La sortie de la guerre en Ukraine – actuellement une sorte de « ligne bleue des Vosges » obsessionnelle – pourrait bien rebattre les cartes et les voisins méditerranéens qu’on le veuille ou non demeurent incontournables pour la politique française.
Cris et chuchotements avec Alger
Coïncidant avec des polémiques récurrentes sur les questions d’immigration, la visite d’Etat en France du Président algérien, initialement t prévue pour mai 2023, a été reportée à plusieurs reprises. Ce dernier, alors qu’il venait d’annuler son voyage en France, a en revanche préféré un déplacement remarqué au Forum économique international de Saint-Pétersbourg et à Moscou, où il a rencontré le Président Poutine.
Mais la relation bilatérale franco-algérienne ne saurait se résumer à des contentieux économiques et à des crises récurrentes sur la question des visas. L’éternelle querelle sur la mémoire ne saurait non plus empêcher l’épanouissement de la relation et il n’y a qu’en avançant que tant de plaies pourront être pansées. Les histoires « officielles » ne seront pas abandonnées mais les citoyens vivront la leur de manière différente.
Le grand projet de la France et de l’Algérie ne devrait pas être l’achèvement de la séparation, à l’évidence impossible, mais plutôt celui d’un mouvement en faveur d’une « communauté » méditerranéenne. Le repli de la France, par rapport à l’Algérie, a-t-il fonctionné ? Les flux migratoires d’une manière globale peuvent-ils être contrôlés uniquement en relevant les herses de ponts-levis ? Est-on fondé à poursuivre des querelles historiques stériles ?
La République méditerranéenne devrait être un élan sans précédent des deux côtés de la Méditerranée. Cela signifierait parfois plus de république et aussi plus de Méditerranée, c’est-à-dire d’orientation vers le Sud. Des barrières doivent être abolies puisqu’elles ne peuvent être érigées efficacement.
La rente mémorielle
Un ancien Ambassadeur de France en Algérie (cf. 2008-2012 et 2017-2020) a publié en janvier 2023 une retentissante tribune sous le titre « L’Algérie s’effondre, entraînera-t-elle la France dans sa chute ? ». L’ancien diplomate expliquait en effet que « l’Algérie nouvelle », selon l’expression en vogue à Alger, « est en train de s’effondrer sous nos yeux et qu’elle entraîne la France dans sa chute, sans doute plus fortement et subitement que le drame algérien n’avait fait chuter en 1958 a Quatrième République ».
Le Président de la République française s’est également exprimé, quelques jours plus tard, dans la presse à propos de l’Algérie sur laquelle il a tenu au cours des années des propos erratiques. En campagne électorale, au cours de sa première élection présidentielle, il avait qualifié la colonisation de « crime contre l’humanité ». Plus près de nous, il avait à l’opposé dénoncé la « rente mémorielle » exploitée sans fin par l’Algérie depuis 1962 à l’encontre de la France.
Il a depuis lors en quelque sorte récidivé, contredisant ses premiers propos d’Alger en déclarant qu’il ne demanderait pas « pardon » à l’Algérie, alors qu’il a effectué en août 2022 un important voyage à Alger et que sa Première ministre et de nombreux membres de son gouvernement y ont effectué également à sa suite le déplacement afin de sceller une « nouvelle » réconciliation franco-algérienne. « Le travail de mémoire et d’histoire n’est pas un solde de tout compte. C’est bien au contraire soutenir que dedans il y a de l’inqualifiable, de l’indicible peut-être, de l’impardonnable », a ainsi déclaré le Président de la République. De son côté, l’Algérie avait critiqué le rapport demandé par l’Elysée à l’historien français Benjamin Stora qui préconisait des gestes de réconciliation tout en excluant « repentance » et « excuses ».
Les intérêts bien compris
Le Président de la République, à trop vouloir compter d’une manière générale sur la virtuosité de son langage pour certains ou sur le caractère intrinsèquement contradictoire de sa pensée pour d’autres, sans doute par orgueil ou excès de confiance dans sa subtilité, est finalement tombé dans le piège de la politique déclaratoire. Ce qui compte finalement sont les actes que ne produisent aucune commission d’historiens ni aucun politicien roué. Il faut pour l’Algérie et la France, peut-être aussi avec certains de leurs voisins de la Méditerranée, un grand projet.
Le général de Gaulle déclara « l’Algérie, c’est la France ». Sans qu’il ait renoncé nécessairement en son for intérieur à cette pensée, c’est lui qui fut le principal artisan de la « paix des braves » et de l’indépendance algérienne. Mais indépendance ne signifie aucunement rupture, d’ailleurs impossible, d’une relation aussi passionnelle.
Celle-ci ne saurait se résumer à des contentieux économiques et à des crises récurrentes sur les visas, comme en octobre 2021 où ils furent réduits de 50% par rétorsion, en raison du refus allégué d’Alger d’accueillir des clandestins renvoyés du territoire national. L’éternelle querelle sur la mémoire ne saurait non plus empêcher l’épanouissement de la relation et il n’y a qu’en avançant que tant de plaies pourront être pansées. Les histoires « officielles » ne seront pas abandonnées mais les citoyens vivront la leur qui sera différente.
Le grand projet de la France et de l’Algérie n’est pas l’achèvement de la séparation, à l’évidence impossible, il est celui de la « République méditerranéenne ». Le général de Gaulle, né au XIXème siècle, fut un homme du XXème et qui peut dire, avec tout le respect qui lui est dû, que sa pensée soit pertinente en tous points pour le traitement des grands problème du XXIème siècle ? Le repli de la France, par rapport à l’Algérie, a-t-il fonctionné ? Les flux migratoires peuvent-ils être contrôlés uniquement en relevant les herses de ponts-levis à l’époque des migrations alimentées par les conflits et les changements climatiques ? Si la France est susceptible d’être entraînée par une Algérie en décomposition dans un gouffre, que propose l’ancien Ambassadeur ? De poursuivre des querelles historiques stériles ? Ne base-t-il pas son jugement péremptoire et définitif sur l’analyse de la situation intérieure algérienne ce qui est une forme d’ingérence ? Si tant est que sa pensée ait quelque fondement, il ne devrait pas l’exprimer car elle ne conduit qu’à l’impasse. Un diplomate n’a pas d’ailleurs à jouer les Cassandre, son métier est de positiver, de trouver des solutions, toujours. Quant aux politiques qui se substituent aux historiens, alors que l’histoire est si complexe et qu’ils ne la maîtrisent pas nécessairement , voire à des psychosociologues, ils feraient mieux de se consacrer par définition à la politique. Cela veut dire aller dans une direction claire avec volonté afin de bâtir et cela est bien assez.
Du Magreb à la Méditerranée orientale
La République méditerranéenne devrait être un élan sans précédent des deux côtés de la Méditerranée. Cela signifierait parfois plus de république et aussi plus de Méditerranée, c’est-à-dire d’orientation vers le Sud. Des barrières doivent être abolies puisqu’elles ne peuvent être érigées efficacement. Ce vaste projet ne devrait d’ailleurs pas être limité à la France, mais étendu aussi à des États du sud de l’Europe, tels que l’Espagne et l’Italie qui pourraient y être associés.
La rive Sud de la Méditerranée ne saurait exclure la partie orientale de cette mer et l’on pense naturellement à cette Syrie du Levant qui nous est si chère. C’est la France qui a mis sur le pavois les Alaouites toujours au pouvoir, jusqu’alors refoulés dans les montagnes au-dessus de Lattaquié, et qui vouent depuis à la France une reconnaissance éternelle, atténuée naturellement par les vicissitudes des dernières années.
Chaque 11 novembre, se déroulait à proximité de Damas, au cimetière militaire français de Dmeir sur la route de Palmyre, une cérémonie en présence de la communauté française et des autorités civiles, militaires et religieuses des deux pays. Il s’agissait d’honorer dans un lieu réunissant 4.000 sépultures, dont une partie d’entre elles dans un « carré » musulman, les victimes de la guerre en Cilicie en 1920-1921, des opérations dans le Djebel Druze et à Damas même en 19245-1925 et des combats de la Seconde guerre mondiale.
On constate toujours que la France sans la Syrie, face notamment au péril islamiste contre lequel nous avons longtemps lutté ensemble, et la Syrie sans la France, facteur de stabilité régionale, ce n’est plus du tout la même chose; la présence et l’influence de l’Iran entre deux pays aux orientations fondamentalement opposées (cf. un régime baathiste laïc militant et une théocratie prosélyte)
La passion et le silence
« Egypte, une passion française », a écrit Robert Solé. Soixante années après l’indépendance, France-Algérie est aussi – mais différemment – une passion française, incandescente mais en même temps stagnante. Chaque mot pouvant blesser et surtout enflammer, le langage de la relation est voilé, fait d’euphémismes et il ne nomme généralement pas les faits et les réalités. Ce blocage mental n’échappe même pas entièrement au changement des générations car l’éloignement, qu’il soit temporel ou géographique, n’empêche pas le radicalité du discours et parfois aussi des actes.
La communication officielle est codée, car à défaut d’avancer il s’agit de ne pas reculer. Le discours est donc stéréotypé, répétitif, lassant et finalement déprimant au regard des attentes et des besoins: que « tout change pour que rien ne change » correspond encore à trop d’intérêts.
Il a manqué en réalité à la relation franco-algérienne une réconciliation publique, spectaculaire, comme Adenauer et le général de Gaulle – qui avait pourtant oeuvré en Algérie pour la « paix des braves » – ont su le faire des deux côtés du Rhin. Il y a eu pourtant des tentatives, des frémissements, comme lors de l’Année culturelle de l’Algérie en France, il y a désormais près de vingt ans. Or, l’Algérie est sans doute le pays le plus important au Sud pour la France, comme l’est pour Paris l’Allemagne au Nord.
Il nous faut alors continuer contre nature à réprimer nos passions, fermer nos regards à l’éblouissement de la lumière de la Méditerranée, oublier Alger la Blanche et méconnaître le « vérité du soleil » des Noces à Tipasa de Camus, c’est-à-dire d’une histoire qui dépasse même les plus belles pages de notre parcours commun.
Les intérêts mutuels sont considérables et nous relient, mais la substance de notre expression est minimaliste. Il faut en effet se garder de tout ce qui soit ressenti comme une provocation sur les deux rives et d’entretenir une polémique. Une forme de silence s’impose encore pour un temps indéfini. Ce seul droit de se taire devient-il même un devoir ? Mais la passion nous tient et dans cet état sera plus forte encore. Nous pourrons peut-être un jour penser avec Camus que « hors du soleil, des baisers et des parfums sauvages, tout nous paraît futile ».
*
Les vertiges et l’éblouissement que peut susciter le monde méditerranéen ne peuvent nous conduire à méconnaître pour autant le sens des mots: la République méditerranéenne – quelle qu’en soit l’appellation – devrait être un grand projet d’avenir. Et des efforts ont d’ailleurs déjà été tentés en ce sens. La Méditerranée, analysée depuis longtemps, notamment par le grand historien Fernand Braudel dans sa fameuse thèse La Méditerranée et le monde méditerranéen au temps de Philippe II (cf. étude du milieu, du destin collectif, des événements et de la politique des hommes) implique une communauté de destins positifs ou négatifs; mais la condition sine qua non est la progression des idées et pratiques républicaines sans lesquelles tout rapprochement est illusoire.
Patrick Pascal
Patrick PASCAL est ancien ambassadeur et président du Groupe ALSTOM à Moscou pour la Russie, l’Ukraine et la Biélorussie. Il est fondateur et président de « Perspectives Europe-Monde ». Sa carrière diplomatique a été centrée sur les questions Est-Ouest et Nord-Sud, l’ONU, le monde arabe, l’Europe et l’Asie centrale, à Berlin, Rome, New York, Moscou, Riyad, Damas, Londres et Achkhabad.