Par Joël Gomes, consultant pour le groupe Square
L’histoire consacre les lydiens, peuple grec d’Asie mineure, comme les inventeurs de la monnaie telle que nous la connaissons aujourd’hui. Parallèlement, leur roi, le légendaire Midas, est le protagoniste d’un funeste destin et l’archétype même de l’avidité et des effets destructeurs que celle-ci peut produire. A la lumière de ces mythes, nous serions tentés d’en déduire un lien structurel, presque psychique, entre la monnaie, son accumulation, et la recherche du pouvoir hégémonique.
Ce lien, Facebook est en ce moment-même en train de l’éprouver : après avoir défini la notion de réseau social en connectant plus de 2 milliards de personnes dans le monde et avoir plus récemment été en position de faiseur de roi dans le scandale Cambridge Analytica, le géant américain, épaulé par un peu moins d’une trentaine d’autres grandes entreprises, étend son influence politique en envisageant de lancer « LIBRA », un projet de cryptomonnaie qui suscite tant les craintes que l’admiration. Le projet prendrait vraisemblablement la forme d’un « Stable Coin » indexé sur un panier de biens visant une faible volatilité (devises de référence, bons du trésor, etc.) 1. Elle dépendrait par ailleurs d’une blockchain privée opérée par un certain nombre d’acteurs ayant payé 10 millions de dollars leur ticket d’entrée, parmi lesquels on retrouve des géants comme MasterCard ou Visa, mais aussi le français Iliad, maison-mère de Free 2.
Suite à la publication de son « livre blanc » le 18 juin dernier, les réactions des divers régulateurs ne se sont pas faîtes attendre : en France, la Commission d’Enquête sur la Souveraineté Numérique du Sénat a auditionné deux jours plus tard, le 20 juin, Cédric O, le secrétaire d’Etat chargé du Numérique qui a rappelé l’importance d’avoir une politique « offensive » en la matière. Une telle politique passerait, selon lui, par la constitution d’acteurs privés à-même de concurrencer les géants américains : il rappelle que « tant que nous n’aurons pas un écosystème privé qui [sera] capable de challenger l’écosystème privé américain ou chinois, la main que nous avons sur notre souveraineté restera limitée » 3.
C’est ensuite le Congrès américain qui a imposé, le 2 juillet dernier, à la firme californienne un moratoire sur la poursuite de ses projets LIBRA et CALIBRA – l’entité qui gère le portemonnaie virtuel proposé par Facebook comme solution de transaction et de stockage de la future monnaie. L’Autorité Bancaire Européenne a elle aussi plaidé, dans la foulée, pour une réponse coordonnée, rappelant qu’une « approche fragmentée ne répondrait pas au problème et pourrait entraîner des arbitrages réglementaires nuisibles ». Enfin, la banque centrale chinoise, la PBoC, craignant l’influence systémique d’un tel actif sur la politique monétaire internationale ou encore sur le système financier global, a d’ores et déjà annoncé, le 9 juillet, une contre-attaque en règle, par la création à son tour d’un cryptoactif à-même de concurrencer LIBRA.
Preuve est faîte que les différentes autorités régulatrices s’inquiètent de ce projet qui semble de plus en plus remettre en question l’une des prérogatives principales et historique des Etats, à savoir le pouvoir de battre monnaie. C’est ainsi qu’après avoir réorganisé les communautés politiques et redéfini les usages économiques et sociaux, les grandes firmes transnationales se lancent maintenant à l’assaut de marchés de plus en plus stratégiques et éthiquement complexes – à l’image des investissements effectués par Google dans le secteur du transhumanisme – ce qui posera immanquablement, et de plus en plus, la question philosophique de leur régulation par les autorités politiques compétentes.
Cette régulation se fera-t-elle dans la douleur ? La guerre stratégique entre les Etats et les grands groupes pour la domination des citoyens/consommateurs aura-t-elle lieu ? Ou bien cette attaque, comme le suggère récemment Jean-Hervé Lorenzi, président du Cercle des Economistes, sera-t-elle fatale aux géants du numérique ? 4
En effet, si certains technophiles mettent en avant la puissance d’investissement infinie et l’effet d’entraînement qui lui est propre, des voix s’élèvent depuis quelques années maintenant outre-Atlantique pour demander, à l’image des politiques anti-trust de la fin du XIXème siècle, le démantèlement des géants du Web que sont les GAFAM, et, en leur sein, notamment Facebook. L’argument derrière une telle volonté est la taille critique monopoliste atteinte par ces mastodontes, qui, à l’instar d’Amazon, bourreau du commerce de proximité, sont en train de s’approprier des pans entiers de l’économie sans que le régulateur ne semble protéger la concurrence libre et non faussée.
De plus, la dimension économique ayant plus que jamais pris le pas sur la chose politique, l’observateur averti serait bien candide d’ignorer le lobbying intense mené par Facebook auprès des autorités compétentes. En effet, la manipulation politique mise à jour par le scandale Cambridge Analytica, pour laquelle Facebook vient d’écoper d’une amende de 5 milliards de dollars 5, ou encore les relations pour le moins floues que noue la firme de Menlo Park avec les différentes puissances régulatrices nous prouvent que ce dernier est très loin d’être une entité politique neutre ! Comment le serait-il par ailleurs ? Lui qui semble incarner le mieux l’allégorie du Big Brother d’Orwell.
Posé ce constat, et au vu des ambitions affichées par M. Zuckerberg, plusieurs questions émergent quant à l’incidence politique et économique de LIBRA : quels objectifs affichés pour quels véritables objectifs sous-jacents ? Quelle portée systémique dans les relations inter-Etats ? Quelle incidence sur le consommateur/citoyen ?
Autant de questions auxquelles Facebook a peiné à apporter un début de réponse ce 16 juillet lors de l’audition par le Congrès américain de David Marcus, ancien président de PayPal et actuel directeur du projet LIBRA. Ce dernier n’a manifestement pas emporté l’adhésion des sénateurs, républicains comme démocrates : « je ne vous fais pas confiance » a notamment déclaré Martha McSally, sénatrice républicaine de l’Arizona, se référant aux divers scandales dans la gestion des données privées des membres du réseau social ; le sénateur démocrate de l’Ohio, Sherrod Brown, a abondé dans le même sens : « Facebook nous a dit encore et encore qu’on devait leur faire confiance, mais à chaque fois que les Américains vous font confiance, il semblerait qu’ils s’en mordent les doigts » a-t-il déclaré. Le secrétaire au Trésor Steven Mnuchin avait pour sa part, dès le 15 juillet, émis de « très sérieuses inquiétudes » quant au fait que LIBRA pourrait être utilisé pour blanchir de l’argent ou financer le terrorisme 6. Enfin, la présidence américaine n’est pas en reste : fidèle à sa pratique personnelle, Donald Trump avait publié, dès le 12 juillet une série de tweets laissant transparaître son aversion pour le projet, tout en faisant un éloge patriotique de l’US dollar 7.
Plus récemment, ce fut au tour du G7 d’exprimer son refus de voir une telle initiative se développer : les ministres des finances des pays les plus riches de la planète, réunis le 17 juillet à Chantilly, ont laissé à Bruno Lemaire le soin de rappeler qu’en l’état « les conditions [n’étaient] pas réunies pour que Libra telle qu’elle a été proposée par Facebook puisse être en fonction ». Celle-ci nécessiterait, toujours selon le ministre de l’Economie, « soit un encadrement, soit une régulation » pour advenir ; il rappelle enfin que : « seuls les États ont la capacité et la légitimité d’établir une monnaie souveraine. Les entreprises privées n’ont pas cette légitimité démocratique. » Pour l’heure, la légitimité démocratique semble donc triompher des logiques financières : en sera-t-il toujours ainsi ?
[1] https://libra.org/fr-FR/white-paper/
[2] https://libra.org/fr-FR/association/#founding_members
[4] https://www.dailymotion.com/video/x7c1upq
[7] https://twitter.com/realDonaldTrump/status/1149472284702208000