Par Patrick Pascal, ancien Ambassadeur et Président du Groupe Alstom à Moscou pour la Russie, l’Ukraine et la Biélorussie.
La voyage de Vladimir Poutine, le 28 juin au Tadjikistan et surtout le 29 juin au Turkménistan, a provoqué un certain effet de surprise. Alors que la guerre en Ukraine fait rage, que l’on s’interrogeait ces dernières semaines sur l’état de santé du Président russe et que l’on évoquait de possibles fissures à Moscou au sein des cercles dirigeants, il ne peut s’agir d’un déplacement de routine mais de première importance qu’il faut tenter de décrypter.
Business as usual
La Russie, qui a reflué d’Asie centrale à la fin de la période soviétique, n’a jamais tourné le dos à cette région. Dans le cas d’espèce, le Tadjikistan est pour Moscou un partenaire fiable qui représente un enjeu sécuritaire non négligeable à la frontière de la Chine et de l’Afghanistan et au confluent de l’agitation entretenue par divers groupes extrémistes qui ne se réduisent aucunement aux Talibans, ces derniers étant tournés de manière prioritaire vers les problèmes de l’Asie du Sud. C’est la raison pour laquelle la Russie dispose d’une importante base militaire dans ce pays où elle assure de plus le contrôle des frontières avec des unités spécialisés.
Le Turkménistan, République peu considérée à l’époque soviétique et dont les ressources ne furent jamais mises en valeur, s’est en revanche éloigné de la Russie à la faveur de son indépendance, il y a désormais 30 ans. Le pays n’est donc aucunement un allié parmi les plus sûrs dont parlent aujourd’hui certains médias à l’occasion de ce déplacement de Vladimir Poutine. Mais le pays, conscient de sa relative faiblesse, a eu l’intelligence de ménager ses relations avec l’ensemble de ses voisins ou anciens partenaires. Telle a été la philosophie de son statut officiel de neutralité enregistré à l’ONU en 1995. De toutes les instances multilatérales créés ou animées par la Russie depuis la fin de l’URSS, le Turkménistan n’est membre que de la CEI. Bon an mal an, le pays est l’hôte d’au moins une visite de haut niveau venue de Moscou.
Le premier message de la présence de Vladimir Poutine en Asie centrale est incontestablement que « tout a changé pour que rien ne change ». Avec un langage et des moyens naturellement très différents, il ne s’agit pas de nier l’existence d’une nation de l’espace post-soviétique, comme en Ukraine, mais de suggérer que celui-ci demeure une réalité tangible où la Russie est à l’aise sinon encore chez elle. La participation à Achkhabad à un Sommet des Etats de la Caspienne est une habileté supplémentaire permettant d’étendre la perspective et de donner l’apparence d’une unité alors que les relations entre les membres (cf. Russie, Kazakhstan, Azerbaïdjan, Iran et Turkménistan) sont parfois difficiles. Au Turkménistan, le soft power russe n’a jamais cessé de s’affirmer notamment par la culture et par la langue. Le Président Berdymuhamedov, qui a transmis en mars dernier les rênes du pouvoir à son fils Serdar, était un stomatologue formé à Moscou et le jeune Président turkmène s’exprime également avec perfection en russe avec le Président Poutine.
Le désenclavement de la Russie
Il est paradoxal de constater que le Président russe vient de se rendre au Turkménistan dans un pays très enclavé, entouré, sinon cerné, au Sud et à l’Est des chaînes montagneuses iranienne et afghane et séparé du Caucase et des perspectives européennes plus lointaines par une Mer Caspienne demeurant une frontière à la fois climatique, géographique et économique. La question du statut de la Caspienne demeure un sujet de complexes débats et tant la Russie que l’Azerbaïdjan n’on jamais rien fait pour faciliter la construction d’un gazoduc transcapien permettant au Turkménistan d’exporter vers l’Ouest une partie de ses gigantesques réserves de gaz (NB: les 4èmes du monde).
C’est la Russie qui, aujourd’hui, malgré son immense espace n’offrant pas toujours des issues, se retrouve enfermée sur elle-même en raison en particulier des sanctions. Evoquer une « carte chinoise » pouvant être rapidement jouée par la Russie est une idée peu consistante. S’il s’agit de parler d’une réorientation à 180° de l’exportation des produits énergétiques – en particulier pour le gaz- , celle-ci s’avérera extrêmement coûteuse, complexe techniquement dans un Extrême-Orient russe dénué d’infrastructures et elle requerra des années de réalisation. De même que Mme Merkel a trop compté sur la Russie, celle-ci peut désormais estimer avoir trop privilégié ses clients européens et elle est aussi dans une nasse.
Moscou peut explorer et trouver une solution au Sud. A cet égard, le Turkménistan prend une place stratégique considérable car un réseau de tuyaux reliant la Russie à ce pays existe déjà. C’est Moscou qui, estimant ces dernières années que le gaz turkmène ne lui était plus nécessaire, avait réduit les importations à des montants symboliques avant de cesser d’en acheter. De plus, le Turkménistan est connecté à l’Iran auquel il a fourni du gaz notamment pour ses régions Nord éloignées des considérables gisements iraniens. En tout état de cause, une voie existe susceptible de donner accès à de vastes marchés.
Enfin, le fameux projet de gazoduc TAPI (NB: Turkménistan-Afghanistan-Pakistan-Inde) n’a jamais été abandonné. Faute de pouvoir exporter à l’Ouest (cf. supra), il fut considéré comme vital par un Turkménistan souhaitant augmenter ses quantités exportées et éviter de se retrouver dans un face à face avec la Chine, client exclusif. Compte tenu du contexte régional (cf. guerre en Afghanistan, tensions récurrentes indo-pakistanaises, investissements pharaoniques) le projet n’a toujours pas vu le jour. Le pouvoir turkmène aurait souhaité que le Groupe Total soit la figure de proue d’un consortium international. Cela n’est qu’une hypothèse, mais la Russie aurait tout intérêt à contribuer de manière déterminante à la réalisation de cette entreprise considérable pour le plus grand bénéfice de ses nouveaux gros clients commerciaux en matière énergétique, telle l’Inde. Une espèce de Nouvelle Route de la Soie, en sens inverse et parallèle, ne saurait déplaire non plus à ce dernier pays ni à Moscou à qui l’on voue le destin – du fait de son détournement de l’Ouest – d’une sujétion par rapport à Pékin.
Une message pour la Chine
Il ne s’agit pas ici de développer ce sujet considérable mais le rapide déplacement de Vladimir Poutine est aussi un message fort pour la Chine signifiant en substance: oui, nous nous détournons de l’Ouest mais notre relative faiblesse économique par rapport à un co-leader de l’économie mondiale ne saurait nous entraîner dans la vassalité; la Russie conserve des atouts stratégiques ne se limitant pas à ses forces nucléaires mais relevant de son histoire et de sa géographie; Moscou a toujours sa place au coeur du Heartland dont le contrôle sera une clé importante pour les puissances de demain; elle ne tourne pas le dos mais saura faire face.
Patrick Pascal
Ancien Ambassadeur et Président du Groupe Alstom à Moscou pour la Russie, l’Ukraine et la Biélorussie.
Fondateur et Président de Perspectives Europe-Monde.
Pour en savoir plus :
www.perspectives-europemonde.com
Patrick Pascal est également l’auteur de Journal d’Ukraine et de Russie (VA Éditions)
Disponible auprès de VA-EDITIONS.FR