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Mohed Altrad, un rêve français


Au départ , Mohed Altrad avait tout pour perdre ! Déraciné, orphelin de père, issu d’une famille miséreuse de bédouins en Syrie, parlant à peine notre langue, il a bâti en 50 ans un groupe considéré comme le leader mondial des services à l’industrie.

Entreprendre - Mohed Altrad, un rêve français

Au départ , Mohed Altrad avait tout pour perdre ! Déraciné, orphelin de père, issu d’une famille miséreuse de bédouins en Syrie, parlant à peine notre langue, il a bâti en 50 ans un groupe considéré comme le leader mondial des services à l’industrie. N’hésitant pas à reprendre plus d’une centaine d’entreprises de par le monde pour bâtir l’un de nos plus grands groupes industriels, Mohed Altrad dirige à 71 ans, depuis Montpellier (34), le premier employeur du Sud avec 42 000 salariés et plus de 3,5 milliards d’euros de chiffre d’affaires.

Plus qu’une saga pour étudiants en école de commerce, son parcours s’apparente à un véritable conte de fées, voire à une authentique leçon de vie. Il n’y a pas de fatalité. « Rien n’est impossible tant qu’on ne l’a pas tenté ! », comme il nous le rappelle. Un entretien à faire lire à toutes les prétendues victimes de la société moderne. Nous sommes particulièrement heureux de son exceptionnel parcours que nous avions été l’un des premiers à présenter dans la presse, dans un numéro d’Entreprendre à la fin des années 80.

Au de votre exceptionnel parcours , on a l’impression que vous êtes portés par une philosophie que vous avez acquise et qui vous est propre ?

Mohed Altrad : Je suis le produit de mon parcours fondé sur trois idées clés : l’effort, le travail et la conviction que rien n’est jamais définitivement acquis. Paradoxalement, je suis parti avec peu et beaucoup à la fois. D’un côté, les circonstances de ma naissance et de mon enfance ont été très difficiles. Vivre avec une mère seule dans l’est de la Syrie au début des années 1950 n’avait rien d’une sinécure. Mais d’un autre côté, les épreuves de la vie m’ont forgé un caractère et m’ont beaucoup apporté. « Ce qui ne me tue pas me rend plus fort », expliquait Nietzsche dans le Crépuscule des Idoles.

À chaque difficulté surmontée, j’avais le sentiment d’être plus fort, d’avoir acquis plus d’expérience et d’avoir plus confiance en moi. Franchir un obstacle que l’on croit insurmontable ouvre des perspectives pour l’avenir ! C’est précisément ce que j’ai vécu en réussissant à m’intégrer pleinement et simplement à la société française.

Pourquoi avoir un tel besoin d’écrire ?

J’ai toujours écrit. Des livres de management dans un premier temps, puis des récits personnels et autobiographiques avant de m’ aventurer plus récemment dans l’écriture de romans. J’écris toujours pour les salariés du groupe que je préside. Je pense en écrivant et je communique en écrivant. Ecrire fait partie de moi. L’écriture est pour moi une façon de synthétiser ma pensée tout en m’adressant au plus grand nombre. Ecrire suppose de faire l’effort de s’adresser à des personnes que l’on ne connaît pas, sans savoir dans quel contexte le lecteur découvrira notre production et quelle sera sa réaction. J’aime cette part de mystère dans l’écriture.

Depuis votre jeunesse, vous avez su relever tous les défis. Qu’est-ce qui vous pousse à continuer à entreprendre ?

Les Anglais disent souvent : « Sky is the limit » (le ciel est la limite, Ndlr) et j’en ai fait ma devise, considérant que rien n’est impossible tant que l’on ne l’a pas tenté. Il est évident que l’on ne réussit pas toujours, mais cela vaut la peine d’essayer, en mettant tous les atouts de notre côté sur le plan du travail, de l’endurance, de l’analyse précise de la concurrence, de la perception fine et précise de ses avantages comparatifs. J’aime découvrir de nouvelles activités, de nouveaux métiers et de nouveaux secteurs. Je suis assez curieux de nature.

L’échec fait-il partie de l’aventure l’entrepreneuriale ?

L’échec fait non seulement partie de l’ aventure entrepreneuriale mais il en est constitutif. On n’est pas vraiment un entrepreneur tant que l’on n’a pas échoué. Il faut accepter l’ échec, analyser ses causes, et surtout, en tirer des leçons pour l’avenir : où s’est-on trompé ? Qu’a-t-on mal fait ? A-t-on porté suffisamment d’attention aux hommes, à l’environnement, à la concurrence ? On apprend toujours énormément de ses échecs.

Si vous deviez donner un seul conseil à un jeune qui rêve d’entreprendre ?

Ne pas écouter ceux qui prétendent que c’est impossible et croire en soi. C’ est l’essentiel pour réussir.

Comment réindustrialiser la France ?

Demandons-nous au préalable s’ il est nécessaire de réindustrialiser la France. La réponse est oui à condition de la faire bien. Passer de 20% du PIB à peine plus de 10% pour l’industrie manufacturière, c’est un crève-cœur, d’autant que l’industrie permet de limiter les importations, de réduire le déficit commercial, et d’améliorer la balance des paiements. L’industrie est également le cœur de la R&D française puisqu’elle représente 80% de la recherche développement privée.

Mais il ne faut pas se tromper d’époque : la France n’est plus compétitive dans les industries où la valeur ajoutée est faible ou moyenne. Nous sommes très bons dans l’aéronautique car nous savons faire des avions très performants, comme les Américains mais mieux que les Chinois, par exemple. Il faut donc réindustrialiser la France, mais avec de nouvelles industries et de nouveaux process fondés sur l’automatisation, l’industrie 4.0 et l’innovation.

La relocalisation des industries et des emplois doit-elle être un objectif ?

Je pense qu’il faut moins parler de relocalisation que de développement industriel. Il n’est pas question de relocaliser des emplois qui sont partis pour cause de faible compétitivité mais, par contre, il est possible créer beaucoup d’emplois nouveaux dans des secteurs d’avenir.

L’économie française favorise-t-elle le développement de l’entrepreneuriat ?

Au-delà de l’économie, il faudrait parler de la France car la société, l’Etat mais aussi le fisc ont un discours sur l’entrepreneuriat. On se plaint souvent de ce cadre général : des impôts et des charges très élevés, un État interventionniste, des entrepreneurs qui n’ont souvent pas bonne presse. Mais fort d’une certaine expérience internationale, je ne me plains pas, bien au contraire.

La France offre un cadre de vie et de travail exceptionnel : les salariés sont très bien formés, les infrastructures sont excellentes, la sécurité apportée aux salariés sans égale. Alors, bien sûr, tout cela a un coût qui pourrait être réduit. Mais, ne cédons pas aux sirènes de l’autocritique permanente, un sport très français… Nous sommes meilleurs que nous le croyons.

Comprenez-vous les jeunes Français, cadres ou entrepreneurs, qui quittent le pays ?

Oui, bien sûr, même si je le regrette. Certains vont trouver des opportunités ailleurs au début de leur carrière à un moment où il est important de se remettre en question, de se frotter à d’autres cultures et de s’interroger sur ses capacités en les comparant aux autres. Lorsque l’on a créé déjà plusieurs entreprises, il peut également être tentant d’ aller voir ailleurs pour savoir si l’ on est capable de faire aussi bien que chez soi. Quant à ceux qui partent pour des raisons fiscales, c’est souvent qu’ils ont cessé leur aventure entrepreneuriale et qu’ ils souhaitent profiter de droits de succession ou de cessions d’ entreprise plus avantageux sur le plan fiscal.

Pourquoi n’y a-t-il davantage de Yannick Altrad ?

Je ne suis pas le mieux placé pour le savoir, mais j’observe de grandes réussites économiques en France, notamment dans le secteur des télécoms. Regardez ce que Xavier Niel ou Patrick Drahi ont réussi avec pour seul capital leur intelligence et leur travail.

Le Code du Travail est-il un frein au développement économique ?

Il est clair que le Code du Travail vise à protéger les salariés et non à favoriser les entrepreneurs. Mais n’est-ce pas son rôle ? Quand on crée de la richesse, de la valeur et des emplois, le Code du travail n’est pas un obstacle.

Que pensez-vous du rôle joué par les prud’hommes et les tribunaux de commerce ?

Je ne veux pas juger des institutions dans leur ensemble. On a tous en tête des exemples où leur rôle n’a pas été optimal, mais dans certains cas, les tribunaux de commerce jouent un rôle bénéfique.

Pourquoi la France ne parvient-elle pas à faire émerger des entrepreneurs dans les quartiers défavorisés ?

Les quartiers défavorisés sont ceux qui créent le plus d’entreprises. La Seine-Saint-Denis est le département qui a créé le plus d’entreprises depuis dix ans, essentiellement des auto-entreprises. C’est à la fois une bonne et une mauvaise nouvelle. Une bonne nouvelle car cela démontre que les jeunes de ces quartiers vont travailler. Une mauvaise car leur entrepreneuriat est souvent contraint du fait d’un accès très difficile au travail salarié. Certains entrepreneurs qui réussissent viennent de quartiers favorisés, ne vous trompez pas.

Que répondez-vous à ceux qui décrivent la France comme un pays ultra-libéral ?

Qu’avec près d’un tiers de son PIB consacré à la redistribution sociale et plus de 50% de prélèvements publics, nous sommes loin du modèle ultra-libéral. Mais, vous savez, tout dépend du contexte : notre histoire politique, notre sociologie, notre anthropologie, cette « passion de l’égalité » française dont parlait déjà Tocqueville, font que ceux qui émergent et qui réussissent plus que les autres sont souvent suspects. Il faut vivre avec, ce n’est pas bien grave, la France a d’autres atouts !

Que vous inspire l’émergence récente de nouveaux principes régissant la vie des entreprises (entreprise à mission, responsabilité sociétale et environnementale…) ?

Ce sont des principes très intéressants. L’ entreprise n’ est pas déconnectée du reste de la société, elle a aussi des responsabilités, en tant que groupe social ayant un impact sur l’ environnement, sur ceux qui y travaillent et sur ceux qui consomment ses produits. Tant mieux donc si la préoccupation pour les « parties prenantes » extérieures à l’entreprise augmente en même temps que la conscience de ses responsabilités. Le Groupe Altrad est très investi sur ces sujets.

La crise sanitaire a plongé l’économie du pays dans une profonde déprime. Comment redonner confiance aux Français et redynamiser le tissu économique ?

Il faut vacciner un maximum de personnes ! Les vaccins protègeraient visiblement de la maladie mais aussi de la contamination, ce qui est une bonne nouvelle. Il faudrait mettre en place un véritable système de production militaire pour les vaccins qui sont la clé de la sortie de crise dans les pays développés mais également dans les pays pauvres.

Le Groupe Altrad a-t-il mieux surmonté la crise sanitaire et économique que ses concurrents ?

Le Groupe Altrad a des fondamentaux solides : il est profitable, a des réserves de trésorerie et sait s’adapter aux circonstances. C’est ce que nous avons fait ces derniers mois, au prix de nombreux efforts.

La crise offre-t-elle des opportunités de rachats pour un groupe comme le vôtre ? Avez-vous prévu des acquisitions en 2021 ?

Le groupe a acquis plus de cent entreprises depuis ses débuts et le flux d’acquisitions est ininterrompu. Les bouleversements provoqués par la crise peuvent créer des opportunités, mais nous nous intéressons à des entreprises qui étaient déjà attractives avant cette dépression.

Avez-vous déjà préparé votre succession ? Avez-vous fixé une date ?

Je réalise un important travail de formation interne et de repérage des talents en ce sens.

Vous avez investi dans le club de rugby de Montpellier pour en faire l’un des principaux clubs européens. Du côté de Marseille, certains rêveraient de vous voir reprendre l’OM. Que leur répondez-vous ?

Chaque chose en son temps ! J’adore l’OM, mais je ne compte pas investir dans le football pour l’instant.

Quels sont les principaux blocages dans le rugby ?

Le rugby, c’est l’incertitude : on a de très bons joueurs, de magnifiques entraineurs, des opportunités formidables. Certaines saisons, tout ou presque réussit. D’autres, et par exemple cette année, tout semble très difficile. C’est la glorieuse incertitude du sport, incertitude que j’essaye de réduire.

Vous briguiez la mairie de Montpellier aux élections municipales en juin 2020 avec une liste citoyenne n’appartenant à aucun parti. Quelle est votre conception de la politique ? Quelles sont vos ambitions sur le sujet ? Quel rôle estimez-vous avoir à jouer sur le plan de la scène politique, sur quels thèmes ?

Il était important pour Montpellier que l’ancien maire (Philippe Saurel, Ndlr) quitte son poste car il ne faisait pas du bon travail. J’ai également souhaité témoigner de mon amour pour cette ville. A mon sens, ces deux objectifs ont été atteints. Pour le reste, il faut renouveler la politique car la société change très vite et les pratiques comme les objectifs doivent muter. J’ai essayé d’y contribuer.

Comment voyez-vous 2022 ?

Alors que l’élection de 2022 se tiendra au moment où la crise économique et sociale risque d’être la plus visible, le risque que les extrêmes veuillent en profiter existe. J’espère que la tempérance l’emportera. Et avec elle, une belle notion, la persévérance. J’aime ce mot et ce concept qui permet même désormais d’aller sur Mars !

Propos recueillis par Robert Lafont

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