L’analyse des données de consommation et de navigation est bouleversée dans le temps, dans l’espace, sans toutefois que soit véritablement posée la question de l’impact de ces changements pourtant majeurs. La connaissance de ses clients est une nécessité, mais quand on parle de données, parle-t-on vraiment de connaissance ? Ces changements profonds indiquent-ils un rapport différent à l’intime d’une part, et à la considération personnelle de l’autre ? L’ère de la donnée a-t-elle transformé l’humain en une silhouette de chiffres ?
Intime, moi non plus
Il n’y a pas si longtemps, les cahiers de tendance s’écrivaient au conditionnel. Ils étaient destinés à permettre la projection sur des temps futurs, formant la trame d’une grille d’analyse globalement admise. Les professionnels connaissaient les enjeux, les « lames de fond », les problématiques ou progrès technologiques attendus qui allaient révolutionner le monde.
L’analyse était globale, le jugement assertif. Les experts n’ont pas disparu, mais à l’arc de la prédiction des tendances s’est ajoutée une corde bien différente, celle de l’étude spécifique de cas très précis. L’échelle a changé. De l’observation générale ayant valeur de constat péremptoire, nous sommes passés au décorticage minutieux de la somme des comportements individuels. Ce n’est plus l’observation qui guide l’analyse, mais la collecte.
Plus qu’un simple changement de méthode, c’est l’ensemble du canal qui s’en trouve bouleversé. Pour peu qu’il ne soit pas au fait de toutes les conditions générales d’utilisation auxquelles il a accordé son consentement, l’individu peut donc livrer à l’entreprise une quantité pharaonique de données le concernant, sans même s’en rendre compte. Sans même, parfois, en être conscient. Le scroll a ses raisons que la raison ignore.
« Ce que nous voulons, c’est comprendre […] comment vous manipuler le plus rapidement possible pour ensuite vous gratifier, en retour, d’une bouffée de dopamine ». La phrase n’est pas d’un ermite militant anti GAFAM, mais de l’ancien vice-président en charge de la croissance des audiences de Facebook, Chamath Palihapitiya. Avec des ressources presque illimitées et un potentiel de développement infini, ces géants de la technologie manipulent autant les données produites et cédées par les utilisateurs que le lieu du fonctionnement le plus intime des individus : leur cerveau.
Donnez, donnez, dodo-onnez, Donnez, donnez moi
En modifiant le schéma d’analyse, et augmentant sans cesse les sources de données mobilisées et leur volume, l’échelle temporelle de la collecte change du tout au tout. On passe d’une analyse de l’action du consommateur pendant son acte de consommation à une analyse multicanale et multifactorielle de l’individu, à la fois sur le temps long et sur le temps ultra-court.
Le succès d’une publicité sera par exemple analysé sur l’empreinte qu’elle laisse à terme dans l’esprit des consommateurs (le temps long) mais aussi à partir du nombre de clics qu’elle aura générés sur une campagne Youtube (le temps court). La donnée est générée partout, tout le temps, omniprésente. Cette opportunité offerte par les nouveaux outils de Business Intelligence permet la collecte d’un nombre colossal de données, et une connaissance totale de l’individu. Ou plutôt de son jumeau quantifiable.
Car le risque de ces pratiques est justement de confondre l’individu et son comportement. La donnée et son créateur. La donnée et le donné. Le client et l’être humain, en somme.
La donnée porte mal son nom. Car précisément, elle n’est pas donnée. Elle est même très chère puisque son exploitation fait la fortune des GAFAM. Devrait-elle se nommer la « vendue » ? Par ailleurs, elle n’est pas donnée au sens où l’état brut des informations n’a aucune valeur tant qu’elles n’entrent pas dans les corrélations articulées par les algorithmes.
Lointain écho technologique au « rien n’est donné, tout est construit » du philosophe Gaston Bachelard dans La Formation de l’esprit scientifique, la donnée est en effet une construction, une élaboration qui cherche à former un concept ou une modélisation du comportement et de l’existence à partir de l’expérience du consommateur. La seule chose donnée (au sens d’offerte) est le consentement de l’internaute. Ce consentement (bien souvent aveugle) à l’exploitation des données est bien le seul îlot de cohérence sémantique du terme « donné » dans cet océan de non-gratuité et de construction : rien n’est donné, tout est transformé et vendu.
La collecte des données est un enjeu phare de l’ère contemporaine. Ces technologies ouvrent sans aucun doute des portes, créent des chemins pour l’amélioration continue de l’expérience consommateur, mais posent aussi la question de la limite de cette connaissance. Le trop est l’ennemi du bien. La technologie permet l’afflux constant de nouvelles données.
Est-ce pour autant une raison suffisante pour céder si facilement au remplissage avide de serveurs qui, par ailleurs, n’ont pas la capacité de tout traiter ? Comme souvent, la réponse à cette question vient de l’observation de l’évolution concrète du secteur. Or, il est assez évident qu’une forme de rationalisation se dessine dans l’usage et dans la collecte des données. Et avec elle, une responsabilisation des acteurs ?
Comprendre sans réduire
Ne soyons pas dupes, idéalistes ou naïfs : si responsabilisation il y a, elle viendra avant tout d’une contrainte imposée aux entreprises plutôt que par une prise de conscience morale partagée soudainement par l’ensemble des acteurs économiques. Elle n’en est pas pour autant anecdotique. C’est un fait, les entreprises doivent rendre de plus en plus de comptes quant à leur usage des données. De leur côté, les citoyens ont le droit (pour ne pas dire le devoir) de mieux s’informer sur la gestion de leurs données personnelles. La connaissance d’ensemble évolue donc dans le bon sens.
Trois modèles sont alors envisageables. Le premier, une expérience utilisateurs optimale, rendue possible par la collecte de toutes les informations sur les clients, consommateurs, visiteurs, etc. Le deuxième, une expérience client réduite au minimum, mais un traitement des données minimal, se basant uniquement sur des chiffres d’ensemble, rien de personnel, d’individuel. Le troisième est en réalité celui vers lequel la société semble se diriger. C’est le savant mélange des deux premiers. Un traitement raisonné des données, dont l’usage est optimisé pour qu’elles fournissent l’amélioration de services la plus pertinente avec un nombre minime de volume collecté.
L’individu est donc un fournisseur constant de données, l’entreprise un collecteur perpétuel de celles-ci. Mais ils ne sont pas que cela. L’individu est aussi une âme libre, parfois contradictoire, parfois secret, jamais totalement transparent. L’entreprise quant à elle n’est pas qu’une entité abstraite qui analyse froidement des chiffres pour étudier son seuil de rentabilité. C’est aussi une structure sociale, à vocation collective, qui a des responsabilités et s’inscrit dans un contexte.
Vouloir résumer l’enjeu de l’expérience utilisateur et de la collecte de données à un simple échange mercantile et à sa seule dimension chiffrée est une négation de ce qui construit le socle même de l’économie. Sa diversité, sa multiplicité, son imprévisibilité aussi dans une certaine mesure. Les technologies visant à en savoir plus sur les clients sont aussi précieuses qu’elles ont besoin de limites. Il faut comprendre sans réduire. Les nouvelles frontières de ce qui constitue l’intimité des individus doivent être clairement définies pour que ne soit pas passé sous silence ce qui est su ou non, ce qui est enregistré ou non.
Quand l’entreprise adopte un rôle de garant d’une forme de responsabilité pour ses clients quant au traitement de leurs données, ce même client devient quant à lui, dans une vertigineuse circularité des rôles, fournisseur de l’entreprise en lui permettant sans cesse d’améliorer ses services, qui lui sont ensuite destinés. Un cercle vertueux, dont il est sans doute bon de s’extraire, de temps en temps, ne serait-ce que pour faire le point.
Nicolas Lenglet
Team Leader Power Platform / CE chez Prodware