Entretien avec Patrick Jeantet, un militant de l’industrie nouvelle, reconnu pour son expérience opérationnelle, sa culture internationale et ses connaissances dans le domaine du numérique.
Vous militez pour la ré-industrialisation, mais pour beaucoup elle est un vœu pieux, les relocalisations ne pouvant être que symboliques. Quelle est votre vision ?
Patrick Jeantet : Au préalable, il convient de souligner que le digital a révolutionné la relation fournisseur/client à travers les plateformes ou les réseaux sociaux. Les grandes entreprises s’en sont sorties quant à elles, mais les grands modèles de réussites uniquement digitales, avec peu d’actifs physiques, uniquement virtuelles, sont à mon avis dépassées. Dans le futur, les grands groupes qui feront la Une seront ceux qui auront accompli une convergence entre virtuel et industrie ; et ceux qui auront oublié l’importance des actifs réels passeront à côté. L’exemple des semi-conducteurs est évocateur.
Deux sociétés au monde disposent d’un quasi monopole de production, conclusion, il n’y en a plus assez pour la fabrication automobile. Or aujourd’hui dans une voiture Renault, la côté virtuel est bien là avec 80 millions de lignes de code et 80 calculateurs embarqués. On voit bien qu’un objet n’est plus que physique. En parallèle, un champion du monde du virtuel tel Amazon n’a pas hésité à passer de son modèle purement virtuel basé sur l’exploitation des données à un modèle où l’une de ses forces principales est la maîtrise de l’efficacité de sa chaîne logistique.
Quid de la transition énergétique dans ce nouveau monde ?
P.J. : Pour cette transition énergétique qui passe par le solaire, l’éolien, les énergies renouvelables, il faut aussi investir sur l’industrie minière des métaux rares. Comment produire des aimants autrement ? C’est un grand sujet de la transition énergétique. Le nucléaire en est un autre, car quoi que l’on en dise, il s’agit bien d’une énergie décarbonée dont nous bénéficions grâce à des processus d’industrialisation et d’innovation générés par le passé.
Quelles sont les principales conditions pour que cela devienne réalité ?
P.J. : Pour sortir du tout virtuel, il est indispensable que le politique intervienne, la question est comment. Trois éléments sont primordiaux. Premièrement, il s’agit d’une bataille mondiale dans laquelle l’Europe est confrontée à la Chine et aux USA, des marchés intégrés et puissants tant du point de vue politique qu’économique. Ici, leur avantage est flagrant. Cette balkanisation de l’Europe par rapport à nos grands concurrents est un désavantage compétitif inhérent à notre organisation. D’un point de vue industriel, une structure unique est indispensable. Les lois et règlements sont votés, mais la réalité ne suit pas.
Pour ce type de sujet, il y a besoin d’une Europe fédérale. Deuxièmement, si l’on passe au niveau France, l’Etat doit recréer les impulsions de départ, afin de créer et développer les filières industrielles du futur, comme cela a été le cas pour le nucléaire et le TGV. Troisièmement, pour atteindre ce but, il faut un ministère de l’Industrie capable de porter ce type de projet, or, cela passe par l’obligation d’avoir des ingénieurs qui choisissent l’Etat. Il est essentiel de remonter de grands corps d’Etat techniques.
Il existe pourtant de vrais champions français ?
P.J. : Oui, mais il faut en finir avec la grande spécialité du monde industriel français : 1 tête par secteur. Ce n’est pas vrai dans l’automobile pour des raisons historiques, mais globalement, c’est la tendance générale. Dans ces conditions, les ETI ne peuvent exister que derrière les grands groupes, Il n’y a pas assez d’émulation entre entreprises. On adore les monopoles en France, en revanche, on n’aime pas trop la compétition. Un changement de paradigme est nécessaire, l’Etat doit inciter à avoir une multiplicité d’acteurs sur un secteur donné. Les élites françaises ont ainsi favorisé la prise de contrôle de Suez par Veolia, deux champions mondiaux.
Conclusion, nous n’en avons plus qu’un, ce qui est appauvrissant, car il y a deux fois plus d’idées quand on est en concurrence. Sans parler du temps perdu à les unir du fait de leur culture d’entreprise très différente. On a vu ce qu’a donné notre politique du champion mondial avec Sanofi, pendant que des ETI françaises innovantes étaient récupérées par des Anglo-saxons.
L’industrie du futur est une vraie révolution culturelle. Hors des grands groupes, les dirigeants économiques sont-ils prêts ?
P.J. : Les ETI et PME sont les plus grands pourvoyeurs d’emplois en France, et très souvent des championnes dans leur domaine, mais nous avons moitié moins d’ETI qu’en Allemagne et 20 à 30% de moins qu’en Angleterre. Il convient de les favoriser d’autant que l’innovation est rarement le fait des grands groupes. En effet, ces derniers, après une période innovante, ont tendance à vouloir perpétuer leur savoir-faire historique, vivre de la rente de leurs produits et leur degré d’innovation décline. Ce sont donc les ETI, PME et startups qui font bouger les choses, d’où l’importance de les aider à se financer. Des instruments existent qu’il ne faut pas avoir peur de multiplier.
La population active est-elle adaptée à ces évolutions ?
P.J. : La France a une chance inouïe, elle dispose d’une des meilleures filières de formation d’ingénieurs de grande qualité, c’est un atout français, il faut continuer, et encourager ces jeunes qui ont d’ailleurs envie de créer leur startup, contrairement aux générations précédentes. Un phénomène très positif même s’il ne faut pas oublier que 50 000 Français travaillent dans la Silicon Valley.
Ceci a un impact sur l’organisation du travail ?
P.J. : Dans l’industrie, le travail en équipe est au cœur du système, on ne travaille pas seul, la petite faiblesse de la formation des ingénieurs français est d’ailleurs qu’elle est assez individualiste contrairement à la méthode anglo-saxonne. Aujourd’hui, les moyens diffèrent, le télétravail s’installe, mais au delà de deux jours hebdomadaires, il y a des risques de destruction du lien social de l’équipe. Et sans cela, on peut assister à une dissolution complète de la culture des entreprises.
La France des avantages acquis serait-elle derrière nous ?
P.J. : Chez nous, collectivement, on n’aime pas vraiment l’industrie, liée au capitalisme, à la pollution. Et l’on attend que l’Etat règle les problèmes. Mais notre pays a d’autres atouts, par exemple son mode de vie est très attractif pour les étrangers, bien que l’aspect linguistique reste difficile. Pour les entreprises qui ont besoin de beaucoup de main d’œuvre, les caractéristiques sociales françaises sont un sujet, mais globalement cela n’empêche pas les investissements. L’industrie a déjà basculé vers l’automatisation et avec la digitalisation, il y a un bouleversement du marché de l’emploi.
La demande est plus forte en techniciens, ingénieurs, gestionnaires de projets. Les emplois à faible valeur ajoutée s’orientent plus vers d’autres domaines, comme les nouveaux services individualisés à la personne. De mon point de vue, le sujet à traiter est plutôt celui de la formation professionnelle, très datée. La formation initiale était auparavant très solide. Aujourd’hui, il vaudrait mieux en avoir un peu moins au départ, pour aller vers des périodes de formation réelles et régulières tout au long de la vie du fait de l’évolution des technologies, d’autant que l’on travaille plus tard. L’argent est déjà là, mais ce milieu est hyper conservateur, il faudrait une vraie révolution.
En dépit des écueils, êtes-vous toujours optimiste pour l’industrie française ?
P.J. : Je suis optimiste, car l’esprit d’entreprise est très développé chez les jeunes générations. Il ont très envie de développer une nouvelle industrie, et ils sont nés avec le digital. Ce qui tempère cela en France est le pessimisme général ambiant, qui est terrible alors que les réussites sont quand même incroyables. La France est l’un des pays les plus égaux au monde après redistribution. Ce problème de perception est très français, un vrai handicap, on ne se met pas du côté des gagnants. Il faut absolument « renverser la vapeur » !
Propos recueillis par Anne Florin