Si la libéralisation du marché laitier ouvre de belles perspectives à l’international, les petites exploitations pourront-elles résister à cette nouvelle donne ?
Une page se tourne sur trois décennies d’encadrement, avec l’arrêt des quotas laitiers, le 1er avril dernier, qui dominaient jusqu’alors la production laitière des 28 États membres européens. Introduite en 1984, lorsque la production de lait européen dépassait largement la demande, cette politique visait à mettre fin aux «lacs de lait et montagnes de beurre» de l’Union européenne pour limiter les crises.
Aujourd’hui, à l’heure où la demande mondiale est en forte croissance, les quotas, pointés du doigt comme un frein à la production, ont donc fait long feu. Désormais, les éleveurs peuvent produire autant de lait qu’ils le souhaitent sans être sanctionnés. Seules les lois du marché déterminent combien de lait doit être produit dans l’Union européenne.
Si cette réforme doit permettre aux producteurs français de répondre à la demande des marchés asiatiques et africains, elle laisse également place à nombre d’incertitudes. Le marché n’étant plus protégé, cette flexibilité retrouvée est aussi source de fragilité. Et les enjeux sont importants. Moteur de l’économie française, très active sur l’export, la filière laitière affichait un excédent commercial de 3,6 Mds€ en 2013. Avec 250.000 emplois répartis sur tout le territoire, elle génère 27 Mds€ de CA, en 2ème position du secteur agro-alimentaire derrière la filière viande. Un défi pour les producteurs et transformateurs tricolores, qui devront saisir toutes les opportunités tout en composant avec la volatilité des prix.
Gérer la volatilité des cours
«Le marché européen était encadré par le régime des quotas, mais s’y ajoutaient d’autres mécanismes de régulation progressivement supprimés depuis 2003, avec en plus, en France, un marché administré jusqu’en 2010», explique Dominique Chargé, président de la Fédération nationale des coopératives laitières (FNCL). Afin de préparer la libéralisation du secteur et de se renforcer pour affronter le marché mondial, les coopératives, qui représentent en France 55% de la collecte de lait, se restructurent depuis 5 ans, à travers de nombreuses fusions. Les producteurs ont ainsi repris la maîtrise de l’équation volume-prix.
Dans le secteur non coopératif, la contractualisation entre les producteurs et les entreprises laitières a été rendue obligatoire par la loi dès le 1er avril 2011. Vers une autorégulation vertueuse ? Pas si sûr.
Et la colère monte du côté de plusieurs syndicats d’agriculteurs, pour dénoncer une relation contractuelle déséquilibrée avec certains industriels qui ne respectent pas les prix annoncés. La FNPL (Fédération nationale des producteurs de lait) a d’ailleurs demandé un audit au ministre de l’Agriculture.
Enfin, un traumatisme reste gravé dans la mémoire des producteurs : la crise de 2009, qui avait vu chuter le prix du lait de 30% en raison d’une baisse de la demande. Dans un marché dérégulé, la filière craint d’être touchée de plein fouet par ce type d’aléa, malgré les précautions mises en place.
L’été dernier, l’embargo russe sur les importations occidentales avait fait pression sur les cours. Pour éviter des fluctuations trop abruptes, la filière laitière tricolore demande à Bruxelles le rehaussement des seuils d’intervention. «Cet épisode doit permettre aux pouvoirs publics européens de changer leur approche, en mettant enfin en place des outils efficaces de prévention et de gestion de crise, indispensables dans nos marchés dérégulés», demande la FNCL.
Conjoncture améliorée
À l’heure de la fin des quotas, les craintes semblent un peu retombées. La conjoncture s’est, en effet, nettement améliorée cette année, mettant à mal les pronostics pessimistes de 2014. Les échanges sur les marchés sont à nouveau dynamiques, avec une tendance à la hausse. Un constat qui s’explique par 3 phénomènes : l’euro faible face au dollar favorisant les exportations européennes, la baisse de l’offre laitière en Europe (en raison des quotas) et en Nouvelle-Zélande (sécheresse).
Ces phénomènes ont coupé court à la tendance baissière de 2014, d’autant que la demande mondiale en lait est forte. «Peu de secteurs économiques peuvent se prévaloir de telles tendances. L’après quota sera ce que l’on en fera !», souligne la FNPL.
Saisir les opportunités
Justement, nombre d’agriculteurs tricolores se sont préparés à la sortie des quotas. D’abord en augmentant leur production afin de répondre à la demande internationale, le développement de la production en Europe avoisinant 2% par an. Ensuite, en investissant dans les outils de production : le Cniel (Centre national interprofessionnel de l’économie laitière) estime à 1 Md€ ces investissements par les coopératives et les industriels entre 2012 et 2014.
Au programme ? «Des investissements dans des projets fromagers, comme celui du groupe nantais Eurial et sa nouvelle usine de mozzarella, ainsi que dans des tours de séchage», indique Dominique Chargé. Objectif ? Obtenir des poudres de lait pour la production de lait infantile, la fabrication d’ingrédients poudres ou l’obtention de poudre de lactosérum pour l’industrie agro-alimentaire. «De quoi développer une production qui réponde à la demande», ajoute le président de la FNCL.
En ligne de mire : le formidable essor de la demande en lait infantile des pays émergents, Chine en tête. À l’international, la France profite de son niveau d’excellence sanitaire réputé. Créer des produits à valeur ajoutée est aussi une manière pour les producteurs de s’affranchir de la compétitivité-prix. Une aubaine dont ne profitent pas les entreprises laitières artisanales, faute de moyens.
L’AOC, protecteur des petits exploitants
La France est le seul pays au monde à pouvoir s’enorgueillir de 1.200 sortes de fromages, beurres et crèmes, symboles de son savoir-faire et de la qualité de sa production. Bon nombre de ces produits affichent d’ailleurs un label de qualité : 50 AOC laitières, dont 47 AOP. Ces appartenances géographiques, associées à un cahier des charges rigoureux, sont porteuses de valeur ajoutée sur le marché intérieur comme à l’export.
Les AOC mettent ainsi les produits à l’abri de la volatilité des prix, ce que confirme Jean-François Antony, de la fromagerie Antony dans le Haut-Rhin, maître-affineur et fournisseur des chefs étoilés (Alain Ducasse, Joël Robuchon…) et palaces parisiens (Bristol, George V…). «Affineur, j’achète les fromages aux petits producteurs. Ce sont de toutes petites structures sur lesquelles le prix du lait a très peu d’influence», estime le grand fromager, qui réalise 50% de son CA (2 M€) à l’étranger. «Voilà pourquoi il faut absolument travailler sur la qualité et la valorisation de nos produits», souligne Dominique Chargé. De quoi redonner espoir aux 70.000 producteurs et aux 500 entreprises de transformation du territoire.