Par Lucie Mendes, Fondatrice du cabinet de recrutement Scalliance
D’où vient cette nouvelle habitude des candidats de ghoster les employeurs en plein processus de recrutement ? Une question d’éducation personnelle, la perte de valeurs démodées comme la simple politesse ou d’un rapport de force outrageusement favorable ?
Bien sûr, l’habitude de certains recruteurs de ne pas toujours répondre à leurs candidats n’y est pas étrangère. Avec une belle symétrie, ils sont aussi 57 % à reconnaître avoir eux-mêmes ghosté des candidats dans le même sondage ! Tandis qu’ils se justifient par le nombre des candidatures à gérer, les candidats, eux, incriminent le manque d’informations ou de réactivité dans les processus de recrutement. Au final, leur relation déjà fragile s’en trouve un peu plus dégradée.
Jusque-là, les candidats avaient toujours cherché à préserver la relation avec des employeurs potentiels, même s’ils se plaignaient beaucoup de leur manque de suivi. Aujourd’hui, ils ne craignent plus de rendre la pareille aux recruteurs, lesquels doivent désormais composer avec le risque permanent de voir leurs précieux candidats disparaître sans crier gare, parfois même après avoir reçu la proposition qu’ils espéraient. Il ne faut cependant pas céder à la tentation de désespérer les uns des autres. Nous sommes peut-être tout simplement entrés dans un nouveau rapport entre employeurs et candidats, une forme de relation transactionnelle désincarnée, que les technologies et les nouvelles plateformes de recrutement ont porté à des échelles telles que, de la même façon qu’il devient difficile aux recruteurs de suivre tous leurs candidats individuellement, il devient compliqué pour les candidats de s’investir pleinement dans tous leurs processus de recrutement. D’autant plus que la majorité des candidats actifs sont aujourd’hui en poste et qu’ils doivent continuer à rendre des comptes à leur employeur actuel. Le recrutement n’est pas leur métier.
Le processus de recrutement lui-même instaure de nouvelles distances dans la relation avec nos candidats. Les premiers entretiens avec le recruteur se font désormais en visio, et parfois même, pour des postes distants, les candidats ne rencontrent jamais leur manager en présentiel. Les propositions s’envoient par email, les signatures sur le contrat de travail s’échangent aussi à distance, par email ou courrier. Comment s’étonner de ne pas parvenir à créer autant de lien qu’auparavant ? Au-delà du recrutement, ce sont les relations de travail mêmes qui se distendent, avec les nouvelles distances induites par le télétravail et les réunions Teams. Même les rencontres sur le lieu de travail sont rendues plus aléatoires par le flex-office, corollaire discutable des accords de télétravail. C’est le nouveau monde du travail et nous devons désormais composer avec ses inconvénients comme nous profitons de ses avantages.
Plus globalement, c’est même le rapport à l’employeur et au travail, qui ont beaucoup évolué ces dernières années. Tandis que la fidélité à l’entreprise (durée moyenne chez un employeur) s’érode de génération en génération, l’engagement envers son entreprise continue de raser le plancher (7 % pour les salariés français, avant-dernier du classement, selon le dernier rapport Employee Engagement Survey de Gallup). Les salariés français accordent une place de moins en moins importante au travail dans leur vie. Ils étaient 60 % à lui accorder une place « très importante » en 1990, contre seulement 24 % en 2022 selon un rapport de la Fondation Jean Jaurès. Moins engagés au travail, les salariés le sont aussi moins dans leurs démarches de candidatures. L’employeur ne tient plus la même place dans le cœur de ses collaborateurs et un employeur potentiel ne peut pas en espérer davantage de la part de ses candidats, d’autant plus sur le temps court d’un processus de recrutement, avec sa froide logique de concurrence.
Les employeurs ont encore du mal à concevoir que leurs candidats ne témoignent pas toujours d’une motivation à toute épreuve. Un manager qui recrute se place aujourd’hui encore dans une dynamique de sélection du meilleur candidat et ne réalise pas que non seulement les rapports de force ont changé, mais que les relations professionnelles elles-mêmes ne sont plus ce qu’elles étaient. Pour certains candidats, elles n’ont même plus besoin d’être rompues formellement, comme si elles n’avaient jamais existé ou que leur nature « virtuelle » n’en valait pas la peine. Alors que les recruteurs expérimentés savent déjà composer avec ce nouvel environnement, ne serait-ce que parce que le ghosting intervient surtout dans les premiers contacts de recrutement, les managers commencent tout juste à découvrir qu’un candidat, même avancé dans un processus de recrutement, peut toujours disparaître à tout moment et sans explication. Pour un manager, un entretien positif avec un candidat peut rapidement l’amener à le projeter dans son organisation et dans son équipe, mais pour le candidat, il peut ne s’agir que d’un processus parmi d’autres, dans lequel se balancent jusqu’au bout les avantages comparés de plusieurs autres employeurs potentiels. Bien sûr, cela ne vaut que pour une fraction de nos candidats, les plus employables et les plus actifs dans leur recherche, dirons-nous, mais du moins pour ceux-là, qui nous coûtent tant d’effort à capter et à séduire, il faut se résoudre à n’être pas le seul en lice ni le plus détaché des deux.
Bien sûr, l’état du marché ou la mécanique d’un recrutement n’excusent pas toutes les attitudes. Et il faut distinguer le ghosting « ordinaire », c’est-à-dire la rupture d’une relation à peine esquissée, en distanciel, dans le cadre d’un début de processus de recrutement, de certains comportements inacceptables tels que de ne pas honorer un entretien présentiel avec un manager ou pire encore, de ne pas se présenter à un premier jour de travail en restant sourd à toute demande d’explications. Mais du moins, il faut s’ajuster à notre nouvel environnement et nous efforcer de mieux comprendre la tentation du ghosting chez certains de nos interlocuteurs. Cette variable s’ajoute aujourd’hui aux nombreuses incertitudes qui fragilisent nos processus de recrutement et qui doivent nous encourager à davantage investir la relation humaine avec nos candidats afin de les maintenir engagés jusqu’au bout. Car le ghosting, quoiqu’on en dise, frappe préférentiellement les recruteurs et les employeurs qui négligent de créer du lien humain dès les premiers échanges. Lorsque les critères de salaires, d’intérêt du poste et de localisation sont cochés, il reste la qualité de la relation pour faire la différence aux yeux des candidats. Et on ne se rend pas toujours compte à quel point ce critère est déterminant pour emporter leur décision lorsqu’ils sont tiraillés entre plusieurs belles opportunités. Personnellement, je l’ai souvent vu éclipser tous les autres, statut et salaires compris. Nous restons des êtres humains avant tout.
Lucie Mendes, Fondatrice du cabinet de recrutement Scalliance
*Ghoster : Rompre soudainement tout contact avec quelqu’un sans fournir d’explication, spécialement dans les relations amoureuses. Ghoster quelqu’un (Dictionnaire Le Robert)
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