Par Patrick Pascal, ancien ambassadeur et président du Groupe ALSTOM à Moscou pour la Russie, l’Ukraine et la Biélorussie. Il est fondateur et président de « Perspectives Europe-Monde ».
La « verticale du pouvoir » des années Poutine s’inscrivit dans le droit fil du mode de gouvernement de l’époque soviétique et de l’autocratie tsariste. Cette verticale, au-delà des institutions et de la gouvernance, fait partie du plus profond de la culture russe. Même la liturgie de la religion orthodoxe, malgré les images saintes apaisantes de Notre-Dame de Kazan ou de Vladimir, est principalement masculine et les femmes sont voilées dans les églises surtout lors des grandes fêtes religieuses dont la plus importante est Pâques.
L’image du Christ Pantocrator reproduite sous les coupoles des lieux de culte projette une image de puissance et de domination au-dessus des croyants. Il n’est dès lors pas surprenant que Staline, en particulier pour mobiliser les masses lors du second conflit mondial, se soit rapproché de la hiérarchie de l’église orthodoxe russe. On peut penser que Poutine, quelle que soit la profondeur affichée de ses croyances, fait le même calcul a fortiori dans un pays en perte de repères depuis la disparition officielle du communisme.
Vladimir Poutine cultiva très tôt l’image du chef suprême, implacable. C’est même sur ce projet qu’il se fit connaître et élire la première fois à la présidence sur toile de fond d’un pays en proie à des forces séparatistes et islamistes en Tchétchénie. A partir de la tragédie du sous-marin Koursk au début de son premier mandat, pour laquelle sa gestion fut critiquée notamment dans les puissants media (cf. chaîne ORT de l’oligarque Boris Berezovski) jusque là à sa dévotion, Vladimir Poutine effectua une mue ostentatoire. C’est ainsi qu’il s’afficha tour à tour en tenue de généralissime, de pilote d’avion ou de marin dans un mimétisme faisant penser plutôt au combattant Staline qu’à l’idéologue Lénine.
La verticale du pouvoir, nécessaire pour restaurer l’Etat et répondre aux attentes du peuple après le chaos des années Eltsine, ne pouvait s’accommoder d’une société « horizontale », c’est-à-dire du partage du pouvoir avec des puissants comme dans la féodalité. La Russie des années post-soviétiques s’est construite sur une sorte de pacte, digne du Dr Faust, entre le pouvoir étatique et les nouveaux maîtres de l’économie – issus souvent des anciennes structures de force (Siloviki) – qui furent appelés « oligarques ». Ce sont eux qui en s’appropriant les derniers restes de la richesse nationale, permirent en retour à Boris Eltsine, grâce à leur argent et à leur influence, d’être réélu en 1996. Tatiana, la fille de Boris Eltsine fut à la manoeuvre pour coordonner l’opération. C’est aussi elle qui suggéra à son père d’appeler un inconnu, nommé depuis peu à la tête de la sécurité intérieure (FSB) pour devenir le chef du gouvernement et le futur président qui garantirait les intérêts de la famille du Président démissionnaire.
Pour autant, Poutine ne pouvait s’accommoder de ce pouvoir concurrent croyant à son inexpérience et à sa docilité. Un conflit était dès lors en germe dans la tradition de l’opposition historique ancienne entre le tsar et les boyards. L’oligarque Mikhaïl Khodorkovski, qui avait des velléités politiques, et sa compagnie pétrolière Ioukos, rapidement démembrée, furent les premières victimes expiatoires car il s’agissait de faire un exemple. La condamnation de Khodorkovski à 9 ans de prison pour fraude fiscale fut complétée et annoncée, alors que l’oligarque était déjà emprisonné, au cours d’un petit-déjeuner au Kremlin auquel Vladimir Poutine avait convoqué les principaux oligarques du pays. Le message était clair et Poutine a d’ailleurs pris l’habitude, dès 2000, de tancer publiquement les boyards sous le regard des caméras.
Vladimir Poutine est réputé être l’un des hommes les plus riches du monde. Quoi qu’il en soit, sa fortune doit être replacée en regard de celle des ses concurrents de la sphère économique dont la richesse pouvait s’avérer menaçante lorsque l’on sait que l’évasion annuelle des capitaux a souvent été évaluée à une centaine de milliards de dollars par an. En d’autres termes, l’argent est devenu en Russie autant une arme de déstabilisation du pouvoir que le moyen de sa défense, voire de sa survie. A ce propos, l’une des conséquences de la guerre en Ukraine aura peut-être été la réduction du pouvoir des oligarques. Vladimir Poutine les a sollicités pour financer sa guerre, des avoirs ont été saisis ou ont dû être rapatriés, sans parler d’une cascade de disparitions brutales non encore élucidées.
La violence extrême au sein de la société russe, comme mode assez ordinaire de pratique du pouvoir, est quasiment sans équivalent dans les sociétés développées de l’hémisphère Nord. Des événements tragiques ont ainsi émaillé les années Poutine sans que l’on puisse toutefois les attribuer avec certitude à ce dernier. La liste, qui est longue, a débuté avec les attentats de 1999 contre des immeubles d’habitation qui firent à Moscou des centaines de victimes, permirent à un Vladimir Poutine aspirant à la présidence de se poser en nouvel homme fort du pays et conduisirent à une féroce répression dans le cadre de la seconde guerre de Tchétchénie déjà appelée « opération spéciale ». D’autres « affaires » ont marqué les esprits qu’il s’agisse de Litvinenko empoisonné au polonium à Londres en 2006 et de Skripal avec un agent chimique au Royaume-Uni, de la journaliste Anna Polikovtskaya, tuée un 7 octobre jour de l’anniversaire de Poutine mais dont l’exécution pointe plutôt vers Kadyrov, du « suicide » en 2013 de Boris Berezovski toujours à Londongrad ou encore de l’opposant Boris Nemtsov abattu dans le dos en mai 2015 à quelques centaines de mètres du Kremlin sur le pont conduisant à la cathédrale Saint-Basile. De nombreux points d’interrogation demeurent sur ces affaires, mai peut-on croire, selon un ancien responsable de la communication du Président russe, que ce dernier était en réalité « un homme faible qui voulait paraître fort » ? Si tel est le cas, la stratégie de la terreur poursuivie en Ukraine – jusqu’à l’utilisation de Kadyrov et de la Légion Wagner de Prigojine – se situe malheureusement dans une certaine logique et l’on pourrait aussi expliquer ainsi l’évocation récurrente, voilée ou indirecte du côté russe, du recours possible à des armes non conventionnelles dans la guerre en cours.
Patrick Pascal
RADIOGRAPHY OF PUTIN’S YEARS est publié simultanément aux États-Unis par INNER SANCTUM VECTOR N360 (Dr. Linda RESTREPO, Editor/Publisher)
PARTIE 1 : Nostalgie de la Puissance et Legs soviétique
PARTIE 2 : Enfermement et Complexe obsidional
PARTIE 3: Tradition autocratique et Violence endémique
A suivre :
PARTIE 4: La Weltanschauung de Poutine
PARTIE 5: Le Tsar de l’Île russe