Nourrie par la guerre en Ukraine, la spirale inflationniste mondiale pèse comme une épée de Damoclès sur les établissements de santé français, déjà largement fragilisés après deux années de crise sanitaire. Et si cette dernière a exposé aux yeux du plus grand nombre les difficultés systémiques de l’hôpital public, les structures privées, elles aussi en première ligne de l’offre de soins des Français, doivent composer avec de nouveaux problèmes conjoncturels, en premier lieu l’inflation et le manque de personnels.
Le constat est alarmant. En un an, les prix de l’énergie ont augmenté de 26,5 % selon les chiffres de l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee). Par conséquent, les factures explosent. À commencer par celles de l’électricité et du gaz dont le marché s’était déjà tendu à l’été avec la reprise de l’économie mondiale. Mais depuis l’invasion russe de l’Ukraine, ses prix se sont littéralement envolés. Plus 54,4 % en un an. Du jamais vu. Et une douche froide pour les structures hospitalières dont les contrats, souvent négociés à tarifs fixes, arrivent à échéance.
La flambée des prix de l’énergie menace l’équilibre des comptes
« Ces augmentations nous mettent directement et instantanément à mal économiquement, alerte Dominique Pon, Directeur général de la clinique Pasteur à Toulouse. Nous sommes des gros consommateurs d’énergie dans les hôpitaux. Le gaz sert notamment à traiter l’air dans les blocs opératoires ou pour climatiser les chambres des patients. La hausse des tarifs représente concrètement des centaines de milliers d’euros supplémentaires à débourser qui vont peser en négatif sur les résultats de la clinique. Pasteur est une structure indépendante qui a toujours été bénéficiaire. Chaque année, nous réinvestissions entre 2 et 3 millions de nos bénéfices. Au train où vont les choses, même en gelant nos capacités d’investissement, nous serons déficitaires dès la fin de l’année. Tous nos projets pour améliorer l’accueil des patients et la qualité du soin sont reportés sine die. »
Au sein de l’hôpital privé d’Ambérieu, dans l’Ain, le directeur, Ludovic Rebouillat, évoque les mêmes difficultés. « Les plateaux techniques importants, comme la radiologie ou les blocs opératoires, sont des gros consommateurs d’électricité. La flambée des prix de l’énergie nous pose d’ores et déjà de grosses difficultés en matière d’exploitation et d’équilibre des comptes. »
Un impact sur le quotidien des établissements de santé
À la question énergétique s’ajoutent les impacts secondaires de l’inflation sur le quotidien des établissements de santé. La clinique Pasteur a vu les prestations de lingerie renchérir de 12 %. Sans compter les surcoûts liés aux transports ou à l’alimentation et, de manière générale, à tout ce qui permet de produire le soin : dispositifs médicaux, produits pharmaceutiques, fournitures diverses…
« Entre le mois de janvier et le mois de mai, les fluides médicaux ont augmenté en moyenne de 48 %. Les matériels et équipements à base d’inox de 15 à 20 %. Les produits d’entretien de 20 %… » égrène méthodiquement Tahar Benhassan, le directeur des opérations et du patrimoine du Centre Départemental Hospitalier (CHD) de Vendée. « La plupart de nos fournisseurs référencés étant en rupture de stock, nous sommes contraints d’acheter hors marché ce qui grève un peu plus les budgets », déplore-t-il. Car la hausse des tarifs n’est que la face émergée de l’iceberg. « Pour assurer la continuité des services et des soins, nous devons être très vigilants et sentir les tendances, tant en matière de prix que d’accessibilité aux produits », ajoute Ludovic Rebouillat.
Dans un contexte de forte demande après la reprise de l’économie mondiale, les ruptures dans les chaînes logistiques deviennent en effet un casse-tête pour les directions qui ont besoin de sécuriser leurs approvisionnements. En outre, l’impact de la conjoncture se fait ressentir jusque dans les projets plus structurels. L’hôpital privé d’Ambérieu, l’une des 150 cliniques du groupe Elsan, l’un des leaders français du secteur, qui a engagé des travaux de rénovation et d’extension de ses locaux pour améliorer l’accueil de ses patients, voit non seulement ses devis grimper du fait de la hausse du prix des matières premières, mais aussi les délais de livraison s’étirer. C’est tout le fonctionnement opérationnel des services qui s’en trouve affecté.
Une refonte de la tarification ?
Le besoin de financement, ressenti de manière tout aussi aiguë par les établissements médico-sociaux ou les structures d’aide à domicile, est donc pressant. Il pourrait passer par une refonte du modèle de tarification pour y inclure systématiquement l’inflation et ses conséquences sur l’ensemble de la filière, à l’instar de ce qui a été adopté pour d’autres secteurs régulés. Plusieurs fédérations ont déjà tenté de faire entendre leur voix auprès des pouvoirs publics. Selon le journal en ligne Hospimedia, le Fehap, Fnadepa, Fnaqpa, FHF et la Mutualité française ont interpellé l’Assemblée des départements de France (ADF), dès le 25 février. Sans succès. En avril dernier, c’est AD-PA, Fehap, FHF, Fnadepa, Fnaqpa et Synerpa qui ont appelé les services du ministère délégué à l’Autonomie pour les inciter à revoir la circulaire budgétaire médico-sociale pour 2022 en prenant en compte la flambée des prix.
En attendant, l’exécutif pare au plus pressé. La ministre de la Santé, Brigitte Bourguignon, vient d’annoncer des mesures de soutien aux services d’urgence hospitaliers dont certains sont sinistrés, faute de main d’œuvre. Et ce, sans attendre les conclusions de la mission flash, une étude commandée par l’Élysée pour dresser le bilan des difficultés dont les résultats sont attendus début juillet. Il faut dire que la situation est, là aussi, préoccupante. Selon un décompte de l’association Samu-Urgences de France, 120 services d’urgences ont déjà limité leur activité ou se préparent à le faire.
Parmi les mesures annoncées : la réactivation du doublement de la rémunération des heures supplémentaires du personnel non médical et du temps de travail additionnel des médecins pour l’ensemble de la période estivale et « un dispositif exceptionnel » pour que « les élèves infirmiers et aides-soignants ayant achevé leur formation initiale en juin et juillet (puissent) commencer à exercer immédiatement, sans attendre la remise officielle de leur diplôme ». Pas sûr qu’elles suffisent à remettre sur pied un secteur dont les tensions ont été mises en exergue par la crise sanitaire — services surchargés, rythme de travail harassant, équipes sous pression —, avec, pour conséquence, une vague massive de départ du personnel soignant.
Redonner du sens au métier de soignants
« Le public et le privé se trouvent dans la même situation, même s’il y a des disparités selon les territoires. Le Covid a constitué un déclic, l’élément déclencheur d’un malaise général. Aujourd’hui, on ne trouve pas suffisamment de personnel qualifié pour combler le déficit. À Toulouse, secteurs public et privé confondus, 400 postes d’infirmiers ne sont pas couverts », explique Dominique Pon.
« Près de 30 % des jeunes abandonnent la profession infirmière dans les 5 ans qui suivent l’obtention de leur diplôme, abonde Ludovic Rebouillat. La crise profonde traversée par les métiers du soin nécessite des mesures qui vont au-delà de la question de la rémunération, même si elle n’est pas négligeable. En 20 ans, ces métiers se sont dévalorisés, notamment en matière de reconnaissance sociale. Il faut réfléchir au sens que l’on donne au métier si l’on veut lui redonner son attractivité ». Pour les professionnels de la filière, si une simple approche compensatrice de l’inflation est nécessaire, elle ne devrait sans doute pas suffire à résoudre les problèmes structurels de l’hôpital. Selon Pôle Emploi, il manquait 135 000 professionnels de santé, principalement aides-soignants et infirmiers, à la fin de l’année 2021.
Jean-Baptiste d’Albaret, journaliste indépendant