Le 30 août, Antoine Frérot, PDG de Veolia, déposait une offre de rachat de la participation de 32 % d’Engie dans Suez. Si l’offre aboutissait, elle acterait la naissance d’un « champion national » de l’eau et des déchets, selon la formule consacrée. Un mariage dans lequel le Gouvernement voit du « sens », mais qui est loin de faire l’unanimité. Au lieu de se taire à jamais, Suez a décidé de mener une contre-offensive, épaulée par les fonds d’infrastructures français Ardian et Antin. But de la manœuvre : se partager la part d’Engie en trois, les deux investisseurs et Suez acquérant chacun un tiers du gâteau. Une hypothèse salutaire pour Suez, menacée de démembrement en cas de rachat par Veolia.
La branche eau de Suez menacée
La taille, gage de compétitivité à l’échelle internationale ? C’est en tout cas l’argument massue répété à l’envi par Antoine Frérot, le patron de Veolia, pour convaincre de la pertinence de son offre de rachat. En absorbant Suez (18 milliards d’euros de CA, 90 000 salariés), Veolia (27 milliards de CA, 160 000 salariés) verrait son poids dans les secteurs du traitement de l’eau et des déchets passer de 3 à 5 % à l’échelle mondiale. Une fusion aux airs de dépeçage puisque, pour obtenir le feu vert des autorités de la concurrence et éviter un monopole absolu, Suez se verrait contrainte de céder ses activités dans le secteur de l’eau. Pour les racheter, le nom de Meridiam est avancé, même si le fonds d’investissement ne justifie d’aucune expérience dans le secteur.
Député Les Républicains d’Eure-et-Loir, Olivier Marleix envisage ce transfert avec circonspection : « La structure artificiellement fabriquée sera plus précaire, n’aura pas la taille critique lui donnant la même capacité à innover. Un acteur financier ne peut se substituer à un acteur stratégique bénéficiant de dizaines années d’expérience ». Même absence d’enthousiasme pour Loïc le Floc-Prigent, ancien dirigeant d’Elf, ex-président de la SNCF, selon lequel « une société autonome de l’eau en France aura le même sort que (…) la Saur, qui passe d’actionnaire en actionnaire depuis dix ans en se rétrécissant. » Passée par des repreneurs français (PAI, puis la CDC), avant d’être confiée à ses créditeurs en 2013, on se souvient que la Saur a finalement été vendue au fonds suédois EQT en 2018.
Le mammouth, gibier de choix
Si, en cas de deal Veolia-Engie, l’avenir de la division eau de Suez pourrait être largement incertain, qu’en est-il de celui de la superstructure pilotée par Antoine Frérot ? Ce mammouth des décharges et stations d’épuration s’en trouverait-il mieux loti pour faire face à la concurrence internationale ? Pas nécessairement. En brisant les règles de la saine concurrence sur le sol hexagonal, Veolia risque de favoriser, à moyen terme, l’arrivée d’acteurs étrangers dans l’Hexagone, attirés par de potentiels clients français désireux d’échapper à ce monopole.
En outre, la concentration des activités eau et déchets des deux plus grosses entreprises tricolores de ces secteurs entre les mains d’un seul acteur aurait pour corollaire une moindre place laissée à la R&D, tant il est vrai que culture de l’innovation et concurrence sont intimement liées. À ce jeu-là, les premières victimes sur le long terme sont toujours les usagers.
Loïc le Floch-Prigent ne s’y trompe pas. Selon lui, cet attelage n’a pas de sens, si ce n’est celui de « faire une opération capitalistique intéressante pour Veolia au détriment de l’autre société, de ses dirigeants et de ses salariés ». Quitte, par la suite, à passer sous pavillon étranger. Un scénario qui rappellerait celui qu’a connu Alstom, sauvé par une prise de participation de l’État, avant que Bouygues ne s’impose comme actionnaire de référence puis souhaite se désengager, 70 % d’Alstom étant alors cédés à l’Américain General Electric.
Un autre élément semble attester du caractère purement financier et opportuniste du deal pour une poignée de protagonistes du dossier. Ancien directeur de l’Agence des participations de l’État (APE), David Azéma n’avait, en 2017, pas de mots assez durs pour décrire le genre d’opération qu’il encourage aujourd’hui. Dans un rapport au vitriol pour l’Institut Montaigne, il note ainsi « la contradiction (…) entre les finalités et les règles de l’action publique et celles du secteur privé ». Autrement dit, l’Etat n’a pas à se prononcer au profit de quelques acteurs privés, qui n’auront, une fois leurs bénéfices tirés, aucun scrupule à se désengager, quels que soient les repreneurs.
Une cession d’actifs à des fonds étrangers serait d’autant plus envisageable qu’en gagnant en envergure, le géant Veolia-Suez attirerait l’attention sur lui, devenant une cible de choix, particulièrement attractive. Dans les colonnes d’Atlantico, l’économiste Sébastien Cochard met en garde : « Concentrer autant d’actifs dans une seule entité c’est prendre le risque d’offrir tout un pan de notre économie en pâture à une acquisition future par un acteur étranger, le plus probablement américain. La capitalisation boursière américaine représente en effet 55 % de la capitalisation boursière mondiale. Ce qui signifie que, au jeu des rachats de sociétés par échanges d’actions, les entreprises américaines détiennent la majorité des billets de Monopoly en circulation dans le jeu planétaire et peuvent de facto se permettre de racheter n’importe quelle société étrangère qui leur semble attrayante. » Autrement dit, si plus gros peut signifier mieux armé, cela signifie surtout plus visible, donc plus convoité.
Suez n’a pas dit son dernier mot
Pour parer à ces éventualités, ainsi qu’à la casse sociale que ne manqueraient pas d’occasionner les 500 millions d’euros d’économies en synergies attendus par Veolia, le groupe de Bertrand Camus a donc décidé de passer à la contre-offensive. L’édition du 10 septembre de La Lettre A nous apprend ainsi que Suez s’est rapproché des fonds Ardian et Antin, chacun souhaitant se porter acquéreur d’un tiers du tiers de Suez détenu par Engie. Pour financer ce rachat, Suez souhaiterait se délester de différentes filiales de retraitement de déchets en Europe du Nord, en Allemagne, en Suède, aux Pays-Bas, au Luxembourg et en Pologne, au profit de la fondation Schwarz, notamment propriétaire de la chaîne de supermarchés Lidl. Montant de la transaction : 1,2 à 1,3 milliard d’euros.
L’opération aurait pour intérêt d’éviter la concentration d’activités clés de l’industrie environnementale française dans une seule escarcelle, avec les avantages que cela représente en termes d’innovation pour les consommateurs, mais aussi d’emploi et de préservation d’un certain patriotisme économique. Pour l’État, ce pourrait également être l’occasion d’enrayer la spirale de plans sociaux ayant suivi les rachats d’Alstom par General Electric, d’Alcatel par Nokia ou encore de Technip par FMC. L’Élysée, qui suit le dossier de très près, jouera-t-il la carte de la sécurité ? Les prochaines semaines le diront.