Il n’est pas exagéré d’affirmer que le secteur du handicap a été ébranlé par cet « oubli ». L’absence de ministre dédié au handicap lors de l’annonce du gouvernement de Michel Barnier, le 21 septembre dernier, a été vécue comme un coup de massue. Associations, structures d’accompagnement, experts… De nombreux acteurs sont montés au créneau. Face au tollé médiatique, Michel Barnier a nommé Charlotte Parmentier-Lecocq ministre déléguée chargée des personnes handicapées. Las. Le mal était fait. D’aucuns ont vu dans ce couac au plus haut sommet de l’État une énième manifestation de l’invisibilisation des personnes en situation de handicap.
Des entrepreneurs invisibilisés ?
L’invisibilisation est ressentie avec une très forte intensité au sein de la communauté des entrepreneurs handicapés, qui rassemble, selon l’Insee, 80 000 chefs d’entreprise en activité. Chaque année, ils sont environ 8 000 créateurs d’entreprises en situation de handicap à se lancer. Un chiffre non négligeable, mais rarement mis en avant. « Certaines personnes n’ont pas envie de regarder en face le handicap, et encore moins de voir des entrepreneurs en situation de handicap réussir », souligne Julien Billion, chercheur à l’ICN Business School et co-auteur avec Claire Doussard de l’ouvrage Il faut être audacieux. Histoires et territoires d’entrepreneurs en situation de handicap (Éditions EMS, 2023).
La vérité
Selon Pauline Arnaud-Blanchard, cofondatrice et directrice générale d’H’up, premier réseau d’accompagnement des entrepreneurs en situation de handicap, « ce sujet est inexistant dans les politiques publiques, notamment dans les grandes priorités données par France Travail et le ministère du Travail ». Sur le volet économique, la situation n’est guère plus reluisante. « Le collectif « Cap Créa », lancé par Bpifrance, regroupe 27 réseaux d’accompagnement pour soutenir l’accès à l’entrepreneuriat pour les jeunes, les femmes… Le handicap n’y figure pas. C’est encore un sujet de niche », déplore Pauline Arnaud-Blanchard. La prise en compte de la situation des entrepreneurs en situation de handicap est donc à géométrie variable.
Cette invisibilisation trouve-t-elle ses racines dans une discrimination des entrepreneurs handicapés ? « De manière générale, les personnes en situation de handicap sont très discriminées, rappelle Julien Billion. Et dans le monde des affaires, ces discriminations peuvent être très marquées. » Le son de cloche est différent du côté de H’up Entrepreneurs. Si Pauline Arnaud-Blanchard admet la persistance de « stéréotypes » et de « préjugés », elle ne « constate pas de discrimination parmi les 3 000 entrepreneurs accompagnés par H’up ».
Des difficultés multiples
Un chiffre donne la mesure des difficultés rencontrées par les chefs d’entreprise handicapés : le taux effectif d’entrepreneuriat, c’est-à-dire la proportion de personnes en situation de handicap qui créent des entreprises, est neuf fois inférieur à celui de la population valide. Comment expliquer un tel écart ? « En partie par un phénomène de non-création, souligne Pauline Arnaud-Blanchard. Soit ces personnes ne considèrent pas l’entrepreneuriat comme une option possible pour elles, soit elles abandonnent en cours de route, faute de soutien ou d’accompagnement adapté. » De fait, le parcours d’un chef d’entreprise handicapé est bien souvent pavé d’embûches, quel que soit son handicap (moteur, sensoriel, cognitif ou psychique) et le stade de développement de son entreprise.
Sur le terrain, plusieurs freins se combinent. Le plus prégnant est l’isolement. Alors que 80 % des personnes en situation de handicap sont des travailleurs pauvres — ils vivent principalement de l’allocation aux adultes handicapés (AAH), dont le montant est fixé à 1 016 euros par mois —, elles résident en général dans des zones périphériques, périurbaines ou rurales, où l’accès aux services de soutien à l’entrepreneuriat est limité. « À cause du manque de ressources économiques, les entrepreneurs en situation de handicap ont une très faible capacité d’apport en fonds propres pour lancer leur entreprise », précise Pauline Arnaud-Blanchard.
Autre obstacle : en plus d’un parcours scolaire rendu chaotique par leur handicap, les chefs d’entreprise sont souvent pénalisés par une méconnaissance des codes de l’entrepreneuriat. « Ils souffrent d’un défaut d’acculturation au monde économique et au monde des affaires », détaille la directrice générale de H’up. La conséquence directe de ces blocages multiples est une plus grande difficulté à accéder aux réseaux professionnels pour entreprendre, à trouver ses premiers clients, collaborateurs, partenaires ou fournisseurs.
Une discrimination dans l’accès au financement
L’autre pierre d’achoppement du parcours entrepreneurial des entrepreneurs handicapés tient aux difficultés d’accès au financement. Faut-il y voir une forme de discrimination ? « Oui », répond sans détour Julien Billion. Pour le professeur à l’ICN Business School, « cette discrimination complique la recherche d’investisseurs pour certains chefs d’entreprise ». « En fonction de la visibilité de leur handicap, poursuit le chercheur, ils font face à de la compassion ou à une mise à distance. »
Et ces écueils apparaissent à tous les stades de la vie de l’entreprise, de la phase d’amorçage jusqu’au changement d’échelle. « Durant l’amorçage, précise Pauline Arnaud-Blanchard, la difficulté est davantage liée à la méconnaissance des réseaux professionnels et au non-recours aux dispositifs existants qu’à un refus d’aider ces entrepreneurs. »
Depuis quelques années, certains organismes proposent des outils de financement ciblant spécifiquement les entrepreneurs en situation de handicap (Agefiph, Initiative France, Adie, Réseau Entreprendre…). Des aides dont a, par exemple, bénéficié l’entrepreneur non-voyant Didier Roche, qui a créé le groupe de restaurants et spas Dans le noir. Sans le soutien de l’Agefiph, assure celui qui a également cofondé l’association H’up Entrepreneurs, il n’aurait « pas pu démarrer ».
À contrario, « des entrepreneurs refusent ces financements et préfèrent se débrouiller tout seuls », selon Julien Billion. Pour certains entrepreneurs souhaitant souscrire à un emprunt bancaire, la perspective d’un prêt s’éloigne avec le questionnaire de santé. Une démarche souvent rédhibitoire pour de nombreux chefs d’entreprise en situation de handicap. « Le rapport avec le partenaire bancaire est parfois assez pesant », glisse Julien Billion.
Des parcours inspirants
Quel pourrait être l’élément déclencheur d’un changement de paradigme pour les entrepreneurs handicapés ? Certains verraient d’un bon œil l’émergence d’une figure emblématique qui agirait comme un catalyseur. « La médiatisation d’exemples inspirants peut en effet changer les choses, soutient Julien Billion. Cela peut donner envie à des personnes d’entreprendre. Au cours de mes entretiens avec des entrepreneurs handicapés, le même nom revenait à chaque fois, celui de Didier Roche. »
Outre Didier Roche, de nombreux chefs d’entreprise en situation de handicap sont parvenus à creuser leur sillon. À commencer par le plus célèbre d’entre eux : Philippe Croizon (voir son portrait dans ce numéro). On peut également citer Olivier Jeannel (RogerVoice), Charlotte de Vilmorin (Wheeliz, Newav), Rémi Uzzan (Othentik), Alice Devès (Petite Mu), Anthony Martins-Misse (Openarai), Karima Kerkoub (Lilee) ou encore Patricia Gros-Micol (Handishare).
En attendant l’émergence de cette hypothétique figure tutélaire, un autre levier disponible est le renforcement de la représentativité des entrepreneurs handicapés au sein des gouvernances des structures publiques et patronales, avance Pauline Arnaud-Blanchard, qui cite pêle-mêle « Bpifrance, les ministères du Travail et de l’Économie, le Medef, la CPME (Confédération des petites et moyennes entreprises) et le CJD (Centre des jeunes dirigeants) ». « Ce qui pourrait réellement changer la donne, poursuit la directrice générale de H’up, ce serait que des chefs d’entreprise handicapés deviennent les porte-paroles de ces organisations et obtiennent un mandat politique pour défendre cette cause. »
Et si la solution était ailleurs ? « Lorsque j’ai parlé de l’entrepreneuriat et du handicap aux décideurs de Bpifrance, raconte Pauline Arnaud-Blanchard, j’ai compris une chose : pour être réellement pris en compte, ce sujet doit devenir politique. » Cette éventuelle impulsion politique pourra-t-elle faire en sorte que l’entrepreneuriat ne soit plus considéré comme une exception à la règle, mais comme un choix de carrière à part entière pour les 12 millions de Français en situation de handicap ?