Nicolas Dufourcq est le banquier qui a mis le plus d’argent au pot pour soutenir les entreprises pendant la crise du Covid. Il continue d’investir à tour de bras dans les start-up françaises, dans l’espoir d’en faire de grandes réussites capables de relever le défi de la réindustrialisation en France.
Eric de Riedmatten : Avec votre bagage, vous auriez pu être Ministre depuis longtemps, ou président du Medef ?
Nicolas Dufourcq : Je suis un homme d’entreprises et mon moteur, c’est de construire des organisations utiles, efficaces, et qui durent. Quant à présider le Medef ? C’est bien la première fois que l’on me pose la question !
Être banquier, c’est mieux que de diriger sa propre affaire ?
Vous savez, j’ai été dirigeant d’entreprise pendant 20 ans. Le monde de l’entreprise, je le connais depuis longtemps. Et c’est cette expérience qui m’a poussé à accepter de présider le lancement d’une banque capable de donner un coup de pouce à ceux qui veulent entreprendre dans ce pays. Parce que la France à un potentiel inexploité. Il y a partout des gens courageux qui veulent se lancer. Il y a partout des gens qui essaient de construire avec des vents contraires. Nous sommes là avec Bpifrance et tous ses partenaires pour les encourager et les accompagner.
Et là, vous les aidez, vous les financez ?
Il y a beaucoup de Français qui peuvent faire des miracles. Ils ont des idées. Il leur manque parfois l’argent, parfois le réseau, parfois la confiance en soi, parfois tout simplement la culture du risque. La France a besoin d’une étincelle qui lui permette d’exprimer son génie. Nous sommes là pour allumer la mèche. Nous mettons l’étincelle dans le gaz pour déclencher ces étincelles, des envies de faire ! Et ensuite, nous finançons.
Le modèle Elon Musk : cela vous inspire ? Ce type de réussite, il en faut plus ?
Le modèle Musk, on l’a en France. Il suffit de feuilleter le palmarès des fortunes de France. Les Pinault, Arnault, Niel, Bolloré, Naouri, Bouygues, Saadé, Martin, ce sont des réussites récentes et exceptionnelles. Mais il en faudrait plus. Il en faut toujours plus. Un pays commela Suisse a plus de multinationales valant plus de 100 MDS€ que la France. C’est anormal. Et là, il faut certainement que l’on s’interroge.
Il faut aller plus loin ?
Oui, nos grandes entreprises ont fait un gros travail pendant des années mais hélas, elles n’ont pas réussi. Beaucoup d’entre-elles ont été sacrifiées. On a perdu Lafarge, Alcatel, Arcelor, Pechiney, Rhône-Poulenc… et encore une fois, quand je regarde le nombre de très grosses capitalisations françaises, c’est maigre. J’en vois une dizaine. Ce n’est pas assez.
À qui la faute ?
Il y a beaucoup de facteurs, et il y a eu des erreurs. Notre économie est trop petite par rapport à ce qu’elle devrait être. Notre modèle social ne peut fonctionner que si l’économie du pays peut le financer à due proportion. Ce qui n’est pas le cas. Pour financer notre couverture maladie, notre régime de retraite, nos allocations familiales, notre couverture chômage, nos aides multiples, on doit créer des entreprises. Beaucoup plus.
Il faudrait que notre économie soit plus large de 20 %pour payer cette promesse, légitime par ailleurs. Du coup, on paye notre Doliprane par l’endettement de la France. Cette anomalie pèse sur les comportements des acteurs économiques, qui sentent que tôt ou tard, ils seront rattrapés. Il faut des finances saines pour qu’un pays puisse exprimer à plein son génie économique.
Mais vos soutiens financiers chez BPI génèrent-ils des réussites ?
Oui, beaucoup ! Les très grandes réussites, elles vont venir. Cela prend du temps. C’est un peu comme les arbres. Vous avez des érables qui prennent des décennies à se développer alors que des peupliers montent très haut très rapidement. Nous avons des entreprises qui sont en train de pousser et qui vont impressionner par leur taille.
Votre livre « la désindustrialisation de la France » chez Odile Jacob ne fait de cadeau à personne ! Vous n’êtes pas langue de bois !
Je n’ai jamais été langue de bois. Ce livre essaie d’approcher une vérité sur la situation réelle de ce qui s’est passé. Mais j’ai attendu 10 ans pour me donner le droit moral de l’écrire. J’ai pris le temps de parcourir la France pour comprendre. J’ai rencontré les acteurs, parfois les survivants de la désindustrialisation. Pour le livre, j’en ai sélectionné 47 qui racontent ce qu’a été leur vie de patron entre 1995 et 2015. Et qui disent leur espérance dans la réindustrialisation aujourd’hui.
Et vous avez eu des surprises ?
On a perdu des années à chercher un bouc émissaire au sujet de la désindustrialisation. À la vérité, tout le monde a ses empreintes digitales sur le phénomène. On se rejette la faute pour éviter d’endosser la responsabilité des drames humains.
Vos amis ou ex-amis politiques ont mis la poussière sous le tapis ?
Non, mais nous avons collectivement sous-estimé les conséquences des multiples décisions prises année après année. C’est avec le recul qu’on voit qu’elles forment un tableau qui ne pouvait pas permettre aux entrepreneurs de réussir.
Gauche et droite, toutes deux responsables de la désindustrialisation après 1995 ?
Oui, mais les politiques reflétaient aussi la France de l’époque, comme les médias d’ailleurs. La société tout entière a fait pression. Elle se détournait de l’industrie.
Mais comment-a-t-on pu laisser Renault délocaliser à ce point ?
On aurait pu bloquer ces délocalisations mais pour cela, il fallait baisser les charges des entreprises, réformer le droit du travail, changer l’état d’esprit de l’Éducation nationale, redonner du lustre à l’industrie dans les médias, etc. Il fallait rendre attractif l’exercice du métier industriel sur le sol français. On en était loin. Les Allemands étaient en avance dans la compréhension de ce qui se passait, ils ont fait de bonnes réformes soutenues par un consensus national. Nous avons perdu 10 ans. Tout ce que nous avons fait ensuite à partir des mandats de Nicolas Sarkozy et de François Hollande a été réalisé trop tard. Je pense aux investissements d’avenir, au fonds stratégique d’investissement puis à la création de la BPI : il aurait fallu faire tout cela en 2000, s’il on avait voulu éviter les destructions massives d’emplois que nous avons connues.
Dès 2012, Louis Gallois sonnait l’alerte : Pourquoi n’a-t-il pas été entendu ?
Si on avait voulu éviter les drames, le rapport Gallois aurait dû sortir 10 ans plus tôt. Au début de la mondialisation, pas quand les jeux étaient faits. Pour le reste, le rapport Gallois a été immédiatement suivi d’effet puisque le CICE et la BPI ont été créés deux mois après sa publication.
Peut-on dire que nous avons été collectivement aveugles ?
Beaucoup d’initiatives ont été prises. Et heureusement ! Où en serait-on si on n’avait pas eu la loi Dutreil, en 2003, pour faciliter la transmission des entreprises ? Je pense également au déplafonnement du crédit impôt recherche, en 2008, qui a été bien utile. Mais tout cela manquait de puissance face à la vague qui déferlait sur notre économie. Il fallait un électrochoc. Et oui, la société a été aveugle. Elle a cru qu’elle pouvait devenir une société de services sans que cela porte à conséquence.
Relocaliser et réindustrialiser : Peut-on y croire ?
La bonne nouvelle, c’est que les acteurs envisagent de nouveau d’implanter des sites de production sur notre territoire. Il n’en était plus question depuis 20 ans. Pour les produits à forte valeur ajoutée, les calculs montrent que la France redevient une solution. Les chercheurs deviennent eux-mêmes entrepreneurs, et veulent monter des usines en France. Ce n’était plus le cas au cours des années de la désindustrialisation.
Les inventions brevetées étaient pour la plupart licenciées à des acteurs étrangers. Ce revirement nous montre qu’une génération de la Tech industrielle est en train de naître. Mais cela prendra des années pour donner résultats à la mesure de notre économie.
Combien de temps faudra-t-il pour reconstruire ce qui a été détruit ?
Vous savez, on a perdu 7 points de PIB en 10 ans. Il faut maintenant reconstruire et cela prendra des années. Si l’on veut regagner 2 points de PIB, on parle de 15 ans d’efforts continus, comme l’a montré une étude récente. À condition de ne pas subir des revirements politiques et des changements de fiscalité.
La France peut-elle redevenir prospère ?
La France attire beaucoup, elle peut encore améliorer son potentiel d’attraction. Beaucoup d’investissements étrangers sont de simples extensions d’usines, et beaucoup sont liés au secteur de la logistique et du service. C’est bien, mais cela ne permettra pas de gagner des points de PIB. Nous avons besoin de nouvelles usines. Et donc, une simplification des procédures et des recours. C’est possible comme le montre la loi en préparation sur les énergies renouvelables.
Elle va permettre de relancer les investissements dans le photovoltaïque et l’éolien en allégeant considérablement les contraintes. Nous avons un plan climat pour accompagner la transition écologique et énergétique des entreprises. Il s’agit de soutenir le développement des Greentechs. Cette loi nous permettra d’être au rendez-vous. C’est une condition majeure de la réindustrialisation.
L’inflation vous inquiète ?
Ne jouons pas avec le feu avec l’inflation. Quand la pâte sort du tube, on ne peut plus la faire rentrer. Au final, ce sont toujours les classes moyennes qui trinquent. Il est donc normal que la BCE remonte les taux.
Faut-il augmenter les salaires ?
Oui, mais en même temps, veillons à ne pas lancer la boucle de contamination prix-salaires. La masse salariale a déjà grimpé de 11 % en France au premier semestre.
Pourtant Emmanuel Macron a dit « il faut que le travail paye » et Bruno Le Maire ajoute qu’un jeune a toutes les raisons de ne pas vouloir travailler quand on voit leurs conditions de travail dans la restauration.
Les salaires sont le reflet de la richesse créée. Ne précipitons pas les hausses de salaires tant que la France est en déficit de richesses par rapport à sa consommation de biens sociaux. Nos entreprises ne sont pas rutilantes. Elles n’ont pas les moyens d’augmenter fortement les salaires comme certains le souhaiteraient. Travaillons plus, créons de la valeur ajoutée, partageons-là.
L’État providence est trop généreux ? Il faut dire stop à l’abondance ?
Il faut conserver notre modèle social, et donc créer plus de richesses, par le travail et par l’entrepreneuriat. La France protège très bien ses compatriotes. Beaucoup plus qu’en 2002 et incroyablement plus qu’en 1992. Cette protection doit encourager les Français à prendre davantage de risques et à créer de la richesse. Ma philosophie est de dire que, comme la société nous aide et nous protège, elle est légitime à nous demander une contrepartie : celle de produire et de prendre des risques.
Même les plus pauvres ?
Oui, tout le monde doit créer et oser. Je pense à cet ami Srilankais en bas de chez moi : il a démarré serveur et à la force du poignet est devenu patron de restaurant. Il en dirige désormais deux. Il a réussi car il a pris des risques. La réussite n’est pas du ressort des riches. Regardez nos patrons, y compris du CAC40. Certains viennent de très loin et n’ont compté que sur eux-mêmes. Ils ont osé, ils ont entrepris, et immensément travaillé. Tout le monde peut entreprendre. Et quand je vois de jeunes entrepreneurs qui ont la niaque, quelle joie de les accompagner.
Vous qui sortez de HEC, pensez-vous que les grandes écoles forment les jeunes à l’esprit d’entreprise ?
Oui, mais nous avons trop d’élèves qui sortent des grandes écoles et qui ont des fonctions de conseil. Et trop peu vont vers l’industrie, alors qu’elle offrira, de mon point de vue, les plus belles carrières de demain. On a besoin de jeunes qui aiment les ETI industrielles. On en a trop peu !
Vos souvenirs de chef d’entreprise ?
Innombrables bien sûr. J’ai vécu la naissance d’Internet en France avec Wanadoo, l’une de nos grandes réussites collectives de l’époque. Ensuite, j’ai participé à la mondialisation au travers de l’expansion fulgurante du groupe d’informatique Capgemini sans supprimer un seul emploi en France. Construire un géant français dans la compétition mondiale était enthousiasmant.
Mais notre pays n’a pas créé de Google à la française ?
C’est vrai, on a perdu la bataille. On avait créé un moteur de recherche 100 % français, compétitif. Il s’appelait « Voila ». Mais il manquait les milliards de francs qu’il aurait fallu à l’époque mobiliser pour capturer le marché mondial. On avait tout, sauf la puissance. Les ingénieurs, les idées, la vision, la stratégie mais pas les forces de combat.
Et le Minitel ?
Le business model du Minitel était bon. Une plateforme qui héberge des fournisseurs d’applications en prélevant une commission de 30 %.
C’est Apple qui, partant du terminal, l’a démultiplié pour créer la plateforme mondiale de référence.
Quand vous quittez votre bureau le soir, vous retrouvez vos passions ?
Je soutiens le programme Demos pour aider les jeunes de banlieue à découvrir la musique classique par la pratique orchestrale. Ces jeunes travaillent 4 heures par semaine et au bout d’un an, ils jouent à la Philharmonie de Paris. Nous visons de créer cent orchestres et pour atteindre cet objectif, j’aide à réunir des fonds pour les financer.
Quel rapport avec les entrepreneurs ?
Pour moi, les artistes sont des entrepreneurs. Les patrons ont le même grain de folie que les artistes. Et ils ont tous deux une forte discipline de résultat. Ils sont libres, ils se jettent à l’eau, ils affrontent le regard du public. Je considère que nous sommes « éditeurs d’entrepreneurs », comme certains sont impresarios d’artistes. Quant à la musique, c’est une école de la vie. Elle traverse beaucoup des actions de Bpifrance, au point que chacune de nos communautés d’entrepreneurs dispose de son propre hymne.
Interview par Eric de Riedmatten