Fondateur du cabinet de conseils Asterès, Nicolas Bouzou (42 ans) fait partie de ces économistes libéraux qui défendent corps et âme l’esprit d’entreprise, l’autonomie et la responsabilité. Grand pourfendeur de l’assistanat, co-auteur de La comédie (in)humaine, avec Julia de Funès (Éditions de l’Observatoire, 2018), il part en guerre contre le pseudo management qui s’occupe de l’accessoire (le baby foot et la livraison de fruits), au lieu de se concentrer sur le sens du travail et la motivation profonde de chacun.
Votre dernier ouvrage La Comédie (in) humaine invite à un parallèle avec La Comédie humaine de Balzac. Pourquoi cette référence ?
L’œuvre de Balzac est un roman totalisant, il embrasse toutes les dimensions de la vie en dépeignant la condition humaine. Julia de Funès, philosophe et co-auteur de l’ouvrage, et moi-même ne sommes pas salariés dans une entreprise – elle est indépendante et je dirige une entreprise (cabinet de conseil Asterès, NDLR) dont je suis le gérant. Nous nous sommes rendus compte que deux choses comptaient réellement dans la vie des gens : leur famille ou leur entourage proche d’un côté ; l’entreprise de l’autre.
L’entreprise est un lieu de vie et une matière première incroyablement riche qui participe beaucoup de cette comédie humaine, pourtant, certains dirigeants d’entreprise ne le perçoivent pas et sous- estiment l’importance de l’entreprise pour les collaborateurs. Les gens se définissent beaucoup par l’entreprise dans laquelle ils travaillent et par le travail qu’ils font. La vie professionnelle est une dimension extrêmement importante, presque aussi essentielle que notre vie intime et que nos relations avec nos conjoints et nos enfants, etc.
Que faut-il entendre par « comédie (in) humaine » ?
La comédie (in)humaine n’est pas l’entreprise, je suis un libéral défenseur acharné de la libre-entreprise. Le management contemporain vire souvent à la tragédie-comédie. Quelques séries télévisuelles, notamment la version britannique de The office, série sur la vie au bureau, illustrent cette comédie.
Il existe un fort potentiel comique dans les entreprises car le management ne fonctionne pas bien, parce que les salariés n’osent pas se parler entre eux, parce que des quiproquos se créent ou des histoires d’amour tournent bien ou mal… Le management est souvent une vaste comédie dans la mesure où beaucoup d’ artifices sous-tendent sa conception contemporaine : séminaires sportifs, formations ludiques, serious game, animations diverses et variées.
Nous employons le terme « inhumain » car souvent, le management contemporain réifie les gens et les traite comme s’ils étaient des choses. Cela pouvait fonctionner au XIXème, voire au XXème siècle, mais ce n’ est plus tenable aujourd’hui car les évolutions technologiques, la convergence du numérique, de la robotique et de l’intelligence artificielle font que l’avantage concurrentiel des salariés et des humains consiste précisément à faire des choses très humaines que la technologie ne sait pas faire.
Comment impulser un management plus humain ?
Faire des choses très humaines suppose de disposer de compétences clés qui sont là encore extrêmement humaines : créativité, capacité d’innovation, empathie, capacité à embrasser un problème dans sa globalité. Aujourd’hui, le management ne doit pas réifier les gens et les noyer sous des process qui les réduisent à la fonction d’exécutant car la technologie saura très vite le faire intégralement.
Si on souhaite avoir un bon management pour avoir in fine une bonne expérience client, il faut nécessairement utiliser et valoriser les compétences humaines des collaborateurs.
Quelle cartographie dressez-vous des relations entre l’entreprise et ses employés ?
Il existe un paradoxe car les entreprises n’ont jamais autant investi dans le bien-être de leurs salariés, souvent d’ailleurs avec des résultats très intéressants. Les accidents du travail ont significativement baissé dans les entreprises, en particulier dans l’industrie et le bâtiment, ce qui est très positif. D’un côté, il y a eu cet investissement efficace des entreprises, et de l’autre, une crise des relations entre les collaborateurs et le management à laquelle vient se greffer une crise du sens.
Très peu de salariés sont contents de leur manager, seulement 15% d’entre eux estiment qu’il leur apporte quelque chose. 20% des salariés sont désengagés de leur entreprise pour laquelle ils ne veulent plus travailler et deviennent donc des poids morts. C’est un énorme problème pour les entreprises, car le management a presque fabriqué des ennemis à l’intérieur de l’entreprise.
N’y a-t-il pas également une crise du sens ?
Oui, les gens ne savent plus pourquoi ils vont travailler. L’alourdissement des process, la multiplication des réunions, et tant de choses futiles dans l’entreprise qui semblent inutiles aux salariés, ont participé au fait qu’ils ne savent même plus à quoi sert l’entreprise. Les questions fondamentales se sont évaporées : quel est l’ objet social de l’ entreprise ? que doit-elle faire ? quel est son projet ? comment aider les salariés à servir le projet de l’entreprise ?
La question du sens est essentielle et devrait être au cœur du management, mais dans la plupart des entreprises, et en particulier dans les grandes structures, cette notion s’est complètement perdue. Comment expliquez-vous cette entropie ? Quels en sont les principaux symptômes ?
L’entropie est un phénomène naturel selon lequel il y a une dégradation naturelle des choses. Appliqué à l’entreprise, ce principe explique l’apparition de désordres. Il existe une tendance naturelle à la bureaucratie qui n’est pas du tout l’apanage de l’État ou des pouvoirs publics. Toutes les organisations laissent se développer de la bureaucratie, de la complexité, des reportings, des process et des réunions.
Il est important de le comprendre car souvent les gens pensent l’inverse, imaginant que la simplicité est naturelle et que la bureaucratie se construit et demande un effort. C’est très exactement l’inverse, mettre en place des process ne requiert aucun effort, il s’agit d’essayer par facilité de réduire en permanence l’incertitude en mettant en place de plus en plus de process. Cette rigidification tue l’essence même de l’entreprise qui doit être le lieu de l’investissement, de la projection vers l’avenir et du risque.
En mettant trop de process en œuvre, vous tuez la raison d’être de l’entreprise. C’est dramatique, ce n’est pas libéral, et cela ne correspond pas à l’essence de l’entreprise. Il faut combattre cette entropie et disposer de personnes positionnées à un haut niveau dans l’entreprise qui combattent la bureaucratie, les process et les réunions, sources de paralysie. Cela demande un effort et cela doit être incarné d’en haut. Il faut lutter contre la complexité.
Ces mauvais réflexes managériaux sont-ils la conséquence d’une compétition de plus en plus ardue ?
Lorsque les choses vont mal, le réflexe pour une direction d’entreprise consiste à recentraliser et à diminuer l’autonomie en se disant qu’il faut que tout le monde œuvre dans la même direction et se contente d’exécuter les décisions actées. C’est une erreur car durant la séquence qui a suivi la crise de 2008, le seul moyen pour les entreprises de sortir de la crise était d’innover mais il est impossible de construire une société innovante en étant une entreprise centralisée dans laquelle les gens ne sont pas autonomes.
Le bon modèle est le modèle décentralisé dans lequel les gens sont autonomes et exprimer librement leur intelligence critique. Il n’ est pas question d’ une entreprise horizontale car la verticalité est indispensable, l’entreprise étant une organisation qui nécessite des patrons, des managers et des collaborateurs. C’est là toute la difficulté : une entreprise est bien une structure verticale mais qui doit laisser non pas de la liberté mais de l’autonomie aux collaborateurs.
L’autonomie et le sens sont ce qui motivent les collaborateurs et qui leur permettent de répondre à un projet collectif. Laisser de l’autonomie permet également aux gens de trouver des solutions, d’innover et d’être force de proposition. Certaines entreprises ont une capacité de résolution des problèmes beaucoup plus importantes que des entreprises très centralisées, dans lesquelles il y a peu d’autonomie ou qui sont en silo.
Alors que la qualité de vie au travail est un sujet en vogue, les salariés n’ont jamais semblé autant en souffrance sur le plan individuel, notamment dans les grandes organisations. Comment expliquer cette situation paradoxale ?
Nous parlons beaucoup d’infantilisation. Nous pensons qu’il y a une erreur de diagnostic lorsqu’ on imagine pouvoir résoudre la crise du sens en améliorant la qualité de vie au travail. Il s’agit de deux choses complètement différentes. Vous pouvez avoir un environnement de travail très plaisant où vous bénéficiez de nombreux jours de congés, de RTT, d’une bonne rémunération, de babyfoot partout et pourtant, les gens sont malheureux car ils ne savent pas pourquoi ils travaillent.
Le sens est la première chose que l’on doit proposer aux salariés. Elon Musk rencontre actuellement de nombreuses difficultés, il est en burn out, il se montre tyrannique et ses entreprises perdent de l’argent. Pourtant, la très grande majorité des ingénieurs dans la Silicon Valley aspire encore à travailler avec lui, car il a créé SpaceX, une entreprise de fusées spatiales dont l’ objectif est d’ aller sur Mars. Le sens est donc extrêmement clair.
A l’inverse, dans les grandes compagnies d’assurances et les banques, les conditions de travail et la qualité de vie au travail sont excellentes mais elles n’arrivent pas pour autant à recruter des jeunes. Considérer que la qualité de vie au travail est le principal élément d’attractivité est une erreur majeure dans laquelle beaucoup de grandes entreprises tombent.
Comment redonner du sens ?
Le sens existe dans l’entreprise. Au début, l’entreprise est créée pour quelque chose ; si c’est une entreprise alimentaire, elle est créée pour nourrir les gens ; si c’est une entreprise pharmaceutique, pour soigner les gens, etc. Le sens est dans l’objet social de l’entreprise, le problème étant que beaucoup de managers ne rappellent pas ce sens et considèrent ou feignent de considérer que l’objectif final est la rentabilité et l’augmentation d’un ou deux points de l’EBITDA (excédent brut d’exploitation, NDLR).
Cela ne peut pas être l’objectif final mais un simple moyen. Le profit est très important pour une entreprise car elle conditionne sa survie mais ce n’est pas l’objectif final. Un salarié ne va pas travailler pour que son entreprise maximise ses profits, cela l’indiffère. Je suis surpris que les dirigeants essaient dans certaines entreprises de motiver leurs salariés avec des arguments qui ne résonnent pas auprès des collaborateurs.
Les salariés sont intéressés par le fait de vendre un beau produit. Le rôle du management est donc de toujours ramener au sens et d’expliquer que les profits sont une absolue nécessité et constituent des leviers pour investir mais qu’ils ne sont l’objectif final poursuivi.
Quelles sont les principales sources de démotivation ?
Le sens et l’autonomie sont les deux choses essentielles. Nous devons avoir des sociétés qui soient davantage basées sur la confiance que sur les statuts. Les gens ont besoin d’accomplir leur travail eux-mêmes afin de s’accomplir, ils doivent savoir quel est le sens de l’entreprise, quels sont les objectifs et ce qu’ils doivent faire, les managers étant là pour rappeler ces trois éléments.
Et le rôle des managers ?
Les managers doivent également apporter des compétences et des ressources techniques et aider les salariés à lever des contraintes en jouant le rôle de facilitateur. Redonner du sens en expliquant et laisser la latitude aux collaborateurs de remplir leurs objectifs comme bon leur semble constituent des leviers forts de motivation. Le télétravail est un outil très intéressant car c’ est une obligation de confiance mutuelle dans la mesure où on ne se voit pas. 20% des entreprises pratiquent aujourd’ hui le télétravail : il faudrait passer à 80%.
Lorsque certains dirigeants me disent ne pas avoir confiance en certains salariés, je les invite à le dire et à avoir une discussion approfondie. Soit la confiance se rétablit, soit il faut se poser la question de leur maintien dans l’entreprise. Le télétravail peut être un révélateur de problèmes plus profonds.
Comment faire naître une société de responsabilité et d’innovation ?
Nous avons tous envie de dire qu’il faut une révolution culturelle et que nous devons changer d’état d’esprit mais ce sont des grandes théories intellectualisantes et peu opérationnelles. Nous pensons qu’il faut partir du concret. Nous conseillons aux entreprises de commencer par prendre des mesures très concrètes qui vont changer la culture de l’entreprise. Nous ne proposons pas de changer directement la culture de l’entreprise car c’est très difficile mais nous proposons des petites mesures appelées des nudges en économie qui auront des effets de levier très importants.
Faut-il partir en guerre contre la « réunionite » ?
Oui, interdire les réunions l’après-midi permet d’offrir beaucoup plus de latitude aux collaborateurs. Aujourd’hui, les réunions sont une plaie dans l’entreprise. Nous estimons que 60% des réunions sont inutiles, on pourrait donc en supprimer la moitié sans difficulté. Il faut également privilégier un mode de réunion efficace : 45 minutes de réunion, 5 personnes maximum, tout le monde expose son point de vue en 3-4 minutes, on en discute et on tranche.
Un autre exemple simple et concret consiste à supprimer les Powerpoint qui sont toujours une façon de se justifier, de faire des choses très longues qui tournent parfois au simplisme. On entre dans l’économie du XXIème siècle avec un management du XXème siècle, cela coince donc nécessairement.