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Le rêve d’Alexandre

Entreprendre - Le rêve d’Alexandre

Par Patrick Pascal, ancien ambassadeur et président du Groupe ALSTOM à Moscou pour la Russie, l’Ukraine et la Biélorussie. Il est également le fondateur et le président de « Perspectives Europe-Monde ». 

« Mon empire ne me survivra finalement que par la séduction qu’il continuera d’exercer » (Alexandre)

Le centre de gravité du monde a d’ores et déjà commencé à se déplacer vers la zone Asie-Pacifique et la guerre en Ukraine n’en apparaît dès lors que plus anachronique compte tenu de cette évolution.

Le Monde nouveau se développe donc sous l’ombre portée d’un grand ensemble asiatique, aujourd’hui le plus dynamique. Le Grand Jeu du XIXe siècle était caractérisé en Asie centrale par l’opposition des empires russe et britannique. Le Nouveau Grand Jeu, sur toile de fond de l’affirmation de la Chine, se déploie de nouveau dans cette zone – et le projet chinois des Nouvelles Routes de la Soie en est une illustration – et aussi au-delà. Les grands ensembles du monde, en particulier les États-Unis et l’Europe y seront impliqués ou en tout cas ne pourront pas s’en désintéresser. On ne saurait oublier la Turquie, dont quatre des cinq républiques d’Asie centrale sont turcophones, déjà très présente sur le plan économique, mais aussi la Corée qui y a des minorités actives ou encore l’Inde, voire l’Iran mitoyen. La Russie, dont l’Asie centrale faisait partie de l’Union soviétique, n’a pas renoncé à exercer de l’influence sur ses anciennes possessions où elle dispose encore d’un important soft power, grâce aux doubles nationaux et au rayonnement culturel.

L’Asie centrale fut le cœur du pouvoir d’Alexandre le Grand, qui est demeuré l’archétype des empires. Se référer à cette période de l’Antiquité peut fournir des clés de compréhension du monde contemporain dans la zone considérée. Céder à l’uchronie est dès lors une tentation. Quel est le rôle de la guerre dans l’affirmation de la puissance ? Celle-ci, au cœur du pouvoir régalien, ne s’impose-t-elle pas toujours aux présidents de la plus grande puissance en vertu d’un « manuel de Washington » dont parla un jour le Président Obama ? La résistance des Grecs contre la puissance perse de Xerxès n’a-t-elle pas précédé ce que l’on appelle désormais les « guerres asymétriques » ? Les victoires militaires assurent-elles une domination durable ou ne faut-il pas considérer que celle-ci résulte d’une emprise qui la dépasse et relève de l’affirmation d’une civilisation ? Au-delà des autocraties et des empires, qu’est-ce que l’Orient ? « Les vents d’Est ne l’emportent-ils pas sur ceux de l’Ouest ? », comme le disait Mao Zedong ? Tout empire enfin n’est-il pas éphémère et destiné à disparaître ?

Face à tous ces questionnements, Alexandre, l’empereur des empereurs, nous fournit des éléments de réponse.

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Dans les premières semaines de l’année 323 avant J.-C., soit dix ans après le début de ses campagnes en Asie mineure, qui l’on conduit jusqu’à l’Indus et même en vue du Gange, Alexandre nous a reçus à l’extérieur de la ville de Suse qui fut la capitale des Achéménides et recéla de fabuleux trésors. C’est là quil fit déjà étape en 330 lors de ses chevauchées conquérantes et glorieuses en Perse, après Babylone et avant Persépolis.

L’atmosphère est encore à la fête et à l’éblouissement. Les somptueuses Noces de Suse viennent d’être célébrées en 324 avec des princesses perses marquant ainsi de manière éclatante une union avec l’Orient. Bien qu’Alexandre ait lui-même épousé en cette occasion Statera, la fille aînée de Darius, ainsi qu’une autre princesse perse, Roxane est toujours à ses côtés. Alexandre est au faîte de sa gloire en ce début 323 qui coïncidera en mars, lors de l’équinoxe de printemps, avec la célébration annuelle depuis des siècles du Nowruz zoroastrien.

Une sorte de périple circumterrestre a en effet déjà été accompli et c’est un Alexandre rayonnant, car le monde connu est à ses pieds, mais dont les traits attestent de la dureté des batailles et de l’ampleur de la tâche d’exercice du pouvoir, qui nous a reçus pour une interview exclusive. L’entretien s’est déroulé en langue grecque attique, idiome d’un nouvel empire devenu le plus grand du monde, qu’il utilise généralement avec ses compagnons et avec les étrangers.

Alexandre, que l’on appelle désormais «Grand Roi» depuis ses triomphes sur Darius, mais auquel ses compagnons macédoniens continuent à s’adresser souvent avec familiarité, a évoqué sans détours, en réponse à nos questions, un large éventail de thèmes : la guerre et la paix, le rapport du faible au fort, la nature divine du pouvoir, le choc des empires, la démocratie contre l’oligarchie, la séduction civilisatrice, le legs d’Alexandre et les finalités de l’Histoire.

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Q – Les victoires militaires sont-elles la garantie d’une paix durable?

A – Mon ordre a reposé sur l’emploi de la force qu’il a légitimée. Dès que fut pour la première fois plantée ma lance sur la rive asiatique des détroits par un homme privilégié, favori des dieux, a été engagé le projet d’un empire de type nouveau.

Mais si le triomphe des armes est souvent la condition permissive du retour à des temps plus pacifiques, il n’en est pas nécessairement la condition suffisante. Thémistocle, le grand homme de la deuxième guerre médique, subit par exemple les vicissitudes de la vie politique des cités ; il fut finalement ostracisé et mourut en exil en Asie Mineure.

Les victoires militaires ne sont donc pas suffisantes et l’armée de conquête a su aussi se transformer en administration. Des officiers macédoniens ont ainsi été établis comme nouveaux satrapes avec des garnisons réduites sans que soit véritablement modifié le système antérieur d’administration locale qui avait fait ses preuves. Des oligarchies ont parfois été remplacées par des régimes démocratiques ce qui a valu des soutiens populaires. La restitution de tributs a répondu aux aspirations de gouvernance régionale. Enfin, le culte d’Alexandre a commencé à se répandre de son vivant dans un nouvel univers polythéiste et cela a solidifié l’ensemble.     

Q – Comment avez-vous appréhendé l’approche de la Perse, connue pour être un bastion inexpugnable? S’est-il agi d’une conquête parmi d’autres ou bien les enjeux étaient-ils supérieurs? Quelle en est finalement la signification principale? Une incertitude majeure persiste en effet encore en ce qui concerne le sens de vos conquêtes : s’agissait-il d’imposer le monde hellénique à l’Empire perse ou bien l’Orient a-t-il finalement conquis Alexandre?

A – L’avenir du monde s’est joué dans cette entreprise qui a été particulièrement difficile. Je l’avais déclaré en 331 : « de même que deux soleils ne peuvent se lever en même temps, deux rois ne peuvent tenir ensemble le sceptre de la terre». Les approches ont mis mes troupes en condition. Nous avons traversé les déserts les plus terribles faits d’un sable noir volcanique. Nous sommes même passés par un endroit appelé « les bouches de l’enfer », sorte de cratère d’effondrement d’où se dégagent nuit et jour des flammes depuis des temps, dit-on, immémoriaux. Au soufre et à la fournaise, ont succédé les vents de terres glaciales.

Mais la récompense est venue ensuite à Babylone, Suse et Persépolis. Dans ces hauts lieux, le protocole simple et sans luxe de la monarchie macédonienne a rencontré un cérémonial fastueux et les règles de la Cour achéménide. Le sac de Pârsa, livrée aux flammes, fut une catharsis en souvenir des infamies subies sur notre propre sol jusqu’à Athènes au cœur de l’Attique et de la profanation contenue par miracle à Delphes, et non pas l’explosion d’une rage face face à la munificence d’un Orient qui serait apparu supérieur au monde grec.

Humeur belliqueuse et avidité pour les richesses ont été supplantées par la fascination pour un inconnu mythique. L’Orient nous a ainsi révélé des réalités au-delà des apparences. À Babylone – où je suis entré en 331 et dont la taille était cinq fois celle d’Athènes –, les jardins suspendus, leur alimentation en eau par des mécanismes complexes de norias ne visaient pas au seul étalage du luxe et de la richesse et à la volupté. L’accession aux niveaux supérieurs était en réalité, comme avec ces tours en spirale appelées « ziggourats », la représentation du cheminement vers le ciel. À Pasargades, la ville sainte proche de Persépolis, j’ai d’ailleurs honoré la tombe de Cyrus par rapport à qui, selon Hérodote, « aucun Perse ne se jugea jamais digne d’être comparé ».

Le grand dessin de la découverte d’un Orient mystérieux s’en trouva conforté, mais celui-ci est encore un mirage et il demeure caché. En 327, en Bactriane, j’ai épousé Roxane, dont le nom signifie « lumière », qui est aujourd’hui enceinte pour la deuxième fois. Cette union des races, auxquelles les dieux ont successivement dévolu la domination du monde, ne correspondit pas au projet d’une simple alliance ; elle fut finalement l’incarnation de l’idéal suprême de ma politique. J’avais d’ailleurs refusé de Darius, il y a plusieurs années, la main de sa fille. J’avais alors dit à Parménion, compagnon de mon père Philippe II enclin à être un temporisateur, qui me pressait en octobre 333 d’accepter les offres du Grand Roi, dont sa fille : «je les accepterais si j’étais Parménion». Mais Alexandre n’était déjà plus le Macédonien.

Les noces de Suse, célébrées il y a quelques mois, ont démontré une nouvelle fois que l’entreprise était autre. Il s’agissait de marquer les esprits et d’exprimer une fusion durable de l’Orient et de l’Occident. Mes officiers, qui ont épousé des princesses perses, et dix mille de mes soldats qui ont suivi leur exemple avec des Asiatiques verront leur descendance s’étendre sur des siècles. J’ai moi-même donné l’exemple en épousant finalement Statera, le fille de Darius ainsi que Parysatis, une descendante d’Artaxerxès.

De vastes territoires, en Perse et plus encore en Syrie ou en Égypte, seront dominés pendant des siècles par l’hellénisme. Mais celui-ci aura aussi changé de nature comme en témoignera par exemple, y compris après moi, le développement d’un art produit de la fusion d’influences de la Grèce et de l’Asie.

Q – Aristote votre précepteur fut un mentor, mais vous êtes devenu Grand Roi. Que retiendra l’Histoire d’Alexandre, de ses conquêtes, de la taille et de la nature de l’imperium macédonien, de son aura auprès de tant de peuples, de Roxane? Et y aura-t-il même un héritage d’Alexandre?

A – Tout résultera finalement de l’enseignement de mon maître Aristote. On pourra parler de domination, du rayonnement de l’impérium macédonien, mais il faut évoquer ici une autre dimension. Mon empire ne me survivra finalement que par la séduction qu’il continuera d’exercer. En Orient, l’histoire se mue en effet en légende. Alexandre, vainqueur de l’Orient, aura aussi été vaincu par lui. Un affrontement d’extrêmes opposés aura finalement créé une synthèse supérieure, source de progrès pour l’humanité.

En gravissant chaque jour au petit matin un tertre, je hume les vents. Ceux du Nord-Est restent dominants et l’emportent sur ceux qui m’ont porté depuis la Macédoine. Mais ils ne me ramèneront probablement jamais à la mère patrie. J’ai rapidement compris que la Grèce ne féconderait pas l’Orient de façon durable, mais qu’Alexandre deviendrait le messager d’un Orient qu’il rendrait compréhensible et attrayant pour des siècles. L’ubris de Dionysos l’emportera sur la perfection solaire d’Apollon. La raison humaine s’effacera face à l’emprise des dieux.

Je me suis gardé d’entièrement détruire parce que je voulais construire et séduire, mais j’ai été finalement subjugué par un ensemble qui nous dépasse et est lui-même paré de tant d’attraits. Beaucoup dépendra aussi du temps qui me sera donné, car il n’y a qu’un Alexandre qui puisse accomplir cette œuvre. Je m’interroge donc sur le lendemain : y aura-t-il encore après moi, dans des siècles, le rêve d’un empire universel ? Sera-ce l’ambition d’un nouveau Grand Roi ?

Nowruz en Asie centrale © Patrick Pascal

Patrick Pascal

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