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Patrick Artus : « Le marché unique européen est une vraie fiction »


L'économiste Patrick Artus, qui avait anticipé la crise des Gilets Jaunes, nous met en garde contre l’avènement d’une nouvelle crise économique d'une ampleur sans précédent.

Entreprendre - Patrick Artus : « Le marché unique européen est une vraie fiction »

Chef économiste de la banque Natixis et membre du Cercle des économistes, Patrick Artus livre son analyse sur la situation économique de la France. Bien avant la crise des Gilets Jaunes, il avait annoncé l’arrivée d’un mouvement social inédit. Il nous met désormais en garde contre l’avènement d’une crise économique d’une ampleur sans précédent.

On ne cesse de parler des résultats positifs de la politique économique du président des Etats-Unis. Pourtant, selon vous, le protectionnisme version Trump n’a aucun effet sur l’économie, puisque ce sont plutôt des effets de la théorie de la surchauffe…

Patrick Artus : C’est vrai, mais premier point important à évoquer, il ne faudrait pas que Trump gâche tout en exerçant une politique commerciale dangereuse. On n’est pas vraiment dans une situation de guerre commerciale. Pourtant, le président américain utilise les droits de douane comme une arme de dissuasion, comme un instrument de pression. Quant à la théorie de la surchauffe, elle mérite quelques explications.

Normalement et traditionnellement, les politiques économiques sont expansionnistes durant les récessions. Et quand l’économie va mieux, on remonte les taux d’intérêt et on arrête les déficits publics. Or Donald Trump ne fait pas du tout ça ! C’est même l’inverse. Si le chômage n’est qu’à 3,6% aux Etats-Unis, c’est d’une part parce que c’est facile de créer des emplois aux USA, mais c’est surtout parce que Trump a pris la décision de faire une politique extraordinairement expansionniste.

Quand on est en situation de plein emploi, on n’est pas censé faire du déficit public. Et pourtant, lui, il le fait. Résultat, les entreprises font plus de gains de productivité (+2,5% en un an) et engagent des gens peu employables. En pratiquant cette politique, Trump force les entreprises à s’organiser pour produire encore plus et être de plus en plus efficaces.


La France et plus globalement l’Europe devraient-elles s’inspirer de la politique économique américaine ?

P.A. : On ne connaît pas les effets de la politique économique américaine à long terme. Ceci étant dit, en Europe, on fait tout l’inverse ! Nous sommes dans une zone « euro-politique » restrictive où les gains de productivité sont à zéro. Ce qui se passe aux Etats-Unis et les effets positifs actuels de la politique économique de Trump nous poussent à réfléchir et à nous interroger sur la voie inverse qui a été prise par nombre de pays européens comme la France et l’Italie notamment.

Vous expliquez qu’Emmanuel Macron table sur des taux d’intérêt qui ne remontent pas. Est-ce le bon choix et que se passera-t-il s’il y a retour de l’inflation ?

P.A. : C’est le grand sujet de la « Macron économie » aujourd’hui. Soit vous pensez que vous avez dix ans de taux d’intérêt bas devant vous et vous vous endettez en faisant plein de projets, soit vous pensez qu’il va y avoir un retour de l’inflation et une remontée des taux d’intérêt, et là, vous êtes face à une crise économique sans précédent. C’est donc une question de stratégie politique.

Le problème aujourd’hui, c’est que le gouvernement français n’a aucune marge de manœuvre pour augmenter les salaires. Toutes les études réalisées démontrent qu’une hausse du salaire minimum détruirait énormément d’emplois peu qualifiés. C’est pour cela que le gouvernement a décidé de donner du pouvoir d’achat par le déficit public, parce que c’est moins dangereux que de monter les salaires. La limite de cette politique, c’est qu’il faut prier pour que les taux d’intérêt restent bas en Europe.

Ne faudrait-il pas aussi profiter de ces taux d’intérêt très bas pour faire des investissements utiles et d’avenir ?

P.A. : C’est même là le plus grand enjeu et le plus beau défi : en profiter pour se lancer dans des investissements vraiment utiles à faire dans notre pays. Je pense notamment aux hôpitaux et aux urgences, à l’isolation de tout l’habitat ancien, aux rénovations des écoles, mais aussi à toute la transition énergétique qui passe par les énergies renouvelables.

La tentation est grande, après la crise des Gilets Jaunes, de financer d’abord la consommation des ménages par du déficit de l’Etat, mais quid de tous les investissements qui sont avant tout essentiels pour faire repartir toute notre industrie et notre économie ? Distribuer du pouvoir d’achat, ça ne fabrique aucun capital et ça taxe lourdement les générations futures. On a l’opportunité de faire de la dette à des taux historiquement bas, alors profitons-en pour investir dans des projets, des entreprises et des emplois d’avenir, car eux, ils sont au service des générations futures !

Dans votre livre, vous démontrez que l’accroissement du poids de la finance par rapport à l’économie réelle change profondément le fonctionnement des économies et accroît fortement le risque de crise. Comment discipliner la finance internationale ?

P.A. : Pour que la finance devienne plus « maigre » et plus stable, quatre voies sont possibles. Première piste : obtenir des banques centrales qu’elles sortent des politiques monétaires très expansionnistes dans les périodes de croissance économique. Deuxième piste : rétablir le contrôle des capitaux, particulièrement dans les pays émergents. Troisième piste : pénaliser, règlementairement et fiscalement, les actifs et instruments financiers liquides. Enfin, quatrième piste : obtenir des Etats-Unis qu’ils abandonnent la politique de déficit extérieur constant qu’ils ont menée depuis les années 1970. Tout cela sera difficile, mais pas forcément impossible.

Quelle carte peut jouer l’Europe dans cette situation économique mondiale, notamment face à la guerre commerciale entre les Etats-Unis et la Chine ? Et quel est le vrai poids de la France ?

P.A. : Ce qui m’inquiète, c’est que 85 % des profits des entreprises du CAC 40 sont en dehors de la France. Et nous n’avons pas su profiter du marché unique européen pour investir dans les industries de l’avenir, notamment dans l’Intelligence Artificielle comme ont su le faire les Américains et les Chinois. Les GAFA ne sont ni français ni européens.

On a bien quelques licornes, mais elles se comptent sur les doigts de nos deux mains. Le marché unique européen n’existe pas, c’est une fiction ! L’euro non plus n’existe pas. Chaque pays membre de la Communauté européenne raisonne à sa propre échelle, chaque pays veut sa boîte dans chaque secteur et c’est vrai partout : dans les Telecom, l’énergie, l’automobile… Tant qu’on continuera à faire du nationalisme économique, tant qu’on ne saura pas constituer des grands groupes européens, il n’y aura pas de marché unique !

Faut-il investir dans les entreprises et emplois d’avenir ?

P.A. : Oui, parce ce l’on sait que l’intelligence artificielle détruit obligatoirement les emplois intermédiaires, en ne gardant que ceux du haut et ceux du bas de la pyramide sociale. Si l’on ne réagit pas à temps, on va forcément fabriquer une baisse du niveau de vie des Français, ce qui est déjà le cas aujourd’hui. En fabriquant de l’immobilisme sociétal, on fabrique des inégalités sociales. Car au final, il ne restera que les jobs bien payés et les jobs au Smic. Résultat, ce sont toutes les classes moyennes qui vont disparaître à terme.

Pour ne pas se diriger vers une crise sociale sans précédent, il y a urgence à créer une masse d’emplois dont nous avons besoin notamment dans le système éducatif et dans le système médical des soins. Il va falloir rendre marchands des tas de services dont on a de de plus en plus besoin parce qu’on vit plus longtemps. C’est le cas par exemple des emplois pour remplacer les bénévoles qui aident les personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer.

Propos recueillis par Valérie Loctin

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