À Gyé-sur-Seine, au sud de Troyes, les frères Soler ont eu du flair. Leur PME familiale, créée en 1993, au départ spécialisée dans la fabrication de charbon de bois, passe à la production de biocarbone et investit aux États-Unis sur une unité de production de carbone. Un investissement de 50 millions d’euros pour décarboner l’industrie.
Comment vous êtes-vous lancés ?
Pierre Soler-My : Avec mes frères, étudiants, nous avions déjà mis en place un négoce d’importation et vente de charbon de bois. J’étais dans une école de commerce, EBS, mais la question du salariat ne s’est jamais posée pour des raisons culturelles familiales. Notre père, grand-père et au-delà, étaient des entrepreneurs, d’origine espagnole. Mon père avait une entreprise en Espagne qu’il a vendue, et avec mes frères, nous avons décidé de suivre son exemple, mais en France. Travailler en famille était normal. Le premier pas décisif a été la décision de produire en France. Nous avons effectué une étude d’implantation pour trouver une zone forestière, pas trop loin de Paris où nous avons grandi, proche de nos marchés qui étaient plutôt dans l’Est de la France ou en Allemagne. C’est ainsi que nous nous sommes installés dans l’Aube, à Gyé-sur-Seine.
Au départ, nous disposions déjà des canaux commerciaux, il s’agissait donc de remonter la chaîne. Assez rapidement, nous nous sommes aperçus que les rendements étaient médiocres, avec beaucoup de main-d’œuvre, des outils inadaptés et un gros souci d’émissions atmosphériques. Sans oublier une concurrence très active qui a quasiment disparu au fil des années, nous-mêmes sommes passés à deux doigts de la fermeture. Si l’on voulait continuer à travailler en France, il fallait trouver une technologie.
Comment s’est faite cette transition ?
Nous avons décidé de faire le tour du monde des technologies existantes. C’était une approche très innocente. Finalement, nous nous sommes orientés sur la création de notre propre technologie avec une équipe solide et motivée d’ingénieurs. Bpifrance a joué un rôle décisif en prenant les risques que les banques ne pouvaient assumer. Et nous avons relevé les défis les uns après les autres. Il fallait faire un choix, nous avons pris la décision unilatérale d’arrêter les importations et de ne vendre que notre propre production, contrairement à nos concurrents. Sur les 90 acteurs français de nos débuts, il n’en reste que 3 ou 4.
C’est un virage que nous avons pris grâce au Grenelle de l’Environnement, dans les années 2008/2009, avec la fin du monopole EDF entre autres. Il y a eu deux éléments fondamentaux et structurants à cette époque. En développant notre technologie de bioraffineries installées au plus près des forêts, nous avons vu que nos fumées de carbonisation produisaient de l’énergie, mais jusque-là, il n’y avait pas de moyen de la valoriser.
Avec l’ouverture du marché de l’électricité, nous avons pu signer des contrats sur 20 ans de vente de notre énergie. Ce revenu sur la durée a enfin ouvert de vraies opportunités de financements. Le second aspect est le travail effectué avec l’ONG Earthworm dont nous partageons les convictions. Nous voulions passer au charbon de bois écoresponsable, mais en France. Or, à cette époque-là, cela était impossible. La fondation Earthworm nous a accompagnés dans le travail de sensibilisation de nos clients à cette nouvelle production française, en démontrant par A+B les risques qu’ils prenaient en achetant des produits non tracés, à l’origine incertaine.
Quels sont vos marchés ?
Notre marché principal est celui du barbecue. Nous travaillons depuis plus de huit ans avec Flamino pour la France, en marque propre, pour la grande distribution. Par ailleurs, nous gérons en direct notre marque avec des produits différenciés et la création de nouveaux segments. Depuis deux ans, nous attaquons le marché de l’industrie dans le but d’offrir une substitution au carbone fossile ou issu de déforestation.
Notre biocarbone est issu à 100 % de forêts durablement gérées, locales qui plus est et il est compétitif. Notre cible est constituée d’industries qui fabriquent du silicium, un produit qui entre dans la composition de l’aluminium ou des panneaux photovoltaïques. Décarboner ce type d’industrie est possible, nos clients sont essentiellement français et scandinaves.
Vous avez également une autre offre, le biochar, de quoi s’agit-il ?
La nature pompe le CO2 de l’atmosphère et le relâche. Nous intervenons pour le récupérer dans la plante, le stabiliser, pour faire du pur carbone. Ce produit a plusieurs usages, il est possible de le stocker pour des milliers d’années, mais avec le biochar, nous le préparons pour le remettre dans la terre. À l’instar d’une éponge, il va garder l’eau, recréer un biotope via les bactéries qu’il abrite pour faire renaître des sols « stérilisés » par les pesticides. Il dispose également d’une autre propriété, la filtration, un peu comme le charbon actif. Nous en sommes aux débuts, car par ses caractéristiques agronomiques, ce produit destiné aux agriculteurs et éleveurs de bovins exige un dosage extrêmement précis.
Quel est le partenariat avec le cimentier Vicat ? P.S-M : Le groupe Soler propose de stocker du carbone dans le ciment, le béton. Par cette opération, les matériaux sont plus légers, tout en gardant leur résistance. Cela permet de réduire l’empreinte carbone de Vicat de 90 % par rapport aux produits classiques. Le ciment devient ainsi un puits de stockage du carbone, tout comme le bois.
Vous avez fait partie des quelques entreprises invitées par l’Élysée au dernier One Forest Summit « des entreprises à haut potentiel économique et technologique proposant des solutions pour relever le défi du changement climatique et de la préservation de la biodiversité ».
Oui, nous militons pour notre biocarbone, mais je ne sais pas comment nous avons été repérés pour ce voyage au Gabon avec le président Macron. Cela représente un canal de diffusion au niveau mondial. Sa volonté était que certaines PME françaises démontrent leur savoir-faire sur le sujet de la forêt, dont la capture de carbone au travers de notre technologie qui permet d’associer l’industrie à la croissance de la forêt.
Où en êtes-vous de vos financements ?
Nous avons levé 65 millions d’euros pour la construction de nouvelles bioraffineries. Le marché français est loin d’être le contributeur le plus important de CO2, or pour passer du charbon de bois importé à une production 100 % locale à partir de forêts durablement gérées, il faut pouvoir s’installer dans les bons endroits. Nous avons donc pour ambition d’appliquer le modèle français et notre technologie dans d’autres pays ayant une forte empreinte carbone, tels que les États-Unis, où nous commençons notre déploiement. Ce sont les nouvelles générations Soler qui sont en charge sur place. Une première bioraffinerie doit y être mise en fonctionnement dès 2025. En France, nous avons d’autres projets d’implantation en attente d’accords administratifs. Nous prévoyons une croissance de 50 % l’année prochaine.
Propos recueillis par Anne Florin