La stupidité du XXIème siècle (1ère partie)
Par Marc Alpozzo, philosophe et essayiste
Je ressors de mes tiroirs une vieille recension, parue jadis en 2007. Elle avait comme mérite de balayer cette époque débilitante, dans laquelle les écrivains décarbonnés font la pluie et le beau temps. J’y aborde le début du siècle, et une certaine littérature qui se crut en avance, celle des écrivants de droite, alors qu’elle appartenait déjà au siècle passé. La vraie question, alors que ce siècle stupide ne cache déjà plus son nom, est bien le problème du roman, du texte littéraire au XXIème siècle, de l’écriture dans un siècle qui peine à naître… Où j’aborde entre autres dans cette tribune, Juan Asensio, Maurice G. Dantec, Éric-Bénier Burckiel, Marc-Édouard Nabe, Sarah Vajda, Raymond Abellio, et les myrmidons du Quartier latin…
Qu’est-ce que la littérature au XXIème siècle ? Lorsqu’on écoute les éditeurs ou les libraires, on apprend que les livres ne se vendent plus. Les auteurs sont destitués de leurs droits la plupart du temps, – combien vivent encore de leur plume en France ? Mille écrivains environ ? Moins ? On a vidé les programmes de français de leurs œuvres classiques, préférant désormais enseigner, ou non-enseigner des romans à la mode, et des auteurs faciles d’accès, appartenant à la culture de masse et au divertissement : comme sur les réseaux sociaux, il suffit de dire que l’on aime ou que l’on n’aime pas, pourquoi s’encombrer encore de la parole d’un « maître » ?
J’avais jadis écrit la recension d’un essai qui se posait cette question, et que je reprends ici, en l’actualisant. Celui d’un auteur comicotragique, soutenu par un petit cercle confidentiel d’amateurs d’une littérature plutôt de droite, et qui se pose cette interrogation à chaque mot de son livre[1]. Je parle de Juan Asensio. Lorsque j’avais reçu cet essai, je connaissais l’auteur depuis déjà une année. Il m’avait contacté, impatient que je lui fasse une bonne chronique de son précédent ouvrage, qui m’était déjà tombé des mains, par ses confusions, ses envies et besoins de tout dire, de trop en dire, de ne pas assez bien le dire, mais qui demeurait un objet rare, rare et cher, que je voyais comme une bouteille jetée à la mer, dans l’immensité d’un incendie que nous avions déjà peine à contenir. J’avais créé un blog, et le coquin voulait m’attirer dans sa Zone, comme il l’appelait, et l’appelle toujours, et qui est son propre blog. Je lui avais trouvé du mérite, puisque cette Zone du Stalker (qui veut dire harceleur en anglais) avait au moins l’avantage de poser la question, mais à partir d’une littérature honnis par les médias actuels, la littérature de droite…
Maurassien, l’Asensio ? Peut-être pas. Mais spécialiste de Bernanos, de Bloy, et surtout de Georges Steiner (auquel il a consacré un livre, publié à compte d’auteur déguisé, aux éditions L’Harmattan). Il a collaboré, entre autres, à L’Atelier du roman, la revue Esprit, et surtout à Cancer ![2] qui était une sorte de manifeste « droitarde », aussi insupportable qu’impertinente. C’était donc une première chance donnée au blogueur, par les éditions du Rocher, qui publiaient entre autres, Marc-Édouard Nabe, auquel l’écrivassier vouait une sorte d’ébahissement troublée d’une forme d’abomination, car l’auteur n’aimait pas les exercices d’admiration – sauf pour les morts ! L’exaspération est la même en ce qui concerne Maurice G. Dantec. Le critique littéraire, puisque c’est ainsi qu’il est reconnu du petit public qui le suit, entretenait une correspondance avec l’écrivain nord-américain de langue française. Je le sais, puisqu’ayant eu quelques démêlées avec son agent, il était intervenu en ma faveur, et m’avait envoyé leur correspondance, qui commençait ainsi : « Votre courriel, comme d’habitude, me surprend dans un moment « étrange ». J’allais me coucher, après avoir pris une DÉCISION très IMPORTANTE, sur laquelle je reviendrais (sic !), car votre mail va m’en donner l’occasion. Venons en au fait, soit le contenu votre lettre. Laissez moi (sic !) vous expliquer mon point de vue, du point de vue lacunaire de 4heures (sic !) du matin et des poussières, Québec times. […]»[3]
Bref, je m’égare. Et je sais combien le blogueur n’aime pas que l’on parle ainsi autant de soi. Il préfère que l’on parle de lui. Alors allons-y ! Que nous vivions une ère de nihilisme et de cynisme c’est si évident de nos jours, que cela ennuiera tout le monde de le répéter. Parmi les écrivains contemporains, qui montrent parfaitement la décadence de cette époque, on trouve Michel Houellebecq et Frédéric Beigbeder, deux romanciers que Juan Asensio ne cite jamais, sinon pour les honnir. Et pourtant, cette littérature si roborative, dès à présent que le nouveau siècle a démarré, à la fois sur un carnage terroriste international, en 2001, et une guerre malheureuse et honteuse en Irak, en 2002, on peut voir combien ce nihilisme contemporain est d’ores et déjà le miroir de ce stupide XXIème siècle, au point de contaminer la littérature, en la conduisant vers son propre néant, peut-être que nous pourrions également citer le roman de Sarah Vajda, Contamination, (publié également aux éditions du Rocher, en 2007, et que l’auteur m’a également envoyé, et où l’on y parle de montres, de voies ferrées, de trains, d’origines incertaines, de couples amoureux, d’amants à mort, etc., bref, vous comprendrez que j’ai préféré l’oublier avant même de le chroniquer, puisqu’il prétendait décrypter le siècle, alors qu’il n’en était que l’ersatz absolu et débilitant), et qui a au moins comme avantage d’être, dans son titre, l’expression de cette chute dans le vide, qui ne devrait nous faire oublier que la littérature doit résister, coûte que coûte. En 2022, nous cherchons un homme providentiel en politique. En 2007, nous cherchions déjà cet homme providentiel, mais là en littérature. Nous pensions l’avoir d’abord découvert dans la figure de Nabe, puis ce fut avec Dantec, enfin nous crûmes que ce serait Houellebecq, petit chanceux qui a su profiter de l’aubaine, cynique au point de savoir qu’il n’y avait plus d’homme providentiel, que c’était un leurre de l’époque, abandonnée, sans Dieu, donc fourbie d’êtres humains, de taille moyenne, dans un monde de taille moyenne, et il a prétendu l’incarner, avec un brio certain, et de gros chèques à la clé.
Ce qu’Asensio nous disait en 2006, c’est qu’il nous fallait compter sur la critique pour sauver la vraie littérature, de la fausse qui inonde le marché du livre, devenu un business comme un autre[4]. Pouvait-on compter sur la critique, et le critique, alors même qu’elle meurt jeune, selon certains, et qu’elle n’est nullement considérée comme de la littérature pour le sens commun ?
Asensio prétend faire œuvre de critique, non pas universitaire, il ne se rabaisse pas à cette toute petite fonction académique ; non pas journalistique, les journalistes sont des mouches, des moustiques qu’il méprise, non, Asensio remplit la fonction de critique, au sens noble, forcément, de penseur presque à l’écouter, se donnant à quelques détails près, le programme de Jean-Louis Le Guez de Balzac, dans sa lettre à Conrart du 11 janvier 1651 : « savoir distinguer entre le bien apparent, et le véritable bien, entre le bien et le mieux ; juger de tous les degrés et de toutes les différences du bien ; peser jusqu’au moindre grain du mérite, et de la valeur des choses », et qui est, pour son auteur, la « haute région de la Critique ». Asensio a toujours prétendu remplir ce rôle, au moins celle du critique qui arrive après l’heure, quand il n’est plus l’heure, et même si c’est devenu un leurre, leur de la critique désormais réduit à commenter le vide absolu, celui des écrivaillons, des publications de livres de gare. Tandis que j’en vins à créé mon blog, dans un cyclotron, à Nice, j’y avais une activité de gardiennage le week-end puisque je n’avais encore décroché ce fichu concours de l’enseignement, j’étais bien seul à penser que les blogs ne pouvaient être qu’une sorte de pis-aller éditorial, loin de m’imaginer, qu’a contrario, des jeunes blogueurs, armés d’un talent souvent approximatif, et s’écoutant déjà parler, pensaient eux révolutionner le monde des idées, ou de la littérature, écrivant surtout dans un moment d’apathie et d’épuisement.
Je n’ai jamais lu une très bonne critique de livres sur des blogs, pas plus que dans les textes d’Asensio. J’ai lu des redites, des répétitions, des longueurs. Or, une chose est certaine, nous manquons de textes neufs, d’esprits nouveaux pour analyser ce siècle. Une autre chose est certaine : si Asensio a eu raison à propos de la mort précoce du critique, il faut voir dans cet avis de décès que c’en est fini de notre monde, de notre civilisation qui a cru bon tout miser sur la science et la technique, alors que tout se joue et continue de se jouer dans les belles lettres, les lettres anciennes, les textes anciens.
Pour Patrick Dandey, le critique littéraire ferait fonction d’« entremetteur ». Il va même jusqu’à écrire : « La mission du critique, par laquelle il accède à la définition claire de son « métier », c’est de contribuer à la formation de l’un et de l’autre, en prévenant leurs erreurs et leurs fautes de goût et de jugement, pour conduire l’art et l’appréciation de l’art vers le vrai beau et le vrai du beau : leur révéler les secrets de la vraisemblance, qui est la modulation de la vérité propre à l’écriture littéraire, élaborée et transmuée par la raison ; et les induire aux délicatesses du goût juste, qui autorise la singularité du moi créateur en ajustant ses fantaisies aux exigences de leur communication au public. »
Par l’entremise de Montaigne, le XVIIème siècle fera de l’activité critique consacrée à la littérature, à l’évaluation du goût, la forme la plus moderne de la formation des esprits, dans une époque où le français triomphe définitivement sur le latin. Mais c’est aussi la naissance de la rivalité entre la promotion du goût comme expression de sa singularité et de son intuition, et les règles qui fixent le goût, comme normes. Dans son Dictionnaire universel, en 1690, Furetière cite les grands Critiques des précédents siècles : « les Scaligers, les Casaubons, les Lipses, les Erasmes, les Turnebes, etc. » Mais finalement, là où le critique est mort jeune, c’est par le fait même d’une époque, qui lui interdit son rôle de docte, ou tout du moins de mentor, dans un monde où le faux vaut le vrai, et le vrai le faux, où règne le « chacun ses goûts » et où une opinion est une vérité comme une autre ; le critique est mort jeune dans un monde où la censure n’est plus fondée sur la rationalité, ni même la préservation du vrai de l’art, mais sur la morale, une morale du Bien absolu, qui pose comme principe que ce qu’elle défend n’autorise aucune objection, aucune critique, aucun adversaire idéologique ou rationnel. Le critique est mort jeune au moment où l’écrivain est tombé de son piédestal, n’étant plus un guide, ni un éducateur, ni un éclaireur, et que le livre est rendu à n’être plus qu’un bien de consommation comme un autre. À quoi sert encore un critique littéraire, ou un professeur quand l’autorité est remise en cause dans ses fondamentaux, et que la masse prétend exprimer ce qu’elle a en elle, expression de soi dans un monde indifférent à l’autre, et convaincue du bien-fondé de ses opinions et de ses goûts, monde rempli à la fois de vaniteux et d’obséquieux, de rampants, de serfs dévoués à l’idéologie dominante ?
Le seul critique littéraire vivant aujourd’hui serait donc Asensio, si on l’écoute, alors même que je le vois plutôt comme un méta-critique qu’un critique. Il annonce la mort du critique, après ceux qui ont annoncé la mort de l’écrivain, puis de l’écriture. C’est d’ailleurs Maurice Blanchot qui écrit, en 1949, dans La Part du feu : « La littérature se passe maintenant de l’écrivain : elle n’est plus cette inspiration qui travaille, cette négation qui s’affirme, cet idéal qui s’inscrit dans le monde comme la perspective absolue de la totalité du monde. »
De la présence encombrante de la littérature au XIXème siècle et ses grandes plumes, Hugo, Zola, Maupassant, Balzac, Daudet, Bloy, etc., au silence complet au XXème siècle, on a cherché durant toute cette période qui nous précède à bousculer les codes ou à faire taire l’écrivain en annonçant sa mort. Il faut dire que la littérature du XIXème siècle était une littérature close, là où, au XXème, elle se voulait moins construite, plus ouverte[5]. Mais essayons d’être binaire, ça nous changera, et ça nous fera comprendre l’enjeu de l’époque. Asensio se dit critique, critique de la technologie, du langage technique, oubliant au passage de préciser que les mots ont perdu de leur pouvoir sacré, que la désacralisation opérée par le XXème siècle a déboulonné la puissance de l’autorité et la force du langage, que le langage s’est transformé en un objet de communication et que les concepts se sont transformés en des slogans.
Asensio le sait, mais ne sait pas l’exprimer avec suffisamment de force, par manque de talent, par négligence, qu’en sais-je ?, notre siècle vient après celui des grandes idéologies mortifères, le nazisme et le communisme, et, comme dans La Fosse de Babel, de Raymond Abellio, où le personnage Drameille, se met en tête d’instruire des surhommes, assez forts du moins pour conduire le monde à un destin supérieur, considérant aussi que, les massacres sont un mal nécessaire à cette avancée ultime vers la connaissance du « communisme sacerdotal », et dont le but est de dépasser une bonne fois pour toutes les religions monothéistes, et les vieilles politiques usées, l’écrivain du XXème siècle, impuissant à produire un livre-monde, qui puisse servir à transformer les hommes et la société, comme au XIXème, s’est évertué à bâtir sa légende, de Céline, à Sollers, en passant par Gary, Duras, Sagan, etc. Ce qu’il fallait vraiment lire dans le roman d’Abellio, et que certains critiques ont évidemment vu, c’est que la science conduit à une impasse. Aujourd’hui, c’est tout autant la politique qui mène à une impasse. Et si Abellio nous disait dans ce roman-monstre de plus de 700 pages, que seul l’amour pouvait sauver les hommes, thème chrétien par excellence que l’on devrait au moins méditer, il nous faudrait aussi nous interroger sur cet homme intérieur, que la technique et la science, ainsi que le nihilisme de notre modernité, tentent de tuer par tous les moyens. Or, quoi de mieux que la littérature, la « vraie », – et ne venez pas me demander ce que je veux dire par « vraie littérature », faites pour une fois œuvre de réflexion personnelle ! –, afin de cheminer à l’intérieur de soi-même, et de former une bonne connaissance de soi, que les textes anciens, les textes chrétiens permettent, lorsqu’on sait lire ?
Si le critique littéraire, et blogueur, aime à travailler sur des textes hermétiques, et même s’il conçoit bien que l’on ne peut trouver toutes les clés qu’un auteur a utilisées pour rendre son texte hermétique, gageons qu’il n’y a aucun hermétisme chez Asensio, préférant ostensiblement déplorer combien les journalistes ne savent ni lire ni écrire, et se posant indirectement en sauveur de la langue et de la compréhension de textes souvent oubliés, mais non moins essentiels. Car, si le bavardage indécent de notre époque nous vient des universitaires et journalistes, il n’en vient pas moins d’Asensio lui-même. Et cela, pour une raison simple, à laquelle Raymond Abellio répond avec intelligence, lorsqu’il montre combien manque le dialogue intérieur dans les précipices de la deuxième moitié du XXème siècle, et certainement la première moitié du XXIème. D’abord, parce que le langage s’est appauvri, et même si Asensio le montre, parfois dans quelques passages qui valent le détour, c’est toujours au milieu d’un assemblage de mots qui ne veulent rien dire, et dont il aurait eu l’intelligence de nous faire l’économie, s’il avait au moins compris qu’il ajoute ainsi des mots creux à d’autres vidés de leur sens, et que cela ne donne rien de bien positif. Le risque de la lecture, auquel Juan Asensio prétend en permanence, est surtout le risque de la relecture hors des commentaires de bas aloi. Relire, c’est réécrire, prolonger le texte, l’écrire à nouveau et de nouveau, en s’appuyant sur l’époque. Relire Spinoza ne sert à rien si l’on ne continue pas sa pensée, en la repensant. Les propos qui font partie d’un verbiage, certes stylistique, n’ont pas droit de cité. Et, si le style fait l’homme, cela ne veut pas dire qu’une phrase suffirait à être écrite correctement, pour produire un sens qui s’élèverait au-dessus et au-delà de la cacophonie contemporaine. Quand Asensio peine à nous montrer ce qu’un Trakl, ou un Celan voulait nous dire, c’est parce qu’il ne sait pas le dire, parce qu’il ne trouve pas les mots, parce que la parole vaine de notre époque ne sait plus épouser les plis et sinuosités de cet esprit des époques passées. Si encore nous étions dans le monologue de l’idiot, mais non, nous sommes en plein dans la ventriloquie de l’imbécile, et si cet essai méritait d’être ainsi commenté, presque vingt ans après sa parution, alors même qu’il est déjà en grande partie oublié, c’est parce qu’il montre par l’exemple l’impossibilité aujourd’hui de cette nouvelle génération de non-auteurs à dire l’indicible, sinon, en se faisant l’idiote utile d’une époque de bruit et de fureur, qui ne voit plus rien et ne comprend plus rien, parce qu’elle montre la chute des « écrivants de droite » dans les mêmes travers, les mêmes impasses que la littérature de pacotilles d’aujourd’hui, que l’on pourrait classer à gauche.
Comment pouvons-nous alors nous faire, encore, cette lueur dans une nuit profonde, éclairant le chemin des hommes, au milieu des ruines d’un monde ancien, sans subir les profiteurs de guerre et les albes, les candides prêts à tous les sacrifices pour répondre aux injonctions de leurs maîtres ? Comment peut-on agir et comprendre, à partir des Anciens, et de leurs textes, ce qui nous conduira jusqu’au bout de la nuit, ou de notre nuit, si les textes qui prétendent nous les déchiffrer et nous les décoder demeurent laborieux, alambiqués, compliqués, mimétiques, subordonnés à l’autorité des Maîtres du siècle dernier ? Il est peut-être possible de répondre une fois de plus par Raymond Abellio, et sa gnose, qui, tel un bouleversement global, transforme l’individu. Ce que doit faire l’écrivain, le vrai, aujourd’hui, c’est transformer l’individu par un langage réinventé, des mots nouveaux, une parole inédite. Il ne doit pas faire œuvre d’érudition, aussi brillante soit-elle, mais écrire dans un langage neuf, comme le faisaient en leur temps Rimbaud, Trakl, Celan. Rien de tout cela ici. Et ce qui était précisément contemporain dans la littérature d’Abellio, c’est que la compréhension se ferait à partir du Tout du monde, comme chez Spinoza, le style doit rejoindre ce panthéisme encore jamais véritablement étudié, pour en saisir une compréhension désormais non-dualiste. La prose d’Asensio est typiquement datée du siècle dernier, alors qu’Abellio est très certainement une prose du XXIème siècle. Ce qui manque encore à cette époque, c’est de redécouvrir la phénoménologie. Là où Asensio étudie l’œuvre de l’extérieur, désormais, il nous faut faire une étude à partir de l’intérieur. L’homme du XXIème siècle sera un homme intérieur, pas forcément intériorisé quoique, ou bien il ne sera pas. N’est-ce pas parce que nous avons perdu le sens de la gnose, et qui est une doctrine philosophico-religieuse selon laquelle le salut de l’âme passe par une connaissance (expérience ou révélation) directe de la divinité, et donc par une connaissance de soi, que nous en sommes rendus là ? Suivez plutôt Abellio, et vous apprendrez à éduquer votre regard, à aiguiser votre connaissance, à transformer, en vous transformant, votre connaissance de l’objet dont vous prétendez dire quelque chose.
Donc là où Abellio prétend traiter la question du mal du point de vue ésotérique, Asensio la traite du point de vue littéraire. Et, si on le lit attentivement, – ce que je me suis efforcé de faire, deux heures de lecture qui furent plus sûrement une peine qu’un plaisir –, le critique est ce fil tendu entre le professeur et l’écrivain (mais existent-ils encore dans un monde qui a choisi le divertissement comme seule morale valable ?) c’est en tout cas ce que prétend Juan Asensio qui n’hésite jamais à plonger dans la zone à hauts risques de la critique, affrontant toutes les « novlangues » de l’époque, et c’est bien. Il n’a évidemment pas tort, et il n’est pas non plus le seul, je crois même que c’est le propre d’une certaine écriture de droite de s’attaquer à la déperdition du langage, les attaques contre le logos. Contre les troubles pathologiques du langage, les répétitions, les psittacismes, contre les prêchi-prêcha, les ritournelles idéologiques évidemment qu’il faut écrire, et défendre parfois l’indéfendable : Nabe, Dantec, Bénier-Bürckel, Alain Soral, Jean Raspail, Houellebecq, Millet, etc., ont largement trempé leur plume dans ce cyanure, nécessaire, vital.
Demain qui ?
La littérature est devenue dangereuse pour ce monde d’artifices, dans cette ère du vide, comme l’écrit, dans un essai, Gilles Lipovetsky, publié en 1983, aux éditions Gallimard. La séduction non-stop, l’apathie des masses, l’ère du cool, le narcissisme sur mesure comme stratégie du vide, l’hédonisme et la consommation comme critères de valeur dans une société postmoderne, la montée de la barbarie et l’acculturation par l’école sont suffisants pour mettre à mal la vraie littérature, une littérature des profondeurs, et du mal, telle cette littérature qu’affectionne l’écrivassier, le blogueur, le critique Asensio, cette littérature des profondeurs de l’âme, des sentes complexes du monde, de l’homme, jamais tout à fait noir, jamais tout à fait blanc, cette littérature prise dans les zones obscures de l’âme, montrée dans son dénuement, ses plis, ses plissures.
Asensio appartient donc à cette race de critiques des plus pessimistes. On ne pourra pas lui reprocher de ne voir, de la littérature, que putréfaction, oraison funèbre, cacophonies troublantes d’egos hypertrophiés. Dans un monde sans Dieu, sans transcendance, Juan Asensio est conscient, comme l’on sait que toutes les idoles doivent être brisées si l’on veut advenir à notre vraie liberté ; il sait, contre tout le monde, que la littérature doit être défendue, car elle est notre dernier rempart avant le vide, dernier rempart avant le nihilisme total et la disgrâce absolue. Alors, pour cela, évidemment, il convoque l’âme de Bloy, le soleil de Bernanos. Jorge Semprun, Joseph Conrad, Fedor Dostoïevski. Maudits ou lumineux, écrivains foisonnants, relus à la lumière d’une lecture, d’un Asensio cherchant de nouvelles pistes, malmenant et n’hésitant pas secouer les idées parfois trop bien reçues, quand il s’agit de relire des plumes exceptionnelles, mais les relit-il vraiment ? et où sont-elles ces nouvelles pistes ? Dans un style qui se veut complexe, il se perd et nous perd, multipliant les phrases à rallonge, les bavardages indigents. Certes, il y aura toujours les thuriféraires, et j’en connais, qui vont vous dire qu’il a du « panache », que c’est un vrai « lecteur », mais il ne relit pas, il lit comme on lisait en khâgne, il ne sait pas lire ces écrivains à la lecture de ce nouveau siècle qui débute, et qui nous désoriente, il lit à la façon des professeurs de sa khâgne, auxquels il voue cette admiration dont il ne sait se défaire. Asensio avance pourtant, solitaire, entêté, armé d’un certain talent, c’est indéniable, d’un regard qui se veut sans complaisance, et, toute la force de son écriture réside d’ailleurs dans ces deux qualités non-négligeables pour affronter la littérature et l’époque. Si l’on peut encore l’affronter ?
Donner la parole à un Maurice G. Dantec, maudit depuis des années, parce que classé à droite, supposé proche des « identitaires », lorsqu’il était encore parmi nous, Éric Bénier-Bürkel le mal compris, qui s’est pris pour Nabe, mais avec vingt ans de retard, publiant Pogrom (Flammarion, 2005) et déclenchant les foudres de la presse. Défendre donc Éric Bénier-Bürckel – ou ce qu’il reste à en défendre ! – tant son roman est mauvais, mal écrit, caricatural, outré, considéré à tort comme un roman antisémite, raciste, parce que les ficelles, trop grosses, étaient plus caricaturales que violentes[6]. Et si personne n’a su méditer ce roman aujourd’hui oublié, rompre l’os, et sucer la substantifique moelle, – pas même dans la Zone où on s’est escrimé à n’en rien dire, il suffit de relire la note datant du 20 février 2006, pour comprendre qu’on nous y fait du Ariane Chemin sophistiqué et érudit, mais l’érudition ne nous garde pas de la stérilité, – c’est parce que ce roman était une sous-production des œuvres de Céline, de Houellebecq et de Bret Easton Ellis, et qu’il n’y avait finalement rien à en dire, que les caricatures et les manichéismes sur lesquels il repose ne nous donnent pas la mesure des enjeux de cette société qui tourne à la violence généralisée. Faute d’une compréhension globale, l’auteur cherche des boucs-émissaires. Ce roman m’a rappelé que l’antisionisme est le nouveau joujou des collabos de la nouvelle heure, pro-palestiniens et anti-atlantistes, antisémites déguisés et fourbis d’une haine farouche pour notre civilisation, Éric Bénier-Bürckel, qui n’a rien à voir avec tout ça, confond la provocation et le recyclage avec une analyse qui se voudrait inédite. La vraie violence n’est plus dans le langage, ni dans les cités, elle est dans les rapports inter-individuels, car les gens ont été réduits à des monades autoritaires, la violence est dans le malentendu, par l’indifférence généralisée, elle est dans l’idéologie victimaire, parce que chacun est devenu la victime de son voisin, éternelle victime qui en veut à son bourreau imaginaire. On ne saura d’ailleurs jamais pourquoi il avait dédié son roman aux Noirs et aux Arabes, et, en guise de dérèglement de tous les sens, l’auteur nous aura donc servi de la brutalité littéraire réchauffée, et cabalistique si j’ose dire. L’obscurité du texte cache alors moins l’insondable que l’opacité des velléités réelles du romancier. A contrario de ce que prétend Asensio, il n’y a rien d’hermétique dans ce roman, mais des réflexions de réflexions sur la perte de la parole qui prouvent bien que notre siècle ne sait plus rien dire, plus rien exprimer qui puisse dévoiler les secrets d’un monde qui vit dans une forme de mésintelligence le conduisant droit à la discorde et aux abîmes. Avec Pogrom, et les basses polémiques que ce faible roman suscita dans la presse à sa sortie, conduisant l’auteur jusques devant les tribunaux, pour s’entendre lui dire par un juge qui ne voyait rien dans son dossier, qu’il n’avait rien à faire là (je le sais parce que l’auteur me l’a confié en 2008), on comprend combien le cadavre de la littérature est déjà froid, et en décomposition avancée. Il faut imaginer Baudelaire, le 27 août 1857, à la même place qu’Éric Bénier-Bürckel, le 12 octobre 2006, est-ce qu’Asensio aurait osé dire de cet écrivain contemporain, c’est le « Dante d’une époque déchue », comme jadis Barbey d’Aurevilly de l’auteur des Fleurs du Mal ?
Asensio donc sur tous les fronts, pour montrer qu’il n’a aucune peur à défendre la « vraie » littérature contre la mauvaise critique, bien souvent celle des journalistes qui écrivent plus qu’ils ne lisent, mais on pourrait aussi dire des blogueurs, qui ont recensé ce roman, avec toute la morgue et l’extase juvénile de quelques adolescents qui se masturbent pour la première fois, et pensant découvrir la poudre, ils ne découvraient que poudre de perlimpinpin. Certes, ils en disaient plus que les journalistes, qui ne lisent jamais, alors c’était vite vu. Mais en arriver à faire de la mayonnaise avec des œufs durs, à partir d’un roman sur le langage, la violence des banlieues, l’antisémitisme, qui dressait le portrait d’un personnage abject, parlant dans la langue de Céline, une sorte de Céline au rabais, il n’y a qu’Asensio, et sa bande de déséquilibrés pour en arriver là ! Tous ces folliculaires auront cru aller d’un pas assuré, alors qu’ils n’allaient que d’un pas pressé, reprenant les codes du passé, et surfant sur une vague, une mode « droitière », sans relief, sans originalité, sans envergure. La caractéristique première que l’on retrouve dans les romans de Dantec (Cosmos incoporated), Vajda (Contaminations), Bénier-Bürkel (Pogrom)[7] c’est cet empressement à dire ce qui a déjà été dit, à dénoncer ce qui a déjà été dénoncé, à produire des œuvres qui montrent l’immensité de leurs impensés. Fantômes du dix-neuvième siècle, ces thuriféraires de la « littérature de droite » ont cru, dans leur folie, leur arrogance, leur illusion de supériorité relire l’époque à partir d’un matériau qu’ils n’ont su digérer, ni adapter. Et Asensio, qui se bat contre la « grande parlouze », qui se prend pour une sorte de don Quichotte, avec son nom ibérique, est une sorte de faux-don-Quichotte, plus grotesque que grotesque parfois, envoyant un droit de réponse dix fois plus long que l’entrefilet que Jean-Louis Ézine avait eu la charité de lui accorder dans ce torchon que l’on appelle le Nouvel Obs, prouvant à quel point il manque de grâce, de hauteur, d’envergure, de sagesse, de dignité, d’honneur, et même d’intelligence peut-être. Petit nain au milieu des mégères, qu’il prétend conspuer, petit avorton de la littérature du vingt-et-unième siècle, il aurait gagné en force s’il avait gagné en humilité. Or, dans cette bande à Basile du Paris lettré, les lettres leur ont manquées pour les aider à graver leur nom dans l’histoire de la littérature de ce début de siècle, et ce manque, cette absence, ce vide sidéral qui leur tient lieu de talent, laisse le champ libre à la littérature gauchiste, bien-pensante, divertissante, et décérébrant les masses. On a crû, jadis, parce qu’ils avaient une visibilité médiatique pour certains (je pense notamment à Dantec et Nabe) qu’ils feraient forcément vivre leur pensée dans la tête des gens. Il n’en a rien été. Et les voilà tous passés de mode, et jetés aux oubliettes[8].
Il arrive tout de même qu’Asensio voit le point aveugle de sa pensée, et il peut même avoir raison parfois, contre lui-même. C’est par exemple le cas, dans un long, et quelques fois brillant article, sur le Cosmos incorporated de Maurice G. Dantec, lorsqu’il écrit à la page 95 de son livre : « C’est que Dantec en dit trop, il a trop lu et l’écriture de chacun de ses romans se mélange avec tous ceux qu’il a lus et ceux qu’il va lire, de sorte que le critique contemporain, s’il avait l’ombre de la plus culture littéraire, pourrait affirmer des livres de notre écrivain ce que Sainte-Beuve écrivait de la Vie de Rancé de Chateaubriand, que « l’auteur jette tout, brouille tout, et vide toutes ses armoires ». Je dois reconnaître qu’on ne peut pas mieux dire d’un écrivain, qui a commencé comme une étoile dans le ciel, un espoir pour ma génération, une comète de Haley, et qui, par le fait d’une forme de paranoïa doublée d’une forme d’ivresse égotiste, chuta en se pensant un esprit hors de ce monde, une sorte d’Isaïe de la littérature, qui la réinventait alors qu’il se soumettait simplement à tous les codes de la littérature du vingtième siècle, mort de l’écrivain, roman-total, style élliptique, etc. Écrivain rock plus qu’écrivain tout court, Maurice G. Dantec a été toutefois une forme de bombe sismique dans un monde en détresse. Il abordait sans phares les racines du mal de ce monde moderne, décadent, athée, corrompu jusqu’à la moelle, dégénéré. Et Asensio a su montrer comment il s’est perdu tout seul dans ce grand maelström littéraire[9], de par son pessimisme outrancier, ses commentaires des grands saints, ses tentatives de rechristianiser la littérature début de siècle ; si c’était évidemment à saluer, il n’arrivait toutefois jamais à produire une analyse à la hauteur des enjeux de ce siècle, peut-être parce que lui-même était encore trop incarné dans le siècle précédent. Les échecs successifs de Villa vortex et Cosmos incorporated sur le plan littéraire montraient combien la glose de Dantec, à la différence d’Abellio qui cherchait à dépasser les dualités en opposant la force luciférienne enfoncée dans la matière à l’élévation par l’esprit, étaient encore empoicrée dans une rhétorique de fin de siècle. Toutes les tentatives heureuses de Dantec ne l’auront pas gardé du mythe du « grandzécrivain », probablement encore trop enfermé, comme Asensio, dans une forme de désir mimétique qui l’empêcha de se sauver des catacombes dans lesquels il s’était tout seul enfermé. Il mourra en 2016, abîmé, trahi, calomnié, dans l’indifférence presque générale. J’attends toutefois que l’on réhabilite cet écrivain, ovni vertigineux, gigantal, incompris de son vivant, classé à droite et hué par une certaine presse, et, pour l’instant seul Asensio réalise ce souhait. Idem pour Bénier-Bürkel (aujourd’hui oublié) : que faut-il vraiment écrire d’un mauvais roman, raté dans sa plus grande partie, dont le seul et véritable mérite aura été de dénoncer sans complaisance aucune le mal et la violence des banlieues sévissant dans notre époque des plus redoutables ? Je passe sur les accents pseudo-céliniens de l’auteur de Pogrom, et les descriptions apocalyptiques et juvéniles à propos de la chute (visible, trop visible) de la littérature aujourd’hui. À peine Asensio a-t-il raison de sauver le roman Alain Zannini de Nabe, le sauver de l’enfer des bibliothèques dans lequel on cherche à l’enfermer, quoique l’écriture de Nabe, souvent ampoulée, trop souvent emplie d’un romantisme agaçant, laisse songeur, mettant en avant le caractère monstrueux du livre, ce qu’il répète et répète, le comparant au Villa Vortex de Maurice G. Dantec, parlant de la « monstruosité même de ces deux romans, monstruosité rattachée, par le foyer étymologique du mot encore faiblement rougeoyant, au domaine du regard, à la symbolique de la vision et du signe à déchiffrer. » Si pour Asensio, le roman Villa Vortex est « né d’Auschwitz », analyse qui ne manque pas de finesse, gageons plutôt que ce roman est né des attentats du 11 septembre 2001, et donc, moins de la politique concentrationnaire, que de la part d’ombre de la foi religieuse, et des détournements de la technique contre les hommes eux-mêmes. De « l’horreur absolue de la Crucifixion et celle de la Shoah », dit encore Asensio, Villa Vortex serait ce roman du Verbe ayant « sombré dans le gouffre du Golgotha ». Si, pourtant, ce roman m’a tant impressionné en 2003, à sa sortie, sans que je ne puisse dire exactement pourquoi à ce moment précis, car il faut le moment de la digestion d’un livre aussi énorme, c’est parce qu’en réalité, il était le premier à exprimer, au moins intuitivement, le fait nouveau du siècle qui démarrait au moment même où notre monde libéral-démocrate s’effondrait sur lui-même, par le fait d’un fondamentalisme religieux qui venait nous rappeler à l’ordre, en nous plongeant dans l’effroi et l’horreur, non du siècle précédent, que la grande machine nazie avait façonné malgré elle, mais dans un siècle nouveau, qui serait un siècle moins fondé sur la religion que sur des religiosités, ombres mortifères d’un monde qui s’est débarrassé de Dieu et de toute morale. Siècle nouveau des guerres, des conflits inter-ethniques et inter-religieux, d’une nouvelle forme de meurtres de masse, qui prendra la figure du serial-killer, ou du mass-shooter, le roman de Dantec commençait sur la mort du narrateur, pour faire suite à la thèse de la mort de l’homme de Foucault, cet homme de papier, comme figure, comme pli du savoir[10], afin d’annoncer une autre mort de l’homme, celle de l’homme réel, l’homme ordinaire, désormais trans, non-binaire, augmenté, réparé, etc. Lorsque Asensio écrivit sa longue et riche analyse, il n’avait pas encore assez de recul, pour comprendre combien Dantec était ce visionnaire impuissant d’un monde à venir, qui serait le petit frère du précédent, mais dans une forme nouvelle, inédite, et plus monstrueuse encore, car il ne s’attaquait plus aux groupes de l’extérieur, mais à l’individu de l’intérieur.
Je préfère laisser sous silence les réflexions entachées de trop nombreuses insultes à l’encontre de l’art moderne qu’Asensio, à la suite de Domecq, Jean-Louis Chrétien ou Nicolas Grimaldi, visiblement, vomit. Certes, c’est son droit, et les arguments qu’il avance, loin d’être tout à fait ineptes, auraient servi son discours assez bien bâti, s’il n’avait oublié qu’accuser, sans autre forme de procès, les œuvres d’art contemporain dans leur majorité de « sublimes nullités » ou autres quolibets, prétendant ainsi en finir une bonne fois pour toutes avec les controverses qui traversent l’art contemporain depuis maintenant presque un siècle, à propos du beau, de l’objet d’art, et de l’art et son Idée, non seulement ne sert pas sa prose, mais la dessert à l’endroit même où il espérait la servir. Laissant la main à Jean Clair, dans l’entretien qu’il m’a accordé[11], Asensio dit à sa suite, à propos de l’art moderne, « C’est parce que nous n’accordons plus aucune importance au sens, à la valeur, aux pouvoirs et aux dangers des images que nous laissons à l’œuvre d’art la licence d’être insignifiante. La pseudo-liberté d’expression de l’art moderne, l’audace de ses sujets, l’autonomie présumée des formes qui la composent ne sont jamais que les déchets d’une fonction qui n’est plus discernable. » Il ne faut pourtant pas parler de liberté de l’art moderne, mais au contraire, d’enfermement dans la technique, dans l’effondrement des valeurs de notre monde, dans ce cercle de la raison d’un art qui ne peut plus se permettre d’être figuratif ni grandiose pour exprimer le monde de taille moyenne dans lequel nous sommes, et montrer l’homme de masse dans sa petitesse ridicule. Ce qui manque aujourd’hui à l’art, c’est l’émotion, essentiellement intellectuel car conceptuel ; ce qui lui manque c’est la foi, déspiritualisé comme l’est notre monde contemporain, il ne sait plus montrer l’Unité de l’univers, de l’Alpha à l’Oméga, et, comme nous le montrait Ernest Hello, qu’Asensio connait par cœur, il n’y a qu’un art, celui du Saint-Esprit lui-même, car, ce mystique aujourd’hui presque oublié, lorsqu’il parle d’art, obsédé par la question, il ne cesse de faire des va-et-vient vers l’Écriture Sainte, qui est l’histoire authentique entre Dieu et l’homme. L’art ne peut être qu’une consolation pour l’âme, ce que l’art moderne est impuissant à réaliser, puisqu’il s’adresse essentiellement à l’intelligence formelle de l’homme, puisqu’il est déspiritualisé, qu’il ne sait ni irradier, ni consoler, ce qui a pour conséquence désastreuse que l’on ne sait plus ce que l’on voit en art aujourd’hui, ce qui montre à quel point nos temps présents sont aveugles, sans signes, sans Dieu.
Il y a bien un problème avec la production littéraire aujourd’hui, qui est moins littéraire qu’éditoriale, il suffit de regarder les étalages de livres à chaque rentrée de septembre et de janvier, avec toujours ces mêmes têtes de gondole, ces Foenikos, Darrieussecq, De Vigan, Gavalda, Slimani, Grimaldi, Perrin et consorts, que je ne supporte décidément plus, avortons du genre romanesque, bouffons de la littérature, myrmidons du Quartier latin qui feraient presque passer Juan Asensio pour un escogriffe, et ses textes pour des libelles monumentaux. Bien sûr, ça n’est pas comparable, et si l’on comparait, on croirait presque que la prose d’Asensio a été écrite d’un geste gigantal, mais il faut raison gardée, dans un monde qui est à lui seul devenu un marché à ciel ouvert, vouloir ressusciter cette âme déchue de la littérature, de l’art, de quoi que ce soit, s’avère aussi vain qu’un coup de poignard dans l’eau. La stupidité du XXIème siècle nous conduit à penser à raison, que le grand capital, humide et baveux comme les scrofules, attaquent tous les fondements de notre civilisation par le bas, par la base, au centre même de l’infrastrucure. D’un côté, c’est l’idéologie rampante du néo-féminisme (Mona Cholet en tête des ventes) ou de l’indigénisme (on vous aurait presque fait croire que le lauréat du prix Goncourt de 2021, Mohamed Mbougar Sarr était le nouveau Proust !), de l’autre le capital, qui ronge la production littéraire, la vraie littérature, la littérature exigeante, hors des cadres du divertissement, enfin, c’est l’école qui se refuse d’enseigner les bases, en enseignant les classiques, préférant une littérature molle, atonique, paresseuse, calibrée pour les masses. Tout est réduit aux masses aujourd’hui, tout est ramené aux masses, assujetti aux désirs irrationnels des masses, tout est pulvérisé par un monde qui hait les hauteurs, l’effort, la complexité. Ne faisons toutefois pas semblant d’être étonnées, Bernanos nous avait prévenus en 1947, écrivant dans La France contre les robots : « On ne comprend absolument rien à la civilisation moderne si l’on n’admet pas d’abord qu’elle est une conspiration universelle contre toute espèce de vie intérieure. » Asensio se leurre lorsqu’il veut en réactiver les forces vives qui ne sont certes, pas éteintes, mais occultées par l’ignorance crasse et l’imbécillité profonde de l’époque. Ayant compris que la dégradation du langage, et le Mal, dans sa dimension la plus diabolique, grignotaient peu à peu la chair anéantie du « cadavre de la littérature », tel que l’appelle Juan Asensio, il pourra toujours s’escrimer pour sauver ce radeau de la littérature pour cafards aquatiques, les retours, non sans intérêt, à Conrad, Bernanos, Bloy, Dostoïevski, etc. ne sauveront strictement rien.
Avec la mort annoncée de la littérature, la fin du critique littéraire, c’est la mort de notre civilisation à laquelle nous assistons. Le faire-part de décès est en cours d’acheminement. Le facteur passera vous le remettre d’ici peu.
Marc Alpozzo
Philosophe, essayiste
Auteur de Seuls. Éloge de la rencontre, Les Belles Lettres
[1] Juan Asensio, La critique meurt jeune, Paris, Le Rocher, 2006.
[2] Cancer ! est une revue littéraire française fondée par Johann Cariou et Bruno Deniel-Laurent en 2000 et auto-dissoute en 2004. N’imposant aucune ligne idéologique, privilégiant les textes pamphlétaires, Cancer ! a choisi d’ouvrir ses colonnes à plusieurs auteurs controversés comme Jean-Louis Costes, Alain Soral, Fernando Arrabal, Pierre Jourde ou encore Philippe Muray. On y trouvait aussi Maurice G. Dantec, Gabriel Matzneff, Frédéric Beigbeder, Dominique Noguez, etc.
[3] Un jour, je publierai l’intégralité de cette correspondance. Mais le moment n’est pas encore venu.
[4] Je n’ai pas lu son dernier opus, Le temps des livres est passé, 2019, titre emprunté à Bernanos, et qui en dit long, à la fois sur la littérature française, que sur sa propre littérature.
[5] Voir à ce propos Umberto Eco, Lector in fabula, Paris, Grasset, 1985.
[6] Pour en rajouter, se prenant pour Michel Houellebecq, après avoir été considéré par son éditeur comme le Bret Easton Ellis français, l’auteur de Pogrom a déclaré dans un entretien à Chronic’art (février-mars 2005) : « Je l’emmerde, le bon goût, moi ! Je ne veux pas me laisser dicter mes goûts. Et tant pis si ça indigne ceux qui ont la langue salée de scrupules et autres niaiseries petites-bourgeoises […] je n’ai pas honte de mes propres fascismes. Ils sont là, en moi, ils expriment quelque chose de ma nature. »
[7] Depuis, l’auteur de Pogrom est devenu photographe-artiste, on lit sur sa fiche Wikipédia : « Depuis 2013, il se consacre à la photographie ». Un choix judicieux, lorsqu’on lit son grand roman, qui aurait pu aisément passer pour une farce, ou un pastiche contemporain. On peut d’ailleurs sonder le vide de cette littérature par ces quelques mots de Bénier-Burkiel à Asensio, dans un entretien-fleuve : « Le travail que j’opère sur la langue, dans Pogrom, était déjà pour moi une façon d’indiquer cette délivrance, de permettre – maladroitement peut-être, compte tenu de ce qu’on en a dit –, à cette beauté enfouie dans les ténèbres d’affleurer dans l’immonde, d’amorcer ipso facto mon travail à venir. Les vies déréglées, dévastatrices, autodestructrices sont bien plus fascinantes, à mes yeux, que les vies avachies dans la lettre morte de l’habitude. Peindre le mal ou la haine, peindre le tragique si l’on veut, c’est d’abord peindre la vie qui se débat avec elle-même, la vie qui se contredit, la vie qui se calomnie, la vie qui ne se satisfait jamais tout à fait du repos qu’elle s’est trouvée dans son existence sociale et qu’elle fuit de toutes ses forces […] » (je vous fais grâce du reste). Ne sommes-nous pas là en pleine « grande parlouze » ? Lisez donc Jean-François Mattéi, La barbarie intérieure: Essai sur l’immonde moderne (1999), et vous saurez mieux, qu’avec ce piètre roman, de quoi retourne la barbarie moderne.
[8] Ce passage a été écrit en juillet 2022. Je reviendrai sur le sujet dans un article sur Marc-Édouard Nabe, à propos de son nouvel ouvrage L’intégral, (Le dilettante, 2022) qui sonne le glas d’une sédition, d’un subversion qui s’est retournée sur elle-même.
[9] J’ai également évoqué cette chute dans mon article « J’ai vu Dantec tomber comme l’éclair. À propos de Grande Jonction » in La Presse Littéraire, n°14, Mars-Avr.-Mai 2008.
[10] Voir mon article « Les stratégies du pouvoir selon Michel Foucault » in Les Carnets de la philosophie, n°3, Avril-mai-juin 2008.
[11] Voir mon blog, Ouvroir de réflexions potentielles : http://marcalpozzo.blogspirit.com/archive/2019/06/26/de-la-litterature-en-decomposition-entretien-avec-juan-asens-3139447.html