C’est peut-être la plus belle marque française. Devenu le premier groupe cosmétique mondial, le groupe L’Oréal a été créé il y a plus de 100 ans. Depuis, la multinationale de la beauté est devenue un centre d’excellence du marketing, du soin et du bien-être. Son discret président directeur général depuis 2011, Jean-Paul Agon, nous explique les recettes de cette incroyable machine à succès.
Comment vous définiriez-vous en tant que dirigeant ?
Jean-Paul Agon : Se définir est un exercice difficile et très souvent réducteur… Sur le plan professionnel, je suis un « manager entrepreneur ». Ce concept singulier, dont je suis l’auteur, me caractérise assez bien car je suis un manager, mais j’agis comme si L’Oréal était ma propre entreprise. J’y suis né professionnellement à l’âge de 21 ans, j’y ai consacré toute ma vie jusqu’à aujourd’hui, et j’entends poursuivre cette aventure jusqu’au terme de mon parcours professionnel. Sur le plan professionnel, L’Oréal est donc l’oeuvre de ma vie. Je n’ai aucun autre investissement ou actions, à l’exception des actions minimales que je me dois d’avoir en tant qu’administrateur d’Air Liquide. Mon engagement vis-àvis de L’Oréal est comparable à celui d’un entrepreneur qui, par définition, consacre son existence, son énergie, et ses investissements à l’entreprise qu’il a créée. Mon affectio societatis pour cette entreprise est immense et total.
Qu’est-ce qui caractérise L’Oréal ?
J’ai oeuvré plus de quarante années dans cette entreprise que je connais parfaitement de la cale au haut du mât. Je fus le plus jeune manager et je suis probablement le plus ancien à présent. L’expérience et l’expertise de l’entreprise me sont précieuses dans sa compréhension. J’y ai fait tous les jobs, travaillé dans presque tous les continents, et je connais les mille premiers collaborateurs. Je ne considère pas cette entreprise comme une gigantesque machine mais comme une structure humaine qui m’est très proche et familière. Malgré sa taille, L’Oréal a pour originalité de ne pas être un gros paquebot. Cette entreprise est comparable à une flottille de bateaux de différentes tailles qui naviguent ensemble. Sur chaque bateau, un capitaine et son équipage ont pour mission de conduire leur bateau à destination.
Le board fixe le cap et définit la stratégie générale mais chaque division et chaque filiale sont pilotées par des équipes qui disposent d’un important niveau de responsabilité, d’autonomie et de liberté avec pour mission de réussir chacune dans leur domaine par rapport à leur marché et à leurs concurrents. “Malgré sa taille, L’Oréal a pour originalité de ne pas être un gros paquebot. Cette entreprise est comparable à une flottille de bateaux de différentes tailles qui naviguent ensemble.”
Vous êtes connus pour être un groupe au management très décentralisé…
Certains nous considéraient comme une espèce de « chaos organisé », mais cette organisation stratégiquement très concentrée et opérationnellement très décentralisée est pourtant d’une grande modernité et parfaitement dans l’air du temps. Dans le monde digital et multipolaire que l’on connaît aujourd’hui, nous croyons fondamentalement en la capacité d’initiative sur le terrain pour repérer les opportunités, savoir manoeuvrer et attester de l’agilité, de la rapidité et de la réactivité indispensables. Les résultats semblent confirmer notre conviction.
Peut-on définir la griffe L’Oréal ?
L’Oréal se caractérise d’une part par des valeurs, une culture et un ADN qu’elle a su conserver depuis l’origine et qui constituent sa colonne vertébrale. L’autre part correspond à une capacité permanente d’adaptation aux changements du monde. L’Oréal est simultanément une entreprise très ancrée dans ses valeurs, dans ses principes fondamentaux et dans ce en quoi elle croit, et en même temps, toujours en alerte sur les nouvelles tendances, les changements de société et les changements du monde. Le groupe a toujours témoigné d’une grande adaptabilité aux changements et d’une importante capacité à se transformer pour s’adapter. L’entreprise s’est construite sur des valeurs humanistes, notamment sous la présidence de François Dalle, grand conceptuel qui a posé les bases d’une entreprise reposant sur des valeurs profondément humanistes, des principes, et une culture forte.
Comment expliquer l’incroyable succès mondial du groupe ?
L’obsession de la qualité, qui est notre principal paradigme, est la raison première expliquant que cette entreprise partie de rien soit devenue leader de l’industrie cosmétique. En l’espace d’un demi-siècle, L’Oréal est devenue la première entreprise mondiale grâce à une ambition permanente d’excellence et une volonté intarissable de servir plus de femmes dans le monde. Le choix stratégique fait par L’Oréal depuis le début consiste à toujours tendre vers la création du meilleur produit et de la meilleure formule. Nous sommes dans une quête permanente d’un niveau plus élevé de qualité et de performance par rapport à l’état du marché, ce qui suppose d’attester d’une capacité de recherche et développement supérieure.
Quelle place occupe l’innovation au sein du groupe ?
L’innovation est fondamentale car L’Oréal réalise chaque année entre 15 et 20% de son chiffre d’affaires sur des produits nouveaux de l’année, ce qui peut représenter l’équivalent d’un milliard de produits vendus par an. La cosmétique étant une science qui évolue en permanence, la formulation constitue un enjeu majeur pour maintenir notre capacité à offrir le meilleur de la qualité et de la performance au consommateur. Disposer de la plus importante force de recherche est essentielle afin de conserver notre avance et notre supériorité sur notre marché et de pouvoir toujours répondre au mieux aux besoins des consommateurs. Lorsque vous êtes constamment dans une quête de « supra performance » et de « supra qualité », vous vous inscrivez naturellement dans une démarche d’innovation. Cela explique le rythme d’innovation très soutenu de L’Oréal. Nous sommes en permanence capables d’apporter des innovations qui vont plus loin en matière de qualité, de performance, de résultats et de bénéfices sur tous les marchés et dans toutes les catégories (maquillage, soins de la peau, capillaire, etc). Le monde étant darwinien, nous devons sans cesse nous adapter à ces évolutions. La grande force de L’Oréal consiste à avoir formidablement su s’adapter aux changements du monde au gré des époques tout en conservant son ADN.
Misez-vous davantage sur l’innovation interne ou externe ?
Au coeur de notre métier, l’innovation irrigue la croissance du groupe. Chaque marque et chaque division a pour obsession d’être capable d’innover. Il n’est pas question d’innover pour innover mais d’innover afin de pouvoir en permanence apporter des produits nouveaux, différents et meilleurs aux consommateurs. De ce point de vue, l’essentiel de l’innovation est assurée en interne. Nous avons aussi initié un certain nombre de partenariats en matière d’innovation : nous sommes à Station F, nous travaillons également avec Partech en France, et Founders Factory à Londres, ainsi qu’avec des fonds d’innovation en Inde et en Chine. Nous sommes très à l’écoute et en alerte mais cela ne correspond pas encore à « un pipe » d’innovations très important. L’innovation doit également se baser sur de l’invention en matière de recherche. Disposant de la plus forte activité de recherche et développement, il est légitime que nous soyons plus aptes à faire de vraies innovations que d’autres acteurs.
L’Oréal est-il trop gros pour faire partie de ce qu’on appelle désormais la « beauty tech » ?
Nous souhaitons transformer L’Oréal en champion de la « beauty tech ». La beauté, comme toutes les industries (Fintech, Assurtech, Foodtech…), est amenée à se « techiser » et nous sommes déterminés à être les pionniers et les leaders de ce secteur, qui incarne une spirale vertueuse entre la révolution digitale et la transformation de l’entreprise en « intelligent company » – entreprise réinventée autour du cloud, de la circulation de la data, de l’IA. Nous voyons se dessiner l’entreprise du futur, complètement optimisée de ce point de vue et permettant de facto d’inventer la beauté du futur grâce au digital.
Quel bilan tirez-vous de l’évolution de l’entreprise au cours de la dernière décennie ?
Les dix dernières années ont été une période de très grands changements pour L’Oréal durant laquelle j’ai eu la chance d’être à la barre. Nous avons révolutionné l’entreprise en profondeur sur différents plans : digital, environnemental et sociétal. Nous avons été les premiers, dès les années 2010, à sentir l’importance de la révolution digitale qui allait tout transformer. Nous avions un temps d’avance sur ce mouvement que nous avons toujours conservé.
Comment réagissez-vous par rapport aux nouvelles tendances (sociétales et environnementales) ?
Concernant la révolution environnementale et sociétale, ce qui semble une évidence aujourd’hui ne l’était pas lorsque l’on se replace une quinzaine d’années en arrière. Nous étions les premiers dans notre industrie à avoir senti cette absolue révolution et à avoir saisi que rien ne serait désormais plus comme avant. Nous avons lancé le programme « Sharing Beauty With All » en 2013, estimant que le temps était venu de nous positionner en matière de développement durable sur l’ensemble de notre chaine de valeur, de la conception des produits à leur distribution, en passant par le processus de production ou encore le sourcing des ingrédients. Ce programme compte parmi les plus ambitieux de l’industrie de la grande consommation sur tous les plans : réduction de l’impact carbone, réduction de de la consommation d’eau, le recyclage, la biodégradabilité de nos formules, etc. Nous avons également été la première entreprise dans le monde à universaliser un plan de protection sociale. Depuis toujours, L’Oréal était exemplaire en France en matière de protection sociale et nous avons estimé que nous devions universaliser cette protection sociale. Nous avons créé le programme « L’Oréal Share & Care » qui offre aux collaborateurs des 67 pays du groupe un socle universel de garanties sociales dans quatre domaines : la santé, la prévoyance, la parentalité et la qualité de vie au travail. Cette charte s’applique au niveau mondial, y compris dans des pays où l’idée même de garantie sociale était totalement inconnue. Trois mois après le lancement du programme, le secrétaire général de l’OIT (Organisation Internationale du Travail) nous a appelés pour nous indiquer que nous étions la première entreprise dans le monde à le faire. Ce programme a donc initié une véritable révolution sociale.
Quelles actions avez-vous entreprises dans le domaine environnemental ?
Une entreprise de cosmétiques n’a pas
un impact carbone très élevé comparé à d’autres activités industrielles.
Par ailleurs, les sujets d’éthique sont assez rares lorsque vous vendez
des produits de beauté. Nous aurions donc pu considérer qu’il ne
s’agissait pas de véritables sujets pour L’Oréal et nous concentrer sur
d’autres thèmes, mais nous avons abordé les choses différemment.
Considérant que ce n’était pas impossible, nous nous sommes attaqués aux
différents sujets avec la volonté de révolutionner le domaine dans
l’entreprise et de devenir exemplaire.
Dans le domaine environnemental, nous avons été reconnus comme l’une des entreprises les plus performantes au monde – toutes industries confondues – par le CDP. Cette organisation indépendante évalue près de 7 000 entreprises, et seul L’Oréal s’est vu décerner trois ans de suite un triple A, la meilleure note, en matière de réduction des émissions carbone, de gestion durable de l’eau et de lutte contre la déforestation.
Quel regard portez-vous sur la question de l’éthique des entreprises, que certains considèrent bien souvent comme accessoire ?
L’éthique est un sujet qui me tient à coeur. C’est fondamental, et les quelques dernières années ont été jalonnées de révolutions éthiques dans tous les domaines. Nous avons eu la chance de conduire cette révolution et de mener également une révolution dans le cadre de l’égalité homme/femme… “Nous sommes passés d’une culture historique qui récompensait la performance individuelle à une culture beaucoup plus collective, coopérative et participative.”
Une entreprise aussi importante que L’Oréal peut-elle être exemplaire ?
La reconnaissance que nous avons en matière environnementale et sociétale, en matière d’égalité homme/femme, sur le plan éthique mais aussi social est aussi importante que la performance économique. L’Oréal a pour objectif d’être une entreprise exemplaire, non seulement d’un point de vue économique, mais également sur tous les autres aspects non économiques, les deux étant extrêmement complémentaires. Nous l’avons constaté durant les dix dernières années où la profonde révolution que nous avons conduite en matière environnementale et sociétale a été extrêmement vertueuse sur le plan de la croissance et de la performance de l’entreprise. On observe aujourd’hui une espèce de spirale vertueuse fondamentale, véritable moteur de l’entreprise et de la motivation des collaborateurs, la fierté d’appartenance, la volonté de faire toujours mieux, d’aller toujours plus loin qui est la grande nouveauté par rapport à la décennie précédente.
Avez-vous modifié vos méthodes de management ?
Nous sommes passés d’une culture historique qui récompensait la performance individuelle à une culture beaucoup plus collective, coopérative et participative.
Peut-on encore considérer L’Oréal comme une entreprise française alors que 93% de son chiffre d’affaires est réalisé à l’étranger ?
L’Oréal est fondamentalement une
entreprise française à vocation d’universalité. Notre mission consiste à
offrir le meilleur de la beauté en termes de qualité, de sécurité,
d’efficacité et de responsabilité à toutes les femmes et tous les hommes
du monde entier dans leur infinie diversité. L’Oréal est une entreprise
française au sens où ses racines et sa culture sont françaises, et où
sa volonté d’universalité est également une notion très française. La
France est le coeur du réacteur et conserve un poids très important pour
le groupe, elle assure notamment deux tiers de la recherche mondiale et
un quart de la production mondiale. Faire de la recherche pour une zone
géographique spécifique suppose de disposer de laboratoires sur place,
les traditions, les besoins, les envies, le climat, la peau et les
cheveux présentant des spécificités. L’ensemble de l’activité de
recherche ne peut donc être concentré en France et nous devons disposer
de laboratoires de formulation partout dans le monde (États-Unis,
Brésil, Japon, Chine, Inde, Afrique du Sud, etc).
Défendez-vous le « made in France » ?
Concernant les marques françaises qui représentent un peu moins de la moitié de notre éventail de marques, le « made in France » a un véritable sens. La production assurée en France est essentiellement axée sur nos marques de luxe (Lancôme, Yves Saint Laurent, etc) pour lesquelles le label « made in France » présente une véritable valeur ajoutée. Il n’est pas envisageable de délocaliser la production de certaines marques d’eau thermales comme Vichy ou La Roche-Posay. La production des produits grand public, quant à elle, est assurée localement car il importe d’être proche de son bassin de consommation. Nous produisons donc aux États-Unis pour les Américains, au Brésil pour les Brésiliens, etc. La notion de délocalisation n’a pas de sens chez L’Oréal et il est inconcevable de produire plus loin au seul prétexte de coûts inférieurs. La France conserve donc un rôle très important et tous les influx stratégiques continuent d’être impulsés depuis l’Hexagone. Nous avons pour habitude de dire que l’entreprise est stratégiquement concentrée et opérationnellement décentralisée.
Comment faites-vous pour coller aux attentes des consommateurs ?
Nous sommes constamment en état d’alerte afin de toujours être en phase avec les attentes des consommateurs et les tendances. Outre la qualité, notre seule obsession est donc « de saisir ce qui commence » et de toujours être en capacité de sentir les signaux pour répondre aux attentes et satisfaire les désirs évolutifs des consommateurs. Nous avons constaté depuis plusieurs années une évolution des attentes des consommateurs vers des produits bons pour la santé, respectueux de la peau, des cheveux, transparents sur le plan de la formulation, et totalement fiables en termes d’ingrédients. Ces nouvelles préoccupations des consommateurs n’ont jamais été un problème pour nous dans la mesure où la qualité et la sécurité ont toujours été des obsessions absolues. Nos principes de formulation ont toujours été faits avec un temps d’avance par rapport à l’évolution des attentes du consommateur pour les satisfaire et ils évoluent très naturellement dans ce sens. Les produits naturels ont le vent en poupe.
Comment vous êtes-vous adapté à cette évolution majeure ?
Dans le domaine de la « green science » (formules à base de matières naturelles), la révolution est substantielle. En matière de formulation, la philosophie a complètement basculé afin de pouvoir répondre aux nouvelles attentes et aux nouvelles envies des consommateurs. L’enjeu consiste donc à travailler activement à la transformation de tous nos principes de formulation tout en veillant au maintien du niveau de qualité, d’efficacité et de sécurité.
L’arrivée de jeunes entreprises innovantes dans votre secteur constitue-t-elle une menace pour L’Oréal ?
Le secteur de la cosmétique a toujours été pourvoyeur d’innovation. Si l’on regarde, 10, 20 ou 30 ans en arrière, nous observions déjà l’entrée de nouveaux acteurs sur le marché et l’émergence de petites marques. Aujourd’hui, le digital facilite incontestablement le lancement de nouvelles marques, mais la phase de scale up reste le moment critique pour ces petits acteurs. Il existe aujourd’hui une myriade de petites marques à travers le monde parmi lesquelles seule une minorité sera capable d’émerger et de grandir. Il y a quelques années, certains journalistes et analystes étaient convaincus que les grands groupes et les grandes marques seraient très challengés par ces petites marques. Nous étions convaincus de l’inverse et l’histoire nous a donné raison. Les deux dernières années furent quasiment les meilleures pour le groupe depuis 10 ans.
Parmi l’ensemble de nos marques, les grandes marques sont celles qui ont le mieux réussi. Ce qui se passe est assez contre-intuitif car le digital produit un double effet. Il permet d’une part à énormément de petites marques d’exister et, d’autre part, il potentialise et booste les grandes marques car, que ce soit en matière de search, d’ecommerce ou de recherche influenceur, les algorithmes tendent à favoriser les marques les plus connues et demandées ainsi que les fameux « produits star ». La Chine, qui est le pays le plus digital au monde, est l’exemple le plus frappant. C’est le pays où nos plus grandes marques et nos plus grands produits connaissent une croissance disproportionnée. Ce nouveau monde est très porteur pour L’Oréal.
Etes-vous confiant dans l’avenir du secteur de la cosmétique ?
Dans ce monde mouvant et teinté d’incertitude, nous avons la chance d’être porté par un marché qui n’a jamais été aussi dynamique. L’effet de la digitalisation couplé au développement de nouveaux pays et à l’appétit incroyable de certaines régions du monde pour les produits de beauté font que le marché est plus dynamique que jamais. Depuis deux ans, nous connaissons une croissance annuelle parmi les plus fortes depuis deux décennies. Le digital a joué un rôle important en aiguisant la curiosité des consommateurs pour les produits de beauté et en transformant la relation et les interactions avec le consommateur ainsi que l’expérience client.
L’international est-il le principal moteur de votre métier ?
Plus vous allez sur de nouveaux marchés, plus la notion de beauté est importante pour les femmes. Cette tendance est culturellement et sociologiquement très intéressante. L’idée, le besoin et l’envie de beauté sont infiniment plus forts dans les pays comme le Brésil, l’Inde, l’Asie et l’Afrique. Le meilleur reste donc à venir. En Afrique, qui est le continent où les femmes ont un rapport à la beauté le plus passionnel, les femmes changent complètement leur « hair style » dix fois par an. Après avoir démarré en Europe, L’Oréal s’est positionné sur le continent américain puis asiatique, et brigue désormais l’Afrique. Plus nous nous orientons vers ces nouveaux pays et ces nouvelles cultures, plus nous découvrons des populations qui ont un fort appétit de beauté.
Le marché a donc plus de chances d’accélérer que de ralentir. Plus le développement économique permet aux consommateurs de ces pays d’avoir accès à ces produits, plus ils en sont friands et en consomment. Le digital et le e-commerce facilitent significativement la relation à la marque et l’accès au produits. Ces différents facteurs structurels et conjoncturels devraient donc encourager une dynamique constante, voire croissante, du marché de la beauté.
Le marché asiatique est-il le levier de demain pour L’Oréal ?
Le marché de la beauté se déplace vers
l’Est et toute l’Asie. Cette tendance est fondamentale car l’aventure
en Asie est finalement assez récente pour L’Oréal. Je suis très heureux
d’avoir ouvert l’Asie pour le groupe en 1997. L’Oréal était très peu
présent en Asie avec une unique filiale au Japon. Alors que nous avions
pris conscience que le moment était venu de nous positionner sur ce
continent, mon prédécesseur m’a sollicité pour ouvrir l’Asie. Ce fut la
mission la plus passionnante que j’ai eu à conduire. J’ai démarré les
filiales dans tous les pays d’Asie en commençant par la Chine, la Corée,
l’Indonésie, la Malaisie, la Thaïlande, les Philippines. Nous avons
créé des laboratoires sur place et observé une démarche pilotée par
l’obsession de la qualité, de l’innovation, avec la volonté de répondre
aux vrais désirs et aux vrais besoins des consommateurs.
Cela a
formidablement bien fonctionné. En 2019, l’Asie est devenue la première
zone du groupe en termes de business, c’est une étape essentielle de
notre histoire dont on se rappellera encore dans cinquante ans. Notre
groupe, qui fut d’abord européen, puis un groupe où le premier marché
était le marché américain, est devenu « Asia first ». Il est assez
naturel que la démographie l’emporte dans un marché de grande
consommation : l’Asie compte trois milliards d’habitants, contre 330
millions en Amérique du Nord et 400 millions en Europe de l’Ouest.
Je suis très confiant pour le marché et pour le groupe car tout reste à faire en Asie. L’Oréal a réussi à devenir numéro un du marché asiatique en l’espace de 22 ans, ce qui n’était pas nécessairement évident dans la mesure où nous partions les derniers avec des concurrents locaux et mondiaux présents depuis longtemps. En Asie, nous n’avons qu’une part de marché de 8,5%, contre 20% en Europe de l’Ouest, le potentiel de gains de parts de marché est donc énorme en Asie, indépendamment du potentiel de développement du marché lui-même. L’Oréal aura ensuite à conduire la formidable aventure de l’Afrique. Les possibilités sont donc ouvertes et multiples pour l’avenir sachant que je crois beaucoup en l’universalité des envies et des désirs.
Comment qualifier la stratégie de L’Oréal en matière de croissance externe ?
L’Oréal ne fait pas de croissance
externe au sens strict du terme : nous ne rachetons pas des entreprises
pour accélérer notre croissance en ajoutant une masse de chiffre
d’affaires. Ce n’est pas du tout la philosophie du groupe. Nous
rachetons des marques dont nous pensons qu’elles sont complémentaires
par rapport à nos marques et qui attestent d’un important potentiel pour
l’avenir.
Lorsque nous avons racheté la marque La Roche-Posay
il y a 32 ans, elle réalisait 15 M€ de chiffre d’affaires, contre près
de 4 milliards pour L’Oréal. Aujourd’hui, La Roche-Posay réalise plus
d’un milliard d’euros de chiffre d’affaires. La croissance de cette
marque intégrée a donc nourri la croissance interne de L’Oréal. Ce
concept est très original. Nous avons également procédé ainsi avec la
marque américaine Kiehl’s en 1999 qui était exclusivement vendue aux
États-Unis. Les 37 millions de dollars réalisés par la marque à l’époque
ajoutés à notre chiffre d’affaires n’allaient pas changer la face des
choses pour le groupe, mais nous étions convaincus de notre capacité à
faire de Kiehl’s une très grande marque mondiale. Cette année, Kiehl’s
devrait faire 1,5 milliard de dollars de chiffre d’affaires. Pendant ces
vingt dernières années, cette marque a également nourri la croissance
interne de L’Oréal. Paradoxalement, nous faisons des acquisitions pour
nourrir la croissance interne.
Chaque année, le pourcentage de croissance apporté par les opérations d’acquisition est de l’ordre de 1%, ce n’est pas réellement cet aspect qui nous intéresse mais plus ce que nous allons être capables de faire de la nouvelle marque acquise.
Vous êtes très sélectifs quand vous réalisez des opérations de croissance externe…
Notre position de leader sur le marché de la cosmétique fait que nous sommes naturellement sollicités dès qu’une entreprise ou une marque se vend. Chaque année, nous faisons deux ou trois acquisitions en respectant toujours le même critère : une marque de taille encore limitée, dont on pense qu’elle est complémentaire à notre portefeuille de marques, correspondant à une tendance de demain, et que nous pensons être capables de mondialiser et donc de nourrir la croissance interne de L’Oréal.
Propos recueillis par Isabelle Jouanneau