Au cœur du sujet, une affaire bien connue de la rédaction de Géostratégie magazine qui, dans son prochain numéro, dévoilera un dossier spécial sur “l’envers du Rocher”.
Les phrases transmises au Monde par l’avocat du prince sont ciselées et accusatrices. Pourtant, jusqu’au printemps dernier, le Souverain ne semblait pas s’être totalement désolidarisé de celui qui, depuis 2001, faisait partie de ses plus proches collaborateurs. Alors, pourquoi tenter d’atteindre l’intégrité de Claude Palmero ? Et surtout, qui peut bien avoir intérêt à déstabiliser cet homme dont la probité semble pourtant être de notoriété publique et validée par un parcours professionnel et personnel sans tache.
Ci-dessous, un extrait de l’enquête menée par Géostratégie magazine, à lire en intégralité dans le prochain numéro. Géostratégie magazine (groupe Lafont Presse) est distribué en kiosque partout en France.
Monaco : confusion et concentration des pouvoirs
En Europe, La Principauté est une monarchie constitutionnelle héréditaire qui voit le Souverain concentrer l’essentiel des pouvoirs comme un monarque absolu. A l’inverse de toutes les monarchies européennes, le Prince de Monaco exerce la totalité du pouvoir exécutif et nomme lui-même les membres du gouvernement princier, qui n’est pas responsable devant l’assemblée monégasque.
Dans les monarchies parlementaires modernes (Royaume-Uni, Espagne, Luxembourg, etc.), le gouvernement doit avoir la confiance du Parlement. C’est comme si le Prince Albert était l’équivalent du Roi de Grande-Bretagne et de son Premier ministre, à la tête d’un gouvernement n’étant pas responsable devant les parlementaires ! Le souverain monégasque dispose aussi d’une partie du pouvoir législatif qu’il partage avec le Conseil National qu’il peut dissoudre à tout moment.
Inviolabilité du Prince
De surcroît, le Prince supervise aussi de facto le pouvoir judiciaire, exercé en son nom par des tribunaux théoriquement indépendants, mais qu’il peut influencer et orienter à sa guise par l’étendue de son pouvoir de nomination. Dans plusieurs cas, cela peut rendre l’accès à un procès équitable très difficile voire impossible. On se trouve donc en présence d’un système de concentration unique des pouvoirs qui fait de Monaco une exception en Europe puisque tous les monarques n’y jouissent que d’attributions purement formelles.
L’inviolabilité du Prince est un facteur aggravant. Thomas Clay, Agrégé des Facultés de droit et Professeur à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, soulignait dans une tribune publiée par Le Monde du Droit, que « cette inviolabilité de la personne du Prince s’étend à ses décisions qui se trouvent donc elles-mêmes immunisées contre toute contestation. Une chose est en effet de placer le Souverain à l’abri de la vindicte, une autre est de rendre par principe irrecevable toute critique de ses actes. C’est une sorte de fait absolu du Prince », considère Thomas Clay, expert très réputé.
Cette exception monégasque à l’Etat de droit, qui n’est pas vraiment assuré à Monaco, est potentiellement une préoccupation sérieuse pour l’édifice juridique et juridictionnel européen, sachant que Monaco est membre du Conseil de l’Europe depuis 2005. Ce n’est d’ailleurs pas par hasard que plusieurs recours devant la Cour Européenne des Droits de l’Homme de Strasbourg ont récemment visé La Principauté, dont celui du juge Levrault qui avait dénoncé le fonctionnement de la justice à Monaco. Dans le dossier du projet L’Esplanade des Pêcheurs, le refus de l’Etat d’exécuter une décision de justice (juin 2020) le condamnant à verser une indemnité à l’entreprise Caroli est sans précédent en Europe, et la société lésée devrait prochainement saisir la Cour de Strasbourg.
Le challenge de la lutte contre la corruption
Depuis plusieurs années, un combat âpre oppose le magnat de l’immobilier Patrice Pastor et ses menus concurrents, notamment les sociétés Marzocco et Caroli qui n’ont pourtant mené qu’un nombre très limité de projets significatifs. Le multi-milliardaire monégasque (fortune estimée à plus de 20 milliards d’euros et 80 % du marché monégasque) semble déployer inlassablement des efforts de tous ordres pour les contrer. Les coups fourrés se sont multipliés depuis plusieurs années, à l’instar de la crise des Jardins d’Apolline (2018) qui avait conduit l’Etat à accorder un important contrat de gré à gré au « local de l’étape » (Pastor) pour reconstruire une résidence affectée par de soi-disant malfaçons.
Cet épisode avait porté un préjudice réputationnel réel mais sans doute injustifié au groupe Marzocco (l’un des constructeurs de la résidence), mais tant que le rapport de l’expert judiciaire ne sera pas rendu public (…), il y a fort à parier que la vérité ne sera pas dévoilée. Les manœuvres dilatoires se sont multipliées pour que ce rapport, paraît-il très révélateur, ne soit pas rendu public.
Fake news émanant de sites étrangers
Le sommet de ce bras de fer a été la campagne anonyme des Dossiers du Rocher qui a consisté, d’octobre 2021 à mars 2022, à déverser des flots de fake news émanant de sites étrangers douteux et alimentés par un website de courriels piratés illégalement. Cette campagne a violemment mis en cause quatre personnalités (Laurent Anselmi, ministre, Claude Palmero, Administrateur des Biens, Thierry Lacoste, Avocat et ami d’enfance du Prince, Didier Linotte, Président du Tribunal Suprême). Un faisceau d’indices semble désigner des intérêts financiers puissants comme commanditaires de cette vaste opération de plusieurs millions, destinée à leur donner le champ libre en Principauté. Jusqu’en mai 2023, le Prince a régulièrement et publiquement soutenu ces quatre personnalités, avant d’effectuer une étrange volte-face en juin 2023.
Claude Palmero, Administrateur des Biens depuis 2001, a alors été brutalement révoqué, et Laurent Anselmi, chef de cabinet, a dû quitter ses fonctions. Claude Palmero a attaqué son éviction devant la Cour Constitutionnelle qui s’est déclarée incompétente (…) et il vient de saisir la Cour Européenne des Droits de l’Homme de Strasbourg (11 janvier 2024). Depuis plusieurs mois, le Palais s’est attaché à mettre en cause l’honnêteté de Claude Palmero alors que sa réputation est depuis longtemps celle d’un opposant résolu à la corruption et aux monopoles à Monaco.
Alors que le Prince semble désormais insaisissable, cette évolution récente rend les observateurs très perplexes. L’implication de membres de la famille princière dans les affaires immobilières monégasques est également une source d’interrogations, les deux neveux du Prince Albert étant, entre autres, financièrement intéressés au gigantesque projet immobilier d’extension en mer mené par le groupe Pastor. En Europe, il est pourtant de notoriété publique que les membres des familles régnantes des monarchies doivent se tenir prudemment à l’écart de ce genre de tentations.
Monaco en liste grise ?
Moneyval, émanation du Conseil de l’Europe, pourrait prochainement mettre Monaco en liste grise. Créé en 1997, Moneyval est chargé d’évaluer le niveau de conformité et l’efficacité des outils de lutte contre le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme des pays membres (dont Monaco depuis 2005). Le 23 janvier 2023, il avait épinglé La Principauté et décidé de la soumettre à une période d’observation et de suivi renforcé jusqu’en mars 2024.
Dans son rapport consacré à Monaco et élaboré au terme d’une longue évaluation, Moneyval appelait La Principauté à renforcer les mesures de lutte contre le blanchiment, à apporter des améliorations concernant la transparence des sociétés, à améliorer son système de supervision, et à accroître l’efficience de sa coopération internationale. En clair, Monaco n’était pas à la hauteur sur une grande partie des critères, notamment sur l’application effective des textes. A l’issue de la période de suivi et si les efforts en cours sont jugés insuffisants, le Groupe d’Action Financière (GAFI) pourrait placer Monaco en liste grise. Si tel est le cas, cette mise à l’index risque de générer une baisse de la demande, notamment dans l’immobilier, le tourisme et le luxe, et pourrait inciter les investisseurs et des institutions financières à se détourner de Monaco. Ainsi, une dégradation de la position de La Principauté pourrait enclencher une spirale négative, susceptible d’enrayer la croissance et d’entraîner le déclin de l’économie.
De surcroît, elle serait de nature à complexifier ses relations avec les autres pays européens. A l’heure où Monaco est dans la tourmente, des rumeurs insistantes font état de la nomination comme Ministre des Finances de Pierre-André Chiappori, qui siège au conseil de Monaco Asset Management, pilotée par Gianluca Braggiotti et par le multimilliardaire Patrice Pastor qui, décidément, n’en finit pas de tisser sa toile…
Un système à bout de souffle
Le système monégasque paraissant à bout de souffle, les élites et forces vives du pays devraient pouvoir trouver le ressort et la lucidité pour le réformer en profondeur. Faute de quoi, l’extérieur pourrait intervenir, en particulier la France. Les étroites relations franco-monégasques sont régies par le traité d’amitié de 2002 et par la convention de coopération administrative de 2005. Ces accords montrent bien la « communauté de destin » entre les deux pays, le rôle de protecteur exercé par la France, et la dépendance de Monaco vis-à-vis de Paris pour sa sécurité, ses relations extérieures et le recrutement de dirigeants, magistrats et hauts fonctionnaires. Le poste de Ministre d’Etat, véritable pivot du gouvernement princier, est depuis toujours confié à un Français. En pratique, ses titulaires n’ont pas toujours eu le calibre nécessaire, car Paris n’a souvent proposé au prince que des hauts fonctionnaires en fin de carrière et mal préparés à cette mission sensible, qui requiert du caractère, du leadership, du discernement, le sens de l’intérêt général et une intégrité à toute épreuve.
Alors que les doutes existent sur la capacité de La Principauté à se réformer, à adopter une gouvernance moderne, et à lutter efficacement contre la corruption, Paris pourrait être tenté de prendre la main pour instiller des changements structurants. De son côté, l’Union européenne, qui n’est toujours pas liée à la Principauté par un accord d’association, suit l’évolution de la situation avec attention. L’idéal serait que Monaco prenne l’initiative d’une transformation et adopte une séparation des pouvoirs et une charte éthique dignes d’un Etat moderne, à travers un alignement vertueux sur les autres monarchies européennes. L’enjeu pour La Principauté est d’entrer enfin pleinement dans le XXIème siècle.
Tom Benoit