2024 est la quatrième année consécutive de records de dividendes versés aux actionnaires dans un contexte de crise à plusieurs visages : baisse du pouvoir d’achat, dégradation du rapport au travail, accentuation du dérèglement climatique. Loin d’appauvrir les actionnaires, diriger une partie de ces dividendes vers des projets profitant au bien commun s’avérerait profitable pour l’entreprise sur le temps long.
La polarisation des discours, arrivée à son apogée avec l’élection de Donald Trump, n’épargne pas le monde économique. D’un côté, le Nouveau Front Populaire prétend distribuer toujours plus d’argent sans se préoccuper de la manière dont il est obtenu. De l’autre, les libéraux boostés à la testostérone de Javier Milei et d’Elon Musk ne se cachent plus de vouloir détruire notre système social. Cette même radicalité se retrouve sur la question des dividendes. Pour les uns, il faudrait les plafonner et surtaxer les surprofits, pour les autres, l’augmentation du versement des dividendes constituerait la condition du dynamisme économique, seule solution à la crise. La vérité se trouve, comme souvent, au milieu.
Rappelons tout d’abord que le versement de dividendes traduit la bonne santé d’une entreprise. Sauf dans des cas exceptionnels contracycliques, il existe un lien étroit entre niveau de profit et niveau de dividendes versés. Une entreprise en bonne santé, ce sont des emplois, des cotisations et du lien social. Les dividendes représentent la juste rémunération des investisseurs et permettent d’attirer les capitaux nécessaires à son développement. Ce qui est en cause n’est donc pas l’existence parfaitement légitime des dividendes mais bien leur niveau, voire le moment de leur distribution. Que penser en effet d’une augmentation de la rémunération des actionnaires déconnectée de la croissance effective de l’entreprise et, quelquefois, en total déphasage avec la répartition de la valeur en faveur des autres parties prenantes – notamment quand elle est concomitante à des suppressions de postes ?
France Stratégie a montré que 96% des dividendes étaient versés aux 1% des foyers les plus riches. Le fait que cette étude ne prend pas en compte les mécanismes de captation des dividendes des ultra riches ni les dividendes qui sont capitalisés dans l’assurance vie, détenue à 71% par les 10% des ménages les plus aisés, conforte encore cette conclusion. En France, la fiscalité du capital étant plus faible que celle du travail, la part des revenus du capital augmente avec le niveau de salaire. Autrement dit, directement ou non, les dividendes rendent toujours plus riches ceux qui le sont déjà.
Invoquant la décence commune, Georges Orwell écrivait que « si les gens se comportaient comme il faut, le monde serait ce qu’il doit être », forme de rappel moral de ce qui ne se fait pas, sans pour autant sombrer dans la prescription moralisatrice. Comme un appel à la responsabilité individuelle pour préserver l’intérêt collectif. Certes, le versement des dividendes permet la circulation des liquidités excédentaires recyclées pour partie dans de futurs investissements. Pourquoi alors ne pas en flécher une partie vers des projets plus utiles à l’intérêt général qu’à l’intérêt privé ?
Il est en effet temps que la création de valeur et les futurs investissements qu’elle financera servent en interne à la lutte contre le mal travail et à la transformation des modèles d’affaire pour accélérer les transitions. Il est temps que les entreprises qui en ont les moyens valorisent les relations avec leur écosystème externe en s’engageant dans des projets qui profitent au bien commun.
Toutes les entreprises engagées pour une société plus juste et plus durable font le constat que, loin d’appauvrir les actionnaires, ces innovations sociales, sociétales ou environnementales auxquelles elles prennent part bénéficient à la bonne marche de l’entreprise et accroissent sa résilience à long terme. C’est là tout l’objectif et le sens du dividende sociétal, nouvel outil stratégique qui permet aux dirigeants et actionnaires d’aller plus loin dans une répartition de la valeur innovante et solidaire des défis de notre temps.
Eric Delannoy
Economiste, entrepreneur, business angel, Eric Delannoy est le fondateur d’un cabinet de conseil qui donne sa chance à tous les talents et dont les bénéfices sont reversés à des associations oeuvrant pour l’égalité des chances