Par Gérard Teulière, Délégué à la Francophonie et à la diplomatie culturelle du mouvement Refondation Républicaine. Préside l’association « Visages de la Francophonie ».
« La Francophonie, combien de divisions ? » Telle est la question que l’on pourrait formuler en constatant après plusieurs coups d’Etat récents — dont l’un perpétré à Niamey, où ses bases furent posées en 1970 — que, malgré les efforts de l’Organisation Internationale de la Francophonie (OIF) depuis la déclaration de Bamako (2000) cherchant à faire respecter la paix et l’état de droit, les divisions qui caractérisent le monde francophone sont surtout… politiques, et que, si le nombre de ses locuteurs augmente en valeur absolue, la langue française perd du terrain dans des domaines stratégiques, comme celui des institutions internationales [1].
Il serait malvenu d’en faire grief à l’OIF qui, en dépit de programmes multiples, ne dispose d’aucun instrument classique de la puissance, et dont le budget, rapporté à l’aide publique au développement (APD) mondiale, est dérisoire. Quant à la France, qui doit inaugurer bientôt la Cité internationale de la langue française à Villers-Cotterêts, est-elle fidèle à l’idéal francophone dans lequel Senghor voyait « un humanisme intégral se tissant autour de la terre » ? Force est de constater que l’opinion française, recrue de préoccupations immédiates et abreuvée d’anglicismes, considère la Francophonie comme un enjeu mineur, la confond avec la politique africaine de la France ou la perçoit comme une survivance coloniale, sans connaître que l’initiative de sa création ne fut pas française ni que la moitié des pays membres, associés ou observateurs de l’OIF ne sont pas nos anciennes colonies. Au plan franco-africain, justement, ciblée par des accusations d’ingérence bien orchestrées — alors qu’il serait plus juste de parler aujourd’hui de Chinafrique ou de Russafrique que de Françafrique — la France a amorcé un infléchissement visant, dans une mosaïque en évolution, à concilier ses intérêts et ceux de ses partenaires tout en s’efforçant de demeurer une puissance d’équilibre [2].
Or si la puissance, d’un point de vue réaliste, s’exprime sous ses espèces premières par la souveraineté industrielle et la capacité militaire — ce que la guerre en Ukraine a rappelé en mettant en lumière l’imprudence de gouvernements qui nous ont quelque peu désarmés — les Etats n’en sont plus les seuls réservoirs [3]. Qu’on le regrette ou que l’on s’en félicite, les sociétés civiles et d’autres acteurs, parfois néfastes, sont entrés dans le jeu international. L’interdépendance du monde, couplée à l’hégémonie asservissante du numérique, a en outre débouché sur une mise en réseaux des forces. Anne-Marie Slaughter, du Département d’Etat américain, rappelle par exemple que « dans le monde en réseaux qui émerge, l’Etat qui aura le plus de connexions sera l’acteur central » [4] .
Réseaux et puissance douce
Les Etats-Unis, grâce notamment aux GAFA et à leur industrie audiovisuelle, restent dominants dans la puissance douce (ou soft power), dont les déclinaisons sont multiformes [5]. La Chine affirme sa place millénaire « sous le ciel » (tianxia) en s’armant, mais aussi avec TikTok, ses Routes de la soie, ses 500 Instituts Confucius ou encore sa China-US Exchanges Foundation qui exploite les fractures sociétales en courtisant des institutions afro-américaines [6]. Elle est suivie par la Russie, qui mobilise ses Instituts Pouchkine, sa propagande et ses réseaux ; le Japon (« Cool Japan », mangas…) ; la Corée du Sud et sa vague Hallyu (« K-pop », feuilletons...) ; l’Inde (cinéma, jeux vidéo, Yoga…), sans compterbien entendu les Etats européens dont les agences culturelles historiquement ancrées (British Council, Goethe Institut, Instituto Cervantes, etc.) collaborent souvent sur le terrain avec les Alliances françaises et les Instituts français.
C’est précisément dans ce domaine que la France et la Francophonie possèdent des atouts considérables et corrélés. La Francophonie est née sur la base de réseaux, comme celui des universités (AUPELF-UREF), des journalistes (AIJPLF) ou de parlementaires (AIPLF) avant de devenir un organe multilatéral (ACCT puis OIF) regroupant 88 gouvernements. Quant à la France, elle dispose, avec ses établissements culturels, d’enseignement et de recherche à l’étranger, ses services de coopération et d’action culturelle et ses chambres de commerce bilatérales, d’un maillage unique au monde adossé à une galaxie d’institutions qui entretiennent des flux d’artistes, de cinéastes, d’intellectuels, de professeurs de français, d’anciens élèves, d’entrepreneurs, d’experts techniques, etc. L’audiovisuel extérieur (France Médias Monde) ainsi que TV5 Monde (opérateur de la Francophonie) constituent en outre des outils majeurs de diplomatie publique qui devraient davantage contribuer à la contre-propagande en une période où la dichotomie d’essence entre les dictatures et les démocraties engendre une nouvelle forme de bipolarité et démontre que l’humanisme reste — tout comme la Francophonie — un projet inachevé.
Si elle n’a pu tenir son pari de devenir une puissance au sens où le rêvait son sommet de Hanoï en 1997, la Francophonie ne relève pas moins d’une géopolitique sui generis où la question de la langue n’est pas détachée des enjeux stratégiques. L’influence ne constituant pas un dessein illégitime, la Francophonie offre à tous ses membres un levier dans la concurrence des blocs, comme on l’a vu dès les années 1990 lors de la bataille pour l’exception culturelle, même si l’unité absolue tient de l’idéal et si des conflits interétatiques fracturent régulièrement une solidarité formelle.
Aussi les réseaux pourraient-ils être davantage mis en synergie en vue de faire advenir, non une illusoire « Francophonie-puissance » (selon l’idée généreuse de Michel Guillou) [7], mais une « Francophonie-influence » qui instituerait, à l’intérieur de l’espace francophone, des structures en miroir à tous les niveaux et, au plan mondial, mettrait l’accent sur les systèmes d’enseignement nationaux, les échanges académiques et les médias. Il est donc souhaitable de renforcer les réseaux existants (étatiques, institutionnels, universitaires, médiatiques, associatifs, technologiques, normatifs, d’ONGs, etc.) et de susciter l’émergence de nouveaux ressorts en les fédérant autant que possible. Il est également à étudier comment les dits réseaux pourraient, dans les institutions européennes, aider le français à nourrir un projet plus ambitieux que celui d’être ou bien éradiqué au profit de l’anglais ou bien noyé dans un multilinguisme radical.
Il reste ainsi à affermir une « réseau-institutionnalité » souple dont la Cité de la langue française, l’OIF et la diplomatie française pourraient figurer parmi les principaux chaînons. Cette modalité polyphonique de l’influence n’est contradictoire ni avec l’action étatique ni avec le réalisme en relations internationales. Pour la France, elle relèverait plutôt de la puissance avisée (dite smart power) [8]. Pour la Francophonie dans son ensemble, elle est susceptible, par un volontarisme poursuivi sur le long terme, de prévenir ou d’atténuer les dissensions et les rapports de force en rappelant, sans naïveté excessive, que la cause de l’homme et la complémentarité sont à la base du projet senghorien.
Gérard Teulière
(*) Délégué à la Francophonie et à la diplomatie culturelle du mouvement Refondation Républicaine. Préside l’association « Visages de la Francophonie ».
[1] Rapport OIF : La langue française dans le monde, Gallimard/OIF , 2022, p. 73.
[2] Sommet de Montpellier en direction de la société civile africaine, 2021 ; Allocution d’Emmanuel Macron du 27/02/2023.
[3] B. Badie, L’impuissance de la puissance, Biblis, 2013, p. III.; J. Bonnafont, Diplomate, pour quoi faire ? Odile Jacob, 2022, p. 222 ; T. de Montbrial et T. Gomart, Quelle politique étrangère pour la France ?, Odile Jacob, 2017, p.286 ;
[4] Cit. in P. Bulher, La puissance au XXIe siècle, Biblis, 2019, p. 352
[5] J. Nye. Soft Power, Public Affairs, N.Y., 2004, pp.33 sq.
[6] Ainsi la Congressional Black Caucus Foundation. — Rappelons que le ruan shili (puissance douce) a été adopté comme principe gouvernemental lors du congrès de 2007 du Parti communiste chinois.
[7] M. Guillou, Francophonie-puissance, Ellipses, 2005 ; G. Teulière, « Humanisme intégral et ‘géopoétique’ de la puissance », in Quel avenir pour la langue française ? Fondation Res Publica, 2023.
[8] Concept développé par S. Nossel, puis par J. Nye et R. Armitage en 2007. — F. Argounès (Théories de la puissance, Biblis, 2018, p. 45), insiste également sur la porosité entre le « soft » et le « hard power ».