Hubert Védrine, ancien ministre des Affaires étrangères dans le gouvernement Jospin et ancien secrétaire général de la présidence de la République sous François Mitterrand décrypte avec brio l’état des relations entre grandes puissances dans cet entretien avec Tom Benoit, directeur de la rédaction du magazine Geostratégie.
Entreprendre : La définition actuelle de l’OTAN est assez imprécise. Il s’agissait au départ d’une organisation qui visait à la défense. Aujourd’hui, on a presque le sentiment que l’OTAN existe pour aller envahir, pour aller attaquer, ou pour aller défendre un petit peu plus loin…
Hubert Védrine : On ne peut dire cela car la définition est toujours valable, c’est le traité de 49 : Organisation du traité de l’Atlantique nord. C’est un accord défensif dans lequel tous les États membres considèrent qu’une agression contre l’un d’entre eux – c’est le fameux article 5 – les oblige à défendre le pays attaqué.
C’est d’ailleurs surtout nous, Européens, qui avons eu besoin de l’OTAN ?
Oui, les Européens ont supplié les Américains de faire une alliance, ce qu’ils n’avaient jamais fait avant.
Or, aujourd’hui, nous ne sommes plus vraiment menacés en Europe…
C’est vous qui le dîtes. Mais à peu près tous les Européens pensent l’inverse. Et d’ailleurs, s’il est question de l’avenir de l’OTAN, il y a unanimité – parfois les débats sont moins nets… L’ensemble des pays européens veulent que l’OTAN continue à exister.
D’où pourrait venir l’agression en 2023 ?
Vous leur demandez, ils vont vous dire la Russie. Ils vont vous dire que si la Russie est capable de prendre une décision aussi extravagante du point de vue Russe, en dehors même des horreurs humaines de la guerre…Même s’il est très important que l’opinion mondiale voit cela… Si un pays est capable de prendre, de son point de vue, une décision aussi destructrice – je parle de la Russie -, à moyen et long terme, cela signifie que c’est un pays dangereux. Ce qui fait que le résultat de la décision de Poutine de fin février est d’avoir réveillé l’OTAN et de faire surmonter le pacifisme installé dans plusieurs pays d’Europe dont l’Allemagne, la Norvège, la Suède etc… Donc pour le moment, il a obtenu l’inverse de ce qu’il voulait.
Est-ce-que ce n’est pas l’origine du conflit, puisqu’il y avait des engagements de la part des Occidentaux – Américains, Européens – de ne pas faire s’approcher l’OTAN de trop près de l’Est ?
L’engagement est contesté, vous le savez, car on peut remonter à des conversations entre Gorbatchev que j’ai bien connu… Et François Mitterrand, et d’autre part entre le président Bush père et Jean Becker. Tout cela n’a en fait jamais été concrétisé.
Clinton l’a d’ailleurs nié quelques années après.
Clinton a nié qu’il y ait des engagements. Ce qui était vrai, c’était qu’il y avait eu des discussions à l’époque. On disait à Gorbatchev : « Vous ne pouvez pas empêcher ces pays de venir dans l’alliance, mais l’on s’engage à ce que les bases militaires ne soient pas trop près de votre frontière etc…». Mais tout cela ne concerne pas l’Ukraine, si l’Ukraine est l’arrière-pensée de votre question, l’Ukraine n’est pas dedans. Puisqu’au sommet de l’OTAN en 2008 à Bucarest, il était décidé que l’Ukraine aurait vocation à rentrer un jour dans l’OTAN, mais pas immédiatement. Ce qui était à mon avis une décision complètement absurde.
Déraisonnée peut-être…
C’est un compromis absurde puisque par rapport aux Russes, c’était agiter le chiffon rouge. Il n’y avait même pas… : « L’ukraine sera dans l’OTAN, mais vous les Russes, vous pourrez garder Sébastopol avec un traité ». Il n’y avait pas de protection immédiate.
Donc c’est vraiment une décision absurde. Sur l’OTAN, le fait de dire : « L’Ukraine a vocation
un jour à être dans l’OTAN, mais pas maintenant, on ne la protège pas maintenant… », c’était agiter le chiffon rouge. C’était effrayant de sottise, quel que soit le point de vue qu’on puisse avoir.
Bien-sûr. Personnellement je condamne naturellement l’attaque russe, et je pense que le positionnement de Poutine l’a conduit à un isolement qui mettra probablement en péril son économie au fil des années.
C’est pour cela que je parlais d’une décision aberrante, y compris pour la Russie.
Le seul rempart pour l’économie russe aujourd’hui, selon moi, c’est l’énergie. C’est un territoire d’énergie, je pense que Poutine en a conscience et qu’il compte sur’énergie qu’il puise dans ses terres…
Oui mais il faut qu’il trouve les marchés en dehors de l’Europe alors. Tout était bâti notamment en Europe de l’Ouest …
Il y en aura. Cela a continué d’ailleurs, même au début du conflit, lorsque l’on a décidé en France, de ne plus acheter de pétrole russe, nous en avons malgré cela acheté par des moyens détournés…
Ce n’est pas spécialement français, c’est européen. La mutation la plus compliquée est pour l’Allemagne.
Le dialogue devra certainement reprendre avec les Russes. Vous pensez qu’il sera possible de le reprendre, dans quelques temps, avec Poutine ?
Pour chaque jour qui passe, c’est de plus en plus difficile de le reprendre avec Poutine, même pour des gens très réalistes, qui ont une vision historique. Même ceux qui pensent que les Européens ont accumulé les erreurs dans la première décennie, après la fin de l’URSS, en ne traitant pas intelligemment la Russie. Kissinger lui-même disait sans arrêt : « on a eu tort de ne pas intégrer la Russie dans un ensemble de choses. »
Oui. Mitterrand partageait ce point de vue, l’idée avait d’ailleurs été émise par Mitterrand d’ailleurs.
Oui, c’était encore avant.
Fin 80.
Donc même ceux qui pensent cela, qui sont encore là maintenant considèrent que les positions de Poutine ne sont plus défendables aujourd’hui. Mais il ne faut pas confondre Poutine et la Russie. Mais si l’on se dit : « Est-ce qu’un jour, il ne faudra pas réinventer la relation de voisinage avec la Russie… Puisqu’après-tout pendant la guerre froide, on a inventé la coexistence pacifique, mais pas au début, il s’est passé 20 ans. »
Et d’ailleurs, on hait les Russes bien plus aujourd’hui que ce que l’on haïssait l’URSS à l’époque, peut-être parce qu’il y avait des succédanés du communisme dans chaque pays d’Europe; ici le PCF avec Marchais…
C’est paradoxal… Mais la coexistence pacifique que les Américains ont mise en place après la guerre froide, est venue après 15 à 20 années sans règles, très dangereuses.
Poutine nous a renvoyés au début de la guerre lorsqu’il n’y avait pas de règles. Mais vous avez raison dans votre question, un jour ou l’autre, quelle que soit l’issue de ce qu’il se passe en Ukraine, il y a tout de même toujours la Russie qui ne va pas disparaître, c’est finalement stratégiquement idiot de la pousser vers la Chine. Néanmoins, qu’est-ce qu’on peut faire avec ce régime-là ? Cela dépendra de : « Quel est le régime à ce moment-là ? Quel est son attitude ? Est-ce qu’il est menaçant pour d’autres pays que l’Ukraine ? Est-ce qu’il s’agit de Poutine ou de quelqu’un d’autre ? ». Donc il est évident que la question se posera, mais on ne peut pas se la poser aujourd’hui.
Est-ce qu’une invasion de Taïwan de la Chine, durant les années ou les mois à venir, pourrait être l’événement déclencheur d’une association – d’un rapprochement – entre la Russie et la Chine ? Est-ce-que les Américains interviendraient dans ce cas-là ?
L’alliance est déjà assez forte entre la Chine et la Russie. Il y a aussi l’organisation de Shanghai, l’amitié éternelle…
Assez forte, mais assez pudique…
Sur l’Ukraine en particulier, on a l’impression, mais on ne peut pas le démontrer, que la Chine n’aime pas cette guerre qui complique tout. La Chine, pour se développer, a plutôt besoin d’un système international relativement stable pour pousser ses pions. Elle n’aime donc pas beaucoup, mais elle ne va pas désavouer la Russie. Concernant votre question, si une attaque de la Chine sur Taïwan est probable, je ne le crois pas à court terme. Je ne pense pas qu’ils soient en état de prendre cet énorme risque. Les États-Unis seraient obligés de protéger Taïwan, quoiqu’ils disent.
Est-ce qu’ils l’attendent selon vous ? Est-ce-que cela pourrait arranger les États-Unis pour conserver leur hyperpuissance, tout du moins l’inertie de cette hyperpuissance ?
Non. De même que Biden aurait préféré intégrer la Russie de Poutine dans un ensemble de sécurité en Europe. Des discussions compliquées, mais c’est ce qu’il voulait faire au début.
Ce que vous dîtes est assez évocateur en tout cas : Biden aurait aimé intégrer la Russie dans un ensemble de sécurité, en Europe…
Pas dans l’Europe. Dans le système de sécurité occidental. Faire plus ou moins ce qu’avait dit Kissinger. D’ailleurs, au début, quand Biden a été élu, il est allé voir Poutine sur ce ton, dans cette direction.
Est-ce-que les Chinois pourraient profiter de leur capacité d’hyper-domination, mais pas d’hyperpuissance comme les Américains étaient recouverts eux d’une hyperpuissance, pour mettre la main sur Taïwan ? Quand je dis hyper-domination, je ne parle pas que d’une domination sur Taïwan, mais sur le reste du monde qui est forcément asservi aux Chinois pour le moment, puisque la Chine est l’atelier du monde.
Concernant le reste du monde… Partons de l’Asie. Les Chinois font tout pour s’élargir, pour élargir leur zone d’influence pour conquérir des îlots, ce qui les met en tension et conflit potentiel avec le Japon, les Philippines, la Corée du sud etc… Il y a aussi l’obsession relancée par Xi-Jinping de faire entrer Taïwan dans le giron de la Chine. Ensuite, c’est une relation de rapport de force et de probabilité.
Je donne mon avis ; ils ne sont pas aujourd’hui en état de prendre un risque aussi grand.
Est-ce qu’il y a des plans qui ont été retardés également ? Du côté de Xi-Jinping, par rapport à la situation…
On ne sait pas. Ils ont vu finalement que l’Ukraine se défendait mille fois mieux que prévu. Cela a dû les impressionner. Car il n’y a pas seulement l’armement et le financement américains. Il y a eu une combativité et une vaillance ukrainiennes extraordinaires.
Qui vient peut-être de la nature des Ukrainiens ; le peuple Slave est très résistant.
C’est compliqué comme terrain car historiquement, cela n’a jamais été très clair, même si aujourd’hui, oui. Pour revenir à Pékin, ils se disent : « Est-ce qu’on va se lancer dans une opération ? ». Je pense, même si je peux me tromper, qu’ils vont plutôt jouer le jeu de go. Au-delà, il est évident qu’indépendamment du scénario sur Taïwan, la Chine veut élargir son influence au maximum : il y a l’Asie, les mers de Chine et au-delà, les pays de la région, le système onusien, les achats de terres cultivables en Afrique ou de matières premières de partout. Les Européens sont là-dedans dans une situation très inconfortable, tout comme l’Asie du sud-est, l’ASEAN. D’ailleurs, il y a plein de pays qui disent qu’il faut se méfier de la Chine, nous avons été trop naïfs, pas assez vigilants, prudents : l’espionnage, le non-respect de la propriété intellectuelle etc… Mais ces pays ne veulent en général pas s’aligner complètement
sur la ligne américaine.
Trop Naïfs, mais pas seulement par rapport à cela, par rapport à la défense, mais, aussi beaucoup par rapport au schéma économique.
On a longtemps considéré que la Chine nous permettait d’avoir de l’énergie pour pas très cher, de la main d’oeuvre à bas coût, sans trop se poser de questions.
Oui, la Russie surtout. Mais vous avez raison de relancer sur le terrain économique en parlant de la naïveté. Ce sont les américains qui avaient décidé à un moment donné de faire entrer la Chine dans l’OMC, tout cela applaudi par la commission européenne.
Avec un raisonnement qui étonne encore aujourd’hui qui était de dire : « Ils commencent à nous gêner, mais on va les faire rentrer dans l’OMC, ils vont se développer, s’enrichir et donc devenir démocratiques ». Tout cela était naïf. En tout cas la réponse pour les Européens et pour l’ASEAN n’est pas évidente : Comment rester vigilants sans s’aligner sur les Américains, ni être entrainés dans la bagarre ?
Hubert Védrine et Tom Benoit se sont entretenus le 11 janvier 2023 à Paris. Cet échange sera partiellement diffusé dans un prochain numéro de PHILOSCOPIE (TV5Monde).