Le Président russe et son homologue chinois viennent de tenir à Pékin leur troisième Sommet bilatéral en deux ans (cf. visite de V. Poutine en Chine en octobre 2022 et du Président Xi à Moscou en mars 2023). Cela atteste de la densité de la relation bilatérale sino-russe (NB. 43 rencontres au total entre les deux dirigeants) entre deux grands Etats ayant des analyses géopolitiques convergentes, à défaut d’être de manière formelle de véritables « alliés ». Cette dernière rencontre s’est situé à un moment-clé dans la guerre en Ukraine, mais aussi dans des perspectives à plus long terme.
Des frères ennemis à l’amitié sans limite
La Russie et la Chine, autrefois frères ennemis du communisme, se sont indéniablement rapprochées au cours des dernières années; la croissance exponentielle de leur commerce depuis 2021/2022 en atteste. Elles ne sont toutefois pas devenues des puissances formellement alliées, mais plutôt des partenaires proches. La convergence d’intérêts géo-politiques, à l’origine du rapprochement, alors que la dimension idéologique de ces pôles du communisme avait disparu ou tout au moins s’était affadie sous l’empire du réel et des nécessités, n’exclut pas la persistance d’un état de compétition, notamment dans le domaine économique. Alors que la Russie rappelle sa dimension asiatique – ainsi que l’a illustré le sommet Poutine-Kim Jong-un -, une compétition pour le Heartland, qu’il s’agisse de l’Extrême-Orient russe ou de l’Asie centrale, doit être prise en considération.
Si l’on a parlé ces dernières années du « pivot » asiatique des Etats-Unis – formulé surtout à partir de la présidence Obama -, il existe aussi une dimension eurasiatique de la politique russe, de plus en plus visible et affirmée. Celle-ci puise sa source dans l’évolution du courant slavophile ayant muté dans une conception plus nationaliste de la Russie l’éloignant de ses liens historiques et culturels avec l’Europe. D’une manière pragmatique, Evgeny Primakov s’était déjà efforcé de promouvoir, à partir du milieu des années 90, un nouveau triangle entre l’Europe, la Russie et l’Asie se substituant à la relation conflictuelle entre Washington, Moscou et Pékin.
La question est aujourd’hui de savoir si la nette orientation de la Russie en direction de l’Asie est dictée par les circonstances ou si elle est un processus qui, à défaut d’être définitif, est plus profond et durable, à la mesure des investissements considérables, pluri-annuels, par exemple dans le domaine énergétique avec la construction de nouveaux gazoducs (cf. « Force de Sibérie 2 », théoriquement à partir de 2024) desservant la Chine. La durée de la guerre en Ukraine sera à cet égard un facteur important: il est clair que la poursuite du conflit sur le continent européen consacrerait la rupture d’une proximité ancienne avec l’Europe dans de nombreux domaines. Celle-ci, comme la Russie, devront faire à cet égard des choix stratégiques majeurs qui les engageront de manière historique.
Sources et sens du communisme russe
La tentation eurasiatique relève en réalité d’une interrogation sur l’identité, qui n’est d’ailleurs pas propre à la Russie mais est due globalement à la modernisation accélérée, aux effets de la mondialisation et aux migrations devenues incontrôlées de par le monde sous l’effet du dérèglement climatique, des guerres et des inégalités à l’échelle mondiale. La Russie est un empire bi-continental, multi-ethnique, multi-religieux et multi-culturel et son Eurasisme apparaît plus comme une protestation contre l’Ouest qu’un attachement à l’Asie (NB: cela marque une différence avec les slavophiles russes du XIXème et du début du XXème siècle ). Il faut se souvenir, dans un pays où l’histoire fait partie de la mémoire collective permanente, que les invasions mongoles de 1214 à 1552 – les plus dangereuses dans l’histoire de la nation russe – sont venues de l’Est et que l’histoire de la Russie, une fois son expansion territoriale achevée, a toujours été tournée vers l’Ouest.
L’orientation eurasienne de la Russie n’est pas sans lien avec l’ancien débat entre Occidentaux et Slavophiles. Le philosophe Nicolas Berdiaev a été l’un des théoriciens de cette différence dans ses recherches sur les racines profondes du communisme. Selon lui, la pensée russe s’est forgée sur un territoire trop vaste et aux contours imprécis. De ce fait, Moscou s’est longtemps imaginée comme une « troisième Rome », une sorte de Byzance perdue.
D’une certaine manière paradoxale, le communisme a contribué à une certaine occidentalisation de la Russie, mais Vladimir Poutine – qui s’en distingue – est évidemment un partisan de l’Eurasie, dans une version contemporaine du slavophile à la haine inextinguible de l’Occident. C’est aussi la raison pour laquelle il s’appuie sur la hiérarchie de l’Église orthodoxe. Il reproduit ainsi à sa manière le triptyque de Nicolas II : Autocratie-Orthodoxie-Nationalisme.
Le marxisme-léninisme du Léninisme fut en effet subtilement influencé par les idées eurasiennes. Plus encore que les slavophiles, les eurasiens condamnent l’Europe et sa civilisation. Le débat eurasien réapparut au début des années 90.; le communiste Ziouganov fut partisan d’une alliance avec la Chine; le politicien nationaliste Jirinovsky s’appuya sur la géopolitique de Haushofer et McKinder en mettant l’accent sur le Heartland et craignit autant la Chine que les États-Unis; le philosophe Douguine se positionna résolument dans le camp anti-chinois; les Eurasiens en général mettent l’accent sur la spécificité de la civilisation russe, mais d’autres penseurs soulignèrent a contrario que la Russie post-soviétique était et devait être tournée vers l’Europe.
Le legs d’Evgeny Primakov
Pour Evgeny Primakov, ancien directeur de l’Institut des études orientales de l’Académie russe des Sciences, qui fut chef du Renseignement extérieur (SVR), ministre des Affaires étrangères et Premier ministre de Boris Eltsine en 1998, il faut plutôt parler d’un intérêt de circonstance pour l’Eurasie, sous l’empire des nécessités, plus que d’une croyance.
L’analyse de Prmakov fut que l’Union soviétique avait perdu la guerre froide, mais qu’elle n’était pas anéantie comme l’avaient été l’Allemagne et le Japon en 1945. Une seule superpuissance s’était alors imposée et, tandis que les schémas mentaux de la guerre froide avaient persisté, une transition vers un monde multipolaire était en cours. Il importait donc pour la Russie de tirer parti de cette évolution dans le cadre de coopérations nécessaires et profitables (« les ennemis ne sont pas permanents, tandis que les intérêts le sont »).
Primakov comprit sans doute mieux que Poutine que la Russie post-soviétique – parfois qualifiée de « puissance pauvre » -, n’avait plus les moyens d’un projet s’inscrivant dans une tradition impériale; il prôna ainsi des coopérations, qui pouvaient être parfois conflictuelles mais excluaient résolument le recours à la force; il s’agissait pour lui d’éviter absolument une coupure avec l’Ouest, contraire à l’ADN de la Russie ainsi qu’à son histoire tournée à la fois vers le continent européen et l’Asie.
Primakov conçut ainsi tout d’abord un triangle Moscou-New Delhi-Beijing qui s’intègra naturellement dans sa réflexion stratégique. Ce projet, qui fut conceptualisé dans ce que l’on appela en 1998 la « Doctrine Primakov » préfigura les BRICS. Mais ce triangle pourrait aussi être décrit comme un « trio d’asymétries ». Le projet chinois de Nouvelles Routes de la Soie (Belt and Road Initiative)est en effet susceptible d’affaiblir l’influence russe dans la région. Ces nouvelle réalités confirment à leur manière l’opinion du président russe selon laquelle la disparition de l’Union soviétique fut « la plus grande catastrophe du XXème siècle ».
On ne peut imaginer des personnalités plus différentes que Poutine paraissant distant, froid et quasiment autiste et Primakov, un extraverti bon vivant originaire du Sud. Mais Poutine reprit à son actif le « logiciel » de politique étrangère de son prédécesseur à la tête du gouvernement qu’il vénéra pour avoir été un maître incontesté du renseignement. En plus de la nécessité d’un Etat fort, la dialectique du monde unipolaire/multipolaire et la question du non-élargissement de l’OTAN, ont rapproché l’actuel Président russe de son mentor.
Points de friction avec l’Est, Dialogue avec Moscou
Une rupture « définitive » avec la Russie ne serait pas non plus à notre avantage à terme, notamment face à la Chine et il faudra bien reconstruire une relation avec Moscou. Mais l’on pourrait aussi parler des pays proliférants que sont l’Iran et la Corée du Nord pour lesquels le dialogue avec Moscou est absolument nécessaire. Il y va des grands équilibres du monde. La Chine et la Russie, en ce qui les concerne, ne sont en effet pas des alliés et peineront à le devenir car trop d’intérêts les séparent. l’Asie centrale, coeur de la puissance de demain, est déjà par exemple un lieu de concurrences dont nous sommes par trop absents. Nous devrons donc gérer, sinon tenter d’exploiter, tous azimuts de telles différences dans un monde caractérisé par la multiplication des pôles de puissance et un système international fragilisé et à reconstruire.
Outre l’Asie centrale, la Corée du Nord – sous une certaine tutelle de la Chine – peut être un point d’achoppement entre Pékin et Moscou. La signification principale de la visite du dirigeant nord-coréen Kim Jong-un en Russie en septembre 2023 ne fut sans doute pas celle que l’on crut.
V. Poutine s’est en effet probablement efforcé d’adresser un message à l’Occident, c’est-à-dire à Washington. D’autres interprétations ont également déjà été avancées : le besoin immédiat de se procurer des munitions pour la guerre en Ukraine, grâce à la compatibilité des équipements d’origine soviétique des deux pays; la recherche de travailleurs nord-coréens pour les usines russes, notamment d’armement, afin de compenser l’envoi de combattants russes au front ; la fourniture en retour à Pyongyang d’une aide alimentaire, voire plus largement économique; l’amorce d’un dialogue sur d’éventuels transferts de technologies sensibles, par exemple dans le domaine spatial si ce n’est nucléaire. Nous n’avons pas eu les conclusions précises de cette visite du chef de l’Etat nord-coréen, nous devrons donc faire nos propres hypothèses. Mais la communication développée par les parties, à commencer par l’accueil de Kim Jong-un à son arrivée au cosmodrome de Vostotchny dans l’Extrême-Orient russe, est susceptible de guider nos analyses.
La question des technologies sensibles, dans le contexte d’une Corée du Nord déjà nucléarisée, est en effet centrale. Les intérêts de la Corée du Nord et de la Russie ne se recoupent pas totalement, et des différences peuvent être constatées: Pyongyang, puissance repliée sur elle-même et ostracisée à l’extrême, a très vraisemblablement cherché dans cette visite spectaculaire un moyen de s’affirmer sur la scène internationale ; du côté russe, l’objectif ne fut pas de prendre le pas sur la Chine, et un triangle Moscou-Beijing-Pyongyang se dessine déjà.
La Russie de Vladimir Poutine a rarement cherché à séduire et s’inscrit au contraire dans une tradition historique et culturelle dominée par le culte de la force et de la puissance. Depuis le début de la guerre en Ukraine, la rhétorique et les actions de la Russie correspondent à une stratégie de terreur, comme en témoignent les références récurrentes à l’utilisation possible de l’arme nucléaire.
Dans le cas de la Corée du Nord, au-delà de la visite de Kim Jong-un, il s’agit de montrer qu’un « front » asiatique peut aussi exister et se renforcer, et que la Russie, jugée jusqu’à présent par le Conseil de sécurité de l’ONU comme une puissance rationnelle et responsable en matière de prolifération nucléaire, que ce soit contre l’Iran ou la Corée du Nord, pourrait se départir de cette attitude.
Le message « retenez-moi ou je fais un malheur » fut clairement un rappel d’une capacité de nuisance adressée aux Etats-Unis et ne fut pas sans lien avec le théâtre européen, où Washington a hésité sur la politique à tenir à l’égard l’Ukraine et où la campagne pour les élections présidentielles américaines est déjà fortement engagée. Le « message » de Pyongyang ne correspond-il pas finalement en tous points à la signification profonde de la « tentation « eurasiatique de la Russie ?
Patrick Pascal