La chronique économique hebdomadaire de Bernard CHAUSSEGROS
De tous temps, au fil des siècles, voire des millénaires, les sociétés, les mœurs et les relations entre les humains ont évolué, progressivement, mais, ainsi qu’on pourrait le dire, à la vitesse de l’être ou du cheval qui marche.
Sans remonter à l’histoire de l’antiquité gréco-romaine, nos sociétés occidentales sont passées d’un concept de villages ou de tribus au sein desquelles un « chef » imposait des us et des coutumes, à des royaumes dont les rois ou les empereurs s’imposaient par la force et le recours à la loi divine, pour enfin devenir, avec le principe du « contrat social » (Locke, Hobbes, Rousseau, Tocqueville) des républiques fondées sur l’idée de nation et sur le concept « d’État de droit ».
Les évolutions et même les révolutions technologiques du dernier demi-siècle, et surtout des quarante années qui viennent de s’écouler ont bouleversé jusqu’à nos existences.
Ce qui évoluait autrefois à la vitesse de « l’homme qui marche » devient quasiment incontrôlable désormais, compte tenu des progrès en matière d’intelligence artificielle, et notamment de la vitesse de transmission des données.
On peut en avoir conscience en analysant le phénomène selon différents angles d’étude, qu’ils soient politiques, technologiques, économiques ou sociologiques. C’est l’objectif des développements suivants :
Une vision technologique
Au début des années 80, les rares personnes qui s’intéressaient à l’informatique, ont découvert les premiers « personal computer » qui disposait de 256 Ko de RAM et des disquettes aux capacités réduites. Ces « pionniers » qui utilisaient leur pc pour rédiger des textes ou faire des calculs simples, ont vu arriver des interfaces et des applications graphiques (wysiwyg), notamment les premières versions de Windows.
Depuis lors, l’évolution de la puissance des puces électroniques, véritables « cœur » des ordinateurs, nous permettent d’avoir dans nos poches des smartphones qui sont des outils que seuls de rares initiés imaginaient à l’époque où la télévision a été diffusée pour la première fois en couleur.
Désormais, cette puissance technologique se retrouve dans tout notre quotidien. Nos véhicules, qui sont désormais contrôlables, peuvent être entretenus à distance, ce qui veut aussi signifier que nous pouvons être également « surveillés » nous-mêmes. Notre smartphone règne fièrement sur nos vies. Nous avons, grâce à lui, accès à tout, mais il est également l’œil de tous ceux qui par la force de l’intelligence artificielle et l’appropriation du Big Data, savent tout de nous, de nos goûts, de nos habitudes et surtout de nos désirs profonds.
Une vision politique
Le constat était encore simple à l’issue de la dernière guerre mondiale : un état de droit géré par un gouvernement élu, parfois organisé de façon complexe entre un président et des ministres. Cet état fondé sur des grands principes démocratiques avaient ses lois et elle les faisait progresser en fonction des évolutions de la société.
Parallèlement, le refus des guerres, notamment dans le monde dit « libre » ont poussé les démocraties occidentales à développer des relations à peu près sereines avec leurs voisines et à développer les échanges. Ce principe installé et l’idée d’une vision mondiale de la paix globale s’imposant progressivement, les états ont peu à peu abandonné les productions que d’autres pouvaient leur fournir (la sidérurgie française a été laissée entre les mains des pays d’Asie) au risque de se retrouver tributaires des politiques de ces mêmes pays.
Par ailleurs, en Europe, toujours le fruit des réflexions nées après les horreurs de la seconde guerre mondiale, l’idée d’une communauté économique, puis politique, a vu le jour. Et désormais, à une surproduction législative locale est venu se rajouter, comme dans un château de cartes déjà fragile, une strate de directives européennes qui conteste désormais la suprématie des lois internes. On sait la réticence des populations face à ces textes européens qui viennent bouleverser les valeurs nées de « nos racines ». On voit également depuis peu, d’autres nations se rebeller et décider de la primauté de leur propre système juridique sur les lois imposées par la communauté européenne.
Cette communauté dont certains estimaient qu’elle devait être une fédération d’États libres et indépendants, n’est pas politique. Pas de réel gouvernement commun, pas de diplomatie étrangère, et surtout pas de système efficace de défense (police, douanes, armée), elle est avant tout économique et voulue pour faciliter la libre circulation des marchandises et des personnes. Une évolution des mœurs que certains craignent, surtout quand on passe du stade européen au stade mondial et multinational.
Il me semble intéressant de mettre en avant la dimension politique du monde virtuel. Internet a bouleversé le monde politique. Le scandale des élections américaines de 2016 de Cambridge Analytica témoigne de l’influence des nouveaux modes de communication. À l’importance croissance de ces nouveaux modes de communication s’ajoute la possibilité pour chacun de s’exprimer publiquement et d’avoir une voix sur internet : la montée en puissance des « influenceurs » incarne cette tendance. Ces personnes « ordinaires » ont un impact fort sur l’espace public digital. En résulte l’émergence d’une identité virtuelle, ainsi que d’internet comme nouvel espace public. Ils agissent de manière subliminale, notamment auprès des générations futures du fait de leur proximité avec elles, et finissent par exercer une influence bien plus forte que celle de la plupart des experts.
La vision politique rejoint ici la vision sociologique avec l’émergence de l’identité virtuelle et du positionnement d’internet comme nouvel espace public sur lequel les États ont moins de contrôle alors que les entreprises de type GAFAM en ont de plus en plus. Le risque est réel que cet espace ne devienne un « no man’s land digital », c’est-à-dire un espace sans règle à l’instar du Dark Net.
Ce qui nous amène au point suivant, l’impact sur les économies.
Une vision économique
Cette CEE est l’héritière de ce que l’on appelait le « marché commun » dans les années 50. De cette mise en commun relative des biens et des services, est sortie l’idée de s’ouvrir sur les autres régions du monde et, progressivement, de se répartir la fabrication des biens, en abandonnant aux pays en voie de développement les industries polluantes et perturbantes comme la production d’acier, la construction navale, la dépollution des navires et leur démantèlement.
Dans cet éventail de « spécialisation », les nations occidentales se réservaient les activités de transformation et la commercialisation des services. La notion de financement induisant, avec les révolutions technologiques, la capacité de contrôler l’ensemble des échanges commerciaux mondiaux et les flux financiers qui en découlent.
Cette prétention strictement americano-européenne est désormais contestée par des États qui ont pris leur essor avec des moyens illimités, comme la Chine ou les États du Golfe Arabo-Persique.
De ce fait, la notion de « travail » a considérablement évolué. Le travail manuel que l’on imposait autrefois aux esclaves, cette « punition » réservée aux serfs, ainsi qu’aux enfants à l’époque de l’industrialisation, devenu le propre de la classe ouvrière, laquelle s’est battue pour se libérer des abus qu’elle subissait, est devenu un travail de moins en moins sale et de plus en plus protégé.
Mais, depuis plusieurs décennies, ce travail de production de biens et de services a été progressivement, et pour partie, remplacé dans nos démocraties par une activité visant à jongler avec des placements monétaires. Une des caractéristiques les moins humanistes de notre époque, c’est cette capacité à ne plus créer de biens matériels mais de créer et déplacer d’un monde à l’autre des biens artificiels et immatériels.
Les interconnexions entre les systèmes bancaires, les bourses et la gestion des entreprises supranationales ont engendré cette part sombre du monde économique, le « dark net », la fraude fiscale, le blanchiment de l’argent sale né des trafics d’armes, de stupéfiants et d’êtres humains. Si, bien-sûr, tout cela n’est pas nouveau, on constate aujourd’hui que ces perversions du système sont devenues incontrôlables, du fait de la quasi-instantanéité des échanges et de son invisibilité en surface.
On peut donc s’interroger sur l’incapacité des États à contrôler ces flux, mais aussi sur l’appréhension de la valeur « travail » qui n’existe plus. Si, autrefois, les possesseurs de capitaux investissaient dans la création d’une entreprise pour produire un bien ou un service matériel, aujourd’hui, certains investissent dans des projets exclusivement financiers. On ne fait plus travailler les populations, on fait travailler l’argent.
Et ce faisant, on prend aussi le risque de créer de la valeur sur du vent, jusqu’au jour où les « bulles » spéculatives explosent (crise des subprimes, scandale de la banque Lehman Brothers). Il y a également lieu de s’interroger sur l’avenir des crypto-monnaies, créées de rien, teks que les Bitcoins, valeur digitale à fort enjeu spéculatif. Le Bitcoin est une monnaie numérique non émise, ni régulée par un gouvernement ou une banque, contrairement aux monnaies traditionnelles.
Ces évolutions du monde de l’économie et de la finance soulèvent un questionnement de nature éthique, quasiment philosophique. Et outre le sort des systèmes sociétaux, il faut s’interroger sur l’évolution des rapports entre les citoyens.
Une vision sociologique et, par certains aspects, philosophique
Nos existences ne sont plus celles de nos parents. Pour certains d’entre eux les progrès des technologies de l’information et de la communication ont été une source d’émerveillement. Et notamment, ils sont parvenus à garder le lien entre leurs racines ancestrales et les richesses apportées par la technologie. D’autres n’ont pas compris ou suivi et la fracture s’est installée définitivement entre eux et un monde qu’ils ne comprenaient plus.
Aujourd’hui, les jeunes générations se retrouvent souvent dans une situation inverse. Ils disposent des bons codes pour vivre la prodigieuse aventure que leur propose les outils utilisant l’IA, mais ils ont perdu leurs racines philosophiques, la notion de travail et surtout la notion de la « valeur travail » ! Contrairement à ce qu’imaginent les générations montantes, leur formation n’a pas suivi. Même si les chiffres actuels du taux de chômage permettent à la presse de pavoiser sur l’amélioration du marché de l’emploi, il ne faut pas oublier que 3,5 millions de français sont sans emploi, et ce en dépit d’un volant d’1 million d’emplois non pourvus.
Les raisons en sont, bien évidemment, multiples. Outre ceux qui ne veulent surtout pas trouver un emploi car les aides sociales les satisfont, ceux qui exercent des activités non déclarées, ou ceux qui trempent dans tous les trafics imaginables et bien connus de la délinquance, on doit faire le constat d’une réelle inadéquation entre les offres d’emplois et la formation des jeunes. Aveuglés par le miroir aux alouettes des études supérieures (Master en tous genres) qui ne débouchent souvent sur aucune compétence recherchée, ces jeunes ont suivi les sollicitations trompeuses des gouvernements successifs qui ont donné une image péjorative des métiers où l’on « fabrique », pour les métiers où l’on « pense ».
Quelle est donc leur conception de l’existence ? Il suffit de se référer aux nombreuses publicités qui incitent les consommateurs (jeunes par priorité) aux « games », pour se rendre compte que, pour une part non négligeable de la population, l’important aujourd’hui n’est pas de travailler mais de jouer. Ils jouent, et la vie réelle n’existe plus. Ils sont perpétuellement dans un monde virtuel. Que ce soit pour gagner sa vie ou pour passer le temps.
Le concept de « métaverse »
Cette analyse, plutôt pessimiste, doit être rationnalisée. On peut, en effet, espérer que les entreprises qui fondent leur développement sur les potentialités de l’IA trouvent des solutions qui permettent à ces révolutions de conserver un lien humaniste entre les individus.
Il faut ainsi se pencher sur le concept de « métaverse », lequel envisage une convergence des réalités physique, augmentée et virtuelle vers un cyberespace communautaire et massif. Le métaverse pourrait se transformer en une nouvelle économie parallèle. Selon le patron de Nvidia, le métaverse deviendra un jour un business plus important que l’économie réelle. Dès lors, l’ambition de nombreux grands acteurs de l’économie actuelle est de se positionner de la façon la plus favorable possible sur ce nouveau marché.
C’est pourquoi, on assiste à une « course au métaverse » entre Facebook qui a récemment levé 10 milliards et décidé de changer son nom en « Méta », Epic Games qui est l’éditeur de Fortnite (jeu vidéo qui se rapproche le plus du concept de métaverse à l’heure actuelle) ainsi qu’une diversité d’autres grands acteurs pour qui le métaverse pourrait se révéler incontournable dans la nouvelle économie et qui cherchent à développer le leur.
Enfin, le métaverse pourrait bien modifier la structure de l’économie et la nature des biens échangés : les crypto-monnaies puis les NFT (« non fungible token », ou jeton non fongible) se sont démocratisés dans les échanges numériques. Le métaverse devrait exploiter les logiques de NFT et apporter de nouvelles solutions financières et commerciales.
Un monde qui change… une expression pleine de sens dans cet univers numérique… l’homme y a-t-il encore sa place ?
Bernard Chaussegros
Remerciements à Paul, Gabin, Adrien et Bertrand
Bernard Chaussegros est expert près la Cour d’Appel de Paris et les Cours Administratives d’Appel de Paris et Versailles, médiateur des Entreprises et membre du Comité Français de l’Arbitrage