Qui sont les premières puissances économiques (PIB) du monde ? La réponse est évidente : les Etats-Unis, la Chine, le Japon, l’Allemagne, la France et le Royaume-Uni – ou le Royaume-Uni et la France selon les années différentes observées -.
Si l’on considère l’Union Européenne (UE28) aussi comme une entité économique, (c’est d’ailleurs la réalité), la réponse sera moins évidente : l’UE28 est sur le podium cette fois-ci, suivie par les Etats-Unis et la Chine.
Mais qui sont les premiers pays ou entité économique du monde en taux de digitalisation ? La réponse est assez surprenante : la Chine occupe la première place avec un taux de plus de 50%, suivie des Etats-Unis avec un taux légèrement supérieur à 30% et l’UE28 avec un taux légèrement inférieur à 30%.
La Chine, seconde économie de la planète
Il est vrai que la Chine est la seconde économie de la planète mais seulement en PIB total, pourtant si l’on effectue la reclassification des pays selon le PIB par tête, la Chine se trouve cette fois presque en bas de l’indicateur (la 72ème place en 2018) ! La question se posera naturellement sur le comment – comment un pays dont le PIB par tête est à la 72ème place a-t-il pu gagner ce « championnat » de digitalisation mondiale en cours et avec un si grand écart (deux tiers plus élevé que la moyenne USA-EU28) ?
Je suis le Professeur ZHAO Yongsheng, enseignant-chercheur en finances à University of International Business and Economics (UIBE) basée à Pékin et docteur en finances à l’Université Paris 1-Panthéon Sorbonne. Je m’occupe également du Centre de Recherche sur l’Economie française de l’UIBE. J’ai commencé il y a une dizaine d’années à suivre de près l’évolution de cette fameuse 4ème Révolution Industrielle en me focalisant sur celle du taux de digitalisation.
Dans cet article, je vais essayer de justifier cette bizarrerie du taux de digitalisation chinoise par la demande endogène sectorielle et la demande exogène gouvernementale de la digitalisation dans ce grand pays émergent sans oublier le contexte social spécifique de la société chinoise.
La demande endogène sectorielle
D’abord, c’est la demande endogène sectorielle qui oblige l’économie chinoise à se numériser rapidement. J’utilise ici le mot « obliger » parce qu’après une vingtaine d’années de la politique de l’enfant unique, le taux de natalité en Chine (aux alentours de 1,5 enfants par femme) à l’entrée du millénaire était en réalité largement tombé en-dessous de 2,1, seuil censé assurer le renouvellement des générations.
Franchement parlant, en contestant ce chiffre officiel de 1,5, je l’estime à 1,2 enfant par femme dans le monde réel. Je cite ici un exemple : même après l’assouplissement de la politique de l’enfant unique, selon la Commission nationale de la Population et de la Planification familaile (R.P.C.), la population née en 2018 était moins de 17,43 millions largement inférieure à la prévision gouvernementale de 22,61 millions. Idem pour l’année 2017 : 17,86 millions de nouveaux-nés en 2017 contre 29,07 millions prévus.
Ce ralentissement radical de la population chinoise a pour effets inéluctables le vieillissement de la population dans son ensemble et le manque de main-d’oeuvre notamment dans le secteur manufacturier traditionnel qui demande nombre d’ouvriers. L’effet du manque de main-d’oeuvre a même été nommé « crise de main-d’œuvre » par les médias chinois pour sensibiliser le gouvernement et la population. C’est donc dans ce genre de contexte catastrophique que les usines de manufacture dans les régions côtières, pour ne pas fermer leurs portes, ont commencé à recourir à l’usage des robots (bras robotiques) en lieu et place des ouvriers.
Vague de digitalisation
Après la réussite de la transition de manufacture malgré elle, d’autres secteurs la suivent sans avoir pu résister aux avantages apportés par la numérisation, et presque tous les secteurs en Chine n’ont pas tardé à être touchés par cette vague de digitalisation qui est à mon avis une véritable révolution industrielle pour la Chine durant la dernière dizaine d’années.
Ensuite, c’est la demande exogène gouvernementale qui pousse l’économie chinoise à se numériser étape par étape. Différente de la demande endogène qui a déjà duré une dizaine d’années, la demande exogène n’a officiellement débuté que depuis cinq ou six ans par la création d’un nouveau modèle éconnomique d’abord et social ensuite.
Plus concrètement, le gouvernement chinois a déclenché deux projets – « Fabriqué en Chine 2025 » et « Internet+ » – dans le but de mettre en œuvre la stratégie de transition à partir de l’ancienne économie vers la nouvelle économie, soit d’une usine du monde à une société d’innovation, y compris l’adoption non seulement du big data et du cloud, de l’Internet mobile et de l’Internet des objets dans le secteur industriel, mais encore dans les secteurs financier, médical et même agricole.
Si la demande endogène sectorielle de numérisation en Chine est un choix du bas vers le haut et forcé afin de faire face à la nouvelle donne domestique du marché de travail (c’est juste pour faire survivre à priori les entreprises), la demande exogène gouvernementale est un choix du haut vers le bas et volontaire afin de faire face à la nouvelle donne mondiale de l’escalade d’industrialisation.
Leadership de cette nouvelle industrialisation mondiale
Dans la demande endogène, la Chine a réussi à transformer son désavantage du vieillissement démographique et de la crise du manque de main-d’oeuvre en son avantage comparatif de numériser ses entreprises, alors que les Etats-Unis et l’UE28 n’ont ni cette nécessité, ni cette urgence, ni cette faisabilité. Dans la demande exogène, le régime chinois, critiqué souvent par l’Occident pour son pouvoir sans partage ou sa super-centralisation de pouvoirs de décision, a mis en évidence au contraire sa capacité d’organisation incomparable dans le leadership de cette nouvelle industrialisation mondiale, ce qui est quasi-impossible sous un régime dit démocratique.
Bien sûr, en plus de la demande endogène sectorielle et la demande exogène gouvernementale, le contexte sinon l’environnement social de la société elle-même est la condition basique de la numérisation. Je peux dire sans exaggération que les Chinois sont les plus connectés parmi les grandes économies du monde (i.e. les Etats baltiques exclus). Par exemple, les ventes en ligne (e-commerce) ont déjà réalisé plus de 630 milliards d’USD il y a quatre ans, ce qui représentait 1,8 fois plus élevées par rapport aux Etats-Unis, première puissance mondiale.
En un mot, la Chine, un pays encore en développement est pourtant sur le podium du taux de digitalisation du monde grâce non seulement à sa demande endogène sectorielle unique, à sa demande exogène gouvernementale unique, mais encore à son environnement social unique. A mon avis, c’est ces trois unicités qui vont contribuer à démystifier le podium de la Chine en taux de digitalisation.