quels sont les avantages du bois « augmenté » ?
Le bois est rarement associé à l’innovation, on le voit plutôt comme le plus vieux des matériaux. Se dire qu’il peut être high-tech est un biais cognitif intéressant. Nous avons développé trois types de matériaux qui ont pour but notamment de remplacer le verre, qui est non renouvelable, l’acier qui nécessite du minerai de fer dont les réserves sont estimées à 54 ans sur terre (ensuite, il faudrait aller dans les océans à des coûts prohibitifs). Le « Slim » est à destination des intérieurs automobiles pour des tableaux de bord, transparents ou translucides et tactiles. Des produits qui s’adressent en priorité aux marques automobiles premium les plus à la pointe. Ensuite, le « Flow » pour remplacer le cuir et les peaux exotiques, un matériau très souple pour challenger l’utilisation des peaux, avec une empreinte carbone faible et moins de consommation d’eau. Enfin, le « Solid » à destination d l’architecture pour remplacer acier, aluminium, béton.
Pourquoi ces trois matériaux pour trois cibles différentes ?
Nous devons procéder par étapes, commencer avec du premium pour proposer des éléments de différenciation par rapport à la concurrence. Cette stratégie de démarrage sur le marché du luxe permet ensuite de s’orienter sur les marchés de masse. Car notre mission est de décarboner l’industrie, particulièrement le bâtiment, avec des produits disposant de propriétés mécaniques plus élevées.
Nous nous situons sur trois marchés explosifs de l’ordre de plus de 500 milliards par an au global. 20 milliards pour les interfaces automobiles avec une croissance de 66 % par an, le cuir végan doit s’élever à 89 milliards en 2027 avec une croissance de 49 % par an, quant au marché de la construction, il est gigantesque.
Avez-vous des concurrents ?
Oui, nous avons déposé une cinquantaine de brevets sur notre technologie, mais nous avons des concurrents directs. Comme Cellutech, une startup suédoise, spin-off de l’Institut Royal de Stockholm, et InventWood, spin-off de l’université du Maryland. Mais nous sommes les plus avancés sur les brevets, la capacité de production, la constitution de l’équipe. Nos concurrents indirects sont le verre, le cuir, etc.
Est-ce un matériau compétitif ?
Oui, de manière globale, nous avons systématiquement ciblé soit des prix identiques ou inférieurs aux matériaux traditionnels que l’on remplace, quel que soit le marché. Il est également important que ces matériaux aient un look distinctif, comme le fait de voir à travers le bois. Certains clients sont moins sensibles à l’argument environnemental, il faut donc les convaincre par ailleurs.
Pourquoi avoir créé une usine en France et pas aux États-Unis ?
Nous sommes une jeune pousse française, la raison pour laquelle je suis rentré en France est qu’il était important pour moi de contribuer à l’avenir industriel de mon pays, de revaloriser la filière forestière déficitaire. Nous sommes la 3e puissance forestière européenne, avec un déficit de 7,9 milliards. Le gouvernement souhaite asseoir la souveraineté nationale et changer le fait que l’on exporte des grumes pour importer des produits finis. Nos forêts sont naturellement extrêmement diversifiées, avec beaucoup de bois de faible constitution, comme le peuplier, le charme, le tremble, le robinier, le pin des landes, qui finissent en bois de chauffage. Des bois que nous pouvons valoriser. Il n’y a jamais eu autant de bois en France depuis le Moyen-Âge ; l’idée est de pouvoir utiliser cette ressource négative en carbone pour la substituer aux matériaux émissifs.
Comment avez-vous financé vos débuts ?
Nous avons été accélérés dans l’incubateur de LVMH lorsque nous étions à la Station F, et avons financé par cash personnel, par nos premières ventes et par les 44 prix dont nous avons été lauréats. Nous sommes la startup la plus primée d’Europe. Tous ces éléments ont aidé à faire croître l’entreprise avant un grand tour de table.
Votre première levée de fonds est spectaculaire avec 31 millions de dollars…
Nos ambitions sont mondiales, comme notre tour de table, où l’on retrouve un fonds américain (Lowercarbon Capital), Bpifrance, des fondateurs de licornes français et un fonds d’investissement suisse. La destination est déjà programmée. Nous sommes 40 personnes, nous devrions être 40 de plus dans 18 mois. Sur chacune de nos verticales, des contrats ont été signés, nous allons donc augmenter notre capacité de production pour livrer nos clients. Nous avons déjà ouvert un second site à Troyes, l’Aube est le département où l’on trouve la plus grosse densité de peupliers en Europe.
Nous allons également poursuivre la R&D pour toujours plus de performances de nos produits. Nos ambitions sont chiffrées en termes de capacité. Avec le second site, nous produisons 14 000 m², et prévoyons de parvenir à plusieurs centaines de milliers. Nous avons aussi notre pipeline commercial, plus de 700 entreprises nous ont spontanément contactées. À présent, nous avons 30 à 40 clients, dont Volkswagen, LVMH, Garnica. Nous avons donc « sécurisé » l’entreprise, ce qui est essentiel pour les investisseurs d’aujourd’hui et de demain. Nous souhaitons prioriser nos clients, signer si possible des contrats pluriannuels, et nous recherchons de nouveaux talents, commerciaux, industriels et scientifiques.
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