Par Michel Maffesoli, sociologue, philosophe, professeur émérite à la Sorbonne et membre de l’Institut universitaire de France.
Tribune. J’ai l’habitude de me présenter plutôt comme « penseur de la socialité ou du lien social » que comme « sociologue ». Car la sociologie contemporaine, en France du moins, est devenue, sous prétexte de scientificité, une science des déterminismes économico-sociaux individuels, bien plus que la compréhension des relations sociales, de ce relationnisme qui est de mon point de vue une des caractéristiques majeures de la société postmoderne, notre société contemporaine.
Reprenant pour cet article mon ouvrage, Le Réenchantement du monde[1], j’ai retrouvé cette citation qui au fond résume bien mon propos : « Selon Fernando Pessoa, la sociologie consiste à déchiffrer les lois secrètes régissant la société. (R.Bréchon). En la matière, celles permettant de reconnaître le rapport entre le rêve et ce qu’on appelle la réalité. Celle d’une vie sociale où les idées, les illusions, les croyances, en un mot l’imaginaire occupent une place centrale. La loi secrète « essentielle », et pourtant peu admise, est celle du glissement du rationalisme vers le sensualisme, d’une typologie sociale dominée par la pensée vers une autre où le sentiment prévaudrait ».
Car bien sûr l’expression « réenchantement du monde » répond à l’analyse faite au début du siècle dernier par le sociologue Max Weber quand il montrait que la rationalisation, c’est-à-dire la croyance en une explication entière du monde par la science et sa domination par la technique aboutissait à une éradication des croyances et à une perte de sens. Ce qu’il nommait désenchantement du monde, plutôt d’ailleurs au sens littéral « démagification » (Entzäuberung der Welt).
Ce que je m’essaye depuis près de 40 ans à montrer, c’est la saturation de ce système de valeurs de la modernité, fondé sur le triptyque individualisme, rationalisme, progressisme. Et partant la reprise de ces bagages essentiels que sont : le rêve, l’imagination, les fantasmagories, les mythes, les rites y afférent que la « via recta de la raison » avait laissés sur le bord du chemin. (Thomas Kühn).
Il y a indubitablement un retour de la religiosité, du religieux, voire du sacré. De manière presque caricaturale, le week-end de Pentecôte (la fête du Saint Esprit) a vu le rassemblement au château de Chambord de 30 000 scouts en uniforme, pratiquant les rites traditionnels avec un enthousiasme tout juvénile, y compris sous l’orage, et les deux pélerinages depuis et vers Chartres d’églises plutôt traditionnelles. Mais il faut également citer le succès de la réédition de la série des livres d’Harry Potter, la sortie d’un nouveau film de la série Jurassic Park. Sans oublier la mode toujours plus répandue de pratiques très anciennes, tels le tatouage, les danses rituelles, les diverses fêtes et rassemblements dont deux années de confinement n’ont pas épuisé la vitalité.
Là où la modernité avait assigné l’homme à une identité rationnelle, unique et pérenne, la postmodernité permet à chacun de jouer d’identifications multiples aux diverses tribus se rassemblant autour de goûts et de passions communes, de croyances et de solidarités traditionnelles ou très anomiques[2].
C’est sur ces appartenances que se construit ce que j’ai appelé un « réenchantement du monde ». L’universalité conceptuelle, l’unité voire l’uniformité d’un lien social fondé sur un contrat juridique et des intérêts économiques, se fragmente de plus en plus. L’imagination, les fantasmagories, les communions émotionnelles reprennent force et vigueur.
C’est cette résurgence d’une part obscure, d’un inconscient collectif qui enrichit, diversifie, relativise l’uniformité rationaliste et matérialiste de la modernité finissante. C’est cela que j’appelle le réenchantement du monde.
Et ceci pour le meilleur et pour le pire. L’altruisme, des solidarités fondées sur un « humanisme intégral » (Maritain), une recherche d’une éthique concrète plutôt que d’une morale universaliste confinant au moralisme, une épistémologie de « raison sensible » plutôt qu’un scientisme rationaliste étriqué, mais également l’affirmation parfois outrée des identifications communautaires, le devenir « théatrocratie » de la démocratie représentative, les transes et débordements des diverses marches blanches et autres protestations, une violence collective ni ritualisée ni maîtrisée[3].
Comme tout combat d’arrière-garde, celui mené par des élites déphasées et arcboutées sur des valeurs saturées ne fait qu’exacerber les aspects les plus noirs de cette remagification du monde.
La grande peur des pouvoirs devant ces formes de communions émotionnelles qui dépassent en intensité les habituelles « manifestations » politiques, syndicales, aux revendications bien ordonnées n’a de reste que l’arrogance d’experts plutôt scientistes que scientifiques, oublieux qu’ils sont du nécessaire relativisme de tout processus scientifique, ouvert justement à ces réalités inconnues, invisibles, à découvrir toujours et encore.
Ce que Max Weber appelait désenchantement du monde, peut se rapprocher de ce que Auguste Comte appelait reductio ad unum. Une réalité finie, connue et maitrisée. Une nature dominée. Des individus assignés à une identité unique, sexuelle, ethnique, géographique, religieuse et à des habillements uniformes, des logements normalisés, des comportements contrôlés.
Ceci en échange d’une sécurisation complète de l’existence. Échangeant la peur de mourir de faim contre celle de mourir d’ennui. Ou l’originalité de la pensée (pensée entée sur l’originel) contre un psittacisme benêt et conforme.
Pour Max Weber, la technique avait largement participé à ce désenchantement, à cette perte de croyances collectives.
J’ai cependant montré que ce mouvement positiviste, de réduction à un progressisme matérialiste était aujourd’hui battu en brèche par un relativisme ouvert et généreux. Non pas au sens d’un « àquoibonisme » désabusé, mais au contraire d’une mise en relation fougueuse et enthousiaste des vérités entre elles. De la même manière que les scientifiques créatifs pratiquent le doute, l’intuition, l’imagination créatrice au contraire des pseudo tenant d’un dogmatisme scientiste et rationaliste, les « tribus postmodernes » confrontent les divers récits, mettent en relation les expériences, partagent les approches concrètes et sensibles du monde et s’informent au-delà des média mainstream.
La récente « crise » du Covid a bien montré comment ces deux mondes se positionnaient : d’un côté le pouvoir établi, les scientifiques adoubés par celui-ci, les institutions médiatiques, politiques, administratives et même intellectuelles parlant d’une seule voix au nom d’une science aussi pleine de certitude qu’oublieuse de la plus simple humanité et de l’autre un grouillement d’hypothèses, d’expériences, d’échanges sur les réseaux sociaux. On a eu trop vite fait de parler de complotisme, de charlatanisme, de se gausser des remèdes traditionnels. On a aussi malheureusement atteint l’acmé de la barbarie moderne en interdisant les soins médicaux de base et l’accompagnement familial, amical et même religieux des mourants sans parler du renoncement à toute manifestation rituelle communautaire, fût-elle funéraire.
Le réenchantement du monde, cette attention puissante à trouver un sens commun à l’ici et maintenant ne pourra cependant pas être éternellement bridé. L’attention renouvelée à une sagesse de la nature, une écosophie ne pourra pas être totalement confisquée par une mise en scène hypocrite et politique. C’est bien un nouveau rapport au monde que dessinent les jeunes générations, soucieuses de tradition et d’invention, attentives au clair-obscur de l’existence, affrontant avec joie un commun destin.
Michel Maffesoli
Professeur Émérite à la Sorbonne
[1] La Table ronde, 2007, réédition Tempus Perrin, 2009
[2] Ce que j’analysais, dés 1988, dans Le Temps des tribus, le déclin de l’individualisme dans les sociétés de masse 4e édition La Table ronde, 2019. Ce qui a été, récemment vulgarisé, journalistiquement,en «archipélisation ».
[3] Cf. mon ouvrage récent, L’ère des soulèvements, éditions du Cerf, 2021