Le rachat d’Alstom par Siemens serait-il l’arbre qui cache la forêt ? Chaque année, les entreprises françaises rachètent bien plus de sociétés allemandes que l’inverse. En 2016, ces opérations transfrontalières ont même atteint un nouveau record. Ce phénomène peut-il durer ?
Modèle français contre modèle allemand ou la tarte à la crème du débat économique. Avec à ma gauche les avantages du marché du travail allemand – sa flexibilité, la qualité des relations entre les syndicats et le patronat, sa puissance industrielle –, et à ma droite la lourdeur administrative française, le coût du travail et l’archaïsme du système social.
Le Mittelstand allemand contre le minuscule tissu industriel français, en somme. Sauf qu’une donnée récente est venue quelque peu ternir ce tableau trop manichéen. Les entreprises françaises n’ont jamais autant acheté de groupes allemands. En 2016, les acteurs français, toutes tailles confondues, ont ainsi fait main basse sur 93 sociétés allemandes, selon un rapport du cabinet de conseils en stratégie Katalyse. Un total trois fois supérieur à la moyenne des 15 dernières années. Dans le même temps, les entreprises d’outre-Rhin n’ont réalisé que 25 opérations de rachat dans l’Hexagone – la moyenne annuelle se situe à 26 depuis 5 ans.
La France, 3ème investisseur outre-Rhin
Cette tendance prend racine en 2009, lorsque pour la première fois, les courbes des transactions transfrontalières s’inversent. Si cet écart était à l’époque insignifiant (35 rachats contre 32), il s’est amplifié en 2012 (27 contre 23), avant d’opérer une spectaculaire envolée en 2014 (38 contre 24). Une tendance confirmée en 2015 et 2016. Ce sont donc bien des entreprises françaises qui rachètent des sociétés allemandes, et non l’inverse.
Ce phénomène est toutefois à relativiser. Si près de 100 entreprises allemandes ont été avalées par des acteurs français, les États-Unis ont dans le même temps réalisé 594 opérations outre-Rhin, soit près de six fois plus. Le Royaume-Uni, dont l’économie est comparable à la France, a, quant à lui, racheté cinq fois plus d’entreprises allemandes que l’Hexagone (550). Si la France est désormais le 3ème investisseur chez son voisin allemand, les groupes tricolores restent encore donc bien loin de leurs homologues anglo-saxons.
« Les Allemands sont beaucoup plus nationalistes que nous sur le plan économique »
Plusieurs facteurs peuvent expliquer un tel phénomène. Si la balance des acquisitions transfrontalières penche du côté français, la propension des acteurs français à acquérir des entreprises germaniques est d’abord le signe de l’attractivité de la première économie européenne et de son marché de 80 millions d’habitants au très haut niveau de revenus. « L’Allemagne a une économie stable avec des politiques économiques régies par le consensus, ce qui a le don de rassurer les acquéreurs potentiels », analyse Jean-François Lécole, PDG du cabinet Katalyse, spécialiste du développement des PME et ETI.
« Plus que jamais, les acquéreurs français s’intéressent aux entreprises allemandes, en particulier celles de taille moyenne, détaille Olivier Lorang, responsable des transactions chez PwC au sein du German Business Group. Elles sont souvent détenues par des intérêts familiaux. Ces sociétés sont des « champions cachés », dotés d’une forte capacité à innover et détenant une position dominante sur des marchés de niche. »
Le second facteur porte sur le caractère nationaliste de l’économie allemande. Pour Jean-François Lécole, il est « plus difficile pour une entreprise française d’exporter et de se développer en Allemagne que l’inverse ». Et le fondateur de Katalyse de poursuivre : « Les Allemands sont beaucoup plus nationalistes que nous sur le plan économique. C’est d’ailleurs l’explication structurelle la plus importante pour expliquer cette augmentation des acquisitions françaises en Allemagne. Bien souvent, l’acheteur français préférera acheter allemand que français. Cela n’arrive quasiment jamais en Allemagne. »
Pour croître de l’autre côté du Rhin, mieux vaut donc « avoir l’air allemand ». Autrement dit, l’acquisition d’une société allemande est bien souvent le passage obligé pour réussir son développement au sein de la première économie de la zone euro. Pour nombre d’entreprises françaises, une opération de croissance externe réalisée outre-Rhin vise d’abord à conquérir des parts de marché et un positionnement privilégié sur le marché allemand. Le rachat en 2016 de Casa Reha (270 M€ de CA) par le géant français Korian (3,1 Md€ de CA) pour la somme de 300 M€ en est l’illustration.
« L’Allemagne possède une population vieillissante au fort pouvoir d’achat, souligne Jean-François Lécole. Pour pénétrer le marché allemand, ils avaient le choix entre ouvrir eux-mêmes des maisons de retraite, ce qui aurait pris des années, ou racheter un acteur local. La seconde option était la plus simple à mettre en œuvre. » L’exploitant français de maisons de retraite et de cliniques a ainsi mis la main sur un réseau de 70 établissements.
Un simple rééquilibrage ?
Une autre explication à la vague de rachats français tient à la structure des tissus économiques des deux pays. Les entreprises françaises seraient en train de combler leur retard de maturité par rapport à leurs voisines germaniques. « Un certain nombre de PME françaises sont en passe de devenir des ETI, glisse le fondateur de Katalyse, c’est donc le moment où elles s’internationalisent et envisagent de faire des acquisitions. A l’inverse, les ETI allemandes ont probablement effectué ces rachats il y a 15 ou 20 ans parce qu’elles ont grossi plus vite. »
Le nombre d’ETI reste l’éternel critère de comparaison entre les deux économies les plus puissantes de la zone euro. Porté par son fameux Mittelstand, ce tissu de petites et moyennes entreprises familiales, l’Allemagne compte davantage d’ETI que l’Hexagone. « On en débombre près de 5 000 en France, détaille Fanny Letier, responsable des investissements dans les PME et ETI chez Bpifrance. Si l’on retire celles qui appartiennent à un grand groupe, il en reste 4 000. L’Allemagne en compte 11 000. »
Peut-on, pour autant, conclure à une plus forte présence des entreprises françaises en Allemagne par rapport aux entreprises allemandes installées en France ? « C’est prématuré, répond Jean-François Lécole, en raison notamment de la diversité des formes de présence. » Celui qui conseille des dirigeants de PME et ETI depuis plus de 30 ans préfère évoquer les spécificités de l’implantation des entreprises allemandes dans l’Hexagone, lesquelles opteraient le plus souvent pour la création d’une filiale plutôt que pour un rachat. « C’est une hypothèse de travail sérieuse. Voici un exemple frappant : le fabricant allemand de chaudières Viessmann (185 M€ de CA en 2016, NDLR) s’est implanté à Faulquemont, en Lorraine, où il a créé une usine ex nihilo sans racheter un concurrent français. »
Les ETI allemandes ciblées par les grands groupes français
En 2016, en dehors du rachat par Dassault Systèmes de CST (47 M€ de CA), qui a permis au groupe français d’acquérir une technologie particulière, le dénominateur commun de la plupart des acquisitions importantes tient au profil des cibles allemandes : ce sont pour la plupart des entreprises du Mittelstand, dont la taille est inférieure à celle de l’acquéreur français.
En 2016, les deux plus grosses opérations – Seb (6,4 Md€ de CA) qui a repris le numéro un mondial des machines à café professionnelles WMF (1 Md€) pour 1,5 Md€, et Atos (12,7 Md€) qui a racheté Unify (1,2 Md€), numéro 3 mondial des services de communication intégrées – ont concerné des sociétés cibles possédant plus de 5 500 salariés, soit au-delà du périmètre théorique du Mittelstand (5 000 salariés).
Seb n’en est d’ailleurs pas à son coup d’essai : en 1988, le géant français du petit électroménager avait mis la main sur l’allemand Rowenta, pour devenir le leader européen. Dans le cas de Mobivia (ex-Norauto), affilié à la famille Mulliez, c’est encore une fois un grand groupe français – Mobivia affiche un chiffre d’affaires de l’ordre de 2,7 Md€ – qui a acquis une ETI allemande, Atu, leader des centres auto outre-Rhin.
« Cette règle est souvent de mise dans les rachats transfrontaliers, explique Jean-François Lécole. En général, les entreprises qui font de la croissance externe dans un pays étranger veulent imposer leur marque : elles ont donc tendance à cibler des groupes plus petits. Une entreprise française pourrait craindre que la culture allemande prenne le dessus, que la culture soit plus forte que l’argent… »
Un phénomène durable ?
Selon Jean-François Lécole, « il n’y a aucune raison que la prédominance française dans les rachats transfrontaliers se résorbe ». Un des éléments déterminants à l’avenir résidera sans doute dans le taux de croissance respectif de chaque pays. Dans un contexte de croissance faible, les entreprises locales sont davantage attirées par les pays à croissance forte.
L’embellie toute relative de l’économie française, qui avoisinera les 2 % de croissance en 2018, selon la Commission européenne, pourrait donc le tempérer. « Mais cette dimension sera surtout visible dans les chiffres de 2018, précise le PDG de Katalyse. Les entreprises françaises devraient d’abord s’intéresser au marché intérieur avant de regarder vers l’étranger. »
La pérennité de ce processus sera également dépendante des arbitrages des dirigeants d’entreprise. « Leur sentiment dépend du climat des affaires, du taux de croissance, de la confiance… Le chef d’entreprise est un homo economicus qui se demande où placer l’énergie de son entreprise dans les mois et les années à venir. » Pour les entrepreneurs français, en tous les cas, l’Allemagne fait, semble-t-il, figure de nouvel eldorado.