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« Recrutée par une Intelligence Artificielle, je témoigne »


Par Laurence Dubois, Directrice des Ressources Humaines chez Prodware Mise en garde à l’attention de notre cher lectorat : cette tribune a été rédigée en forme de dystopie. Nous avons imaginé un futur où l’intégration de l’Intelligence Artificielle dans le monde professionnel humain se serait réalisée de façon mécanique. Une manière d’anticiper l’avenir...

Entreprendre - « Recrutée par une Intelligence Artificielle, je témoigne »

Par Laurence Dubois, Directrice des Ressources Humaines chez Prodware

Mise en garde à l’attention de notre cher lectorat : cette tribune a été rédigée en forme de dystopie. Nous avons imaginé un futur où l’intégration de l’Intelligence Artificielle dans le monde professionnel humain se serait réalisée de façon mécanique. Une manière d’anticiper l’avenir pour mieux répondre aux enjeux présents, et de proposer de meilleures alternatives. Bienvenue en 2084.

C’est donc ça, le futur. Nous sommes en 2084 et les prédictions du remplacement de l’humain par la machine se sont révélées justes. L’Intelligence Artificielle a pris le pouvoir. Pour preuve : j’ai été recrutée par une IA. Et je suis DRH… Voici mon parcours.

Algorithme recherche DRH

« Vous êtes une femme, habitez Paris, avez plus de 20 ans d’expérience en Ressources humaines à des postes de direction, souhaitez rejoindre une entreprise en plein développement dans le secteur des NewsTainment ? Postulez en swipant vers la droite ». C’est cette accroche liminaire qui a marqué mon premier contact avec Inforythme, leader du secteur des médias nouvelle génération. Directement générée par un algorithme, cette annonce faisait apparaître les informations essentielles du poste à pourvoir et du profil pertinent : femme, parisienne, 20 ans d’expérience. Je cochais toutes ces cases.

Le problème ? Quelque chose dans la définition du profil est profondément discriminant. En cause : la reproduction à l’infini d’un schéma établi. Pour composer son annonce, l’Intelligence Artificielle s’est servie d’un référentiel existant. La majorité des DRH d’entreprises du même secteur étant des femmes, logeant à Paris et justifiant de plus de 20 ans d’expérience, elle a automatiquement considéré ces critères comme premiers facteurs de sélection. Et tant pis pour la répétition. Débarrassée de l’intelligence humaine, la seule capable de tempérer les critères, de les nuancer, de prendre une décision stratégique qui ne se baserait pas uniquement sur des données chiffrées, froides et désincarnées, la machine reproduit tous les biais qui préexistent. Elle n’en est pas à l’origine, mais en démultiplie la récurrence et l’impact.

Une candidate trop parfaite ?

Deuxième étape du processus, encore une fois totalement déléguée à la machine : la sélection des candidatures. Là encore, je cochais toutes les cases. Et je suis bien placée pour le dire puisque je vous parle (attention : spoiler alert…) en tant que DRH de Inforythme. Mais revenons au processus. En générant la fiche de poste, l’Intelligence Artificielle avait parfaitement cadré les besoins correspondant à ce recrutement une expérience reconnue et pertinente, les diplômes et compétences nécessaires, les recommandations de pair·e·s… Elle a ainsi logiquement appliqué ces critères au filtre des candidatures reçues, aboutissant à une liste réduite de profils pertinents.

Tous pertinents, vraiment ? Sur l’écran, oui, aucun doute… Mais dans la vie, la vraie ? Celle où la présence au bureau n’est pas qu’une succession de tâches, de réunions ? Celle où le quotidien professionnel est ponctué de discussions informelles, de pauses-café, de moments imprévus qui changent subrepticement le cours de sa TO DO ? Après tant de discussions dans les années 2010 et 2020 pour souligner l’importance des soft skills, tant de Talks et conférences sur la prépondérance du savoir-être, les voici réduits à peau de chagrin. C’est fou ce que l’entreprise de 2084 peut ressembler en certains points à l’entreprise du milieu du XXᵉ siècle. Certaines nouvelles frontières coïncident bigrement avec les anciennes. L’atypisme n’est pas une valeur montante en 2084…

Dans DRH, il y a H

Ça y est. J’y suis. L’algorithme a scanné l’ensemble des Ressources humaines d’entreprises équivalentes, défini la fiche de poste, les besoins de Inforythme pour le poste de DRH. La machine a rédigé et programmé la publication de l’annonce sur l’ensemble des réseaux de diffusion pertinents, filtré les candidatures reçues, contacté les candidat·e·s retenu·e·s et, enfin, réalisé les entretiens. Enfin, “entretien”, c’est beaucoup dire… Pour tout échange, j’ai eu droit à un écran. En introduction, une vidéo me résumait l’histoire de l’entreprise, une présentation de ses valeurs, quelques témoignages de collaborateurs et collaboratrices triés sur le volet. Puis, ce fut le test. Un QCM tout droit sorti des notices types “les ennéagrammes pour les nuls”, et une épreuve pratique qui, d’après mon expérience, n’avait de pratique que le nom.. L’Intelligence Artificielle a compilé l’ensemble des données… et m’a choisie. Mission accomplie ! J’ai reçu pour toutes félicitations un chaleureux « Nous avons le plaisir de vous annoncer que votre candidature au poste de DRH de Inforythme a été retenue. Merci de vous présenter dans nos locaux du 34 rue du futur le 1er mai 2084 à 8 h 30 ». On a vu mieux comme entrée en matière. Je n’ose pas imaginer le message qu’ont reçu les candidat·e·s non retenu·e·s.

Mais au fait, pourquoi ai-je été retenue ? L’Intelligence Artificielle n’a pas jugé utile de le préciser. Entre l’étude méticuleuse de mon profil, l’analyse lexicale de mon CV, le diagnostic de mes réponses aux tests de personnalité et de compétences, la mesure algorithmique de mes états émotifs, les conclusions du détecteur de mensonge, la machine a traité, classé, scruté des quantités phénoménales de données sur mon parcours, sur mon profil, sur moi, tout simplement. Et qu’en a-t-elle déduit ? Une validation. J’ai eu le poste… de quoi me plaindre ? Peut-être du manque de transparence. À processus aussi complexe, on aurait pu attendre autre chose qu’une réponse binaire.

Retour en 2023. Tout ceci n’est pas arrivé. Aujourd’hui et pour longtemps – du moins espérons-le – le recrutement est un enjeu complexe ; il se nourrit des nouvelles technologies tout en veillant à garder la part humaine, imprévisible, sensible, que la machine ne saurait (pour l’instant ?) reproduire. Car la beauté du métier ne serait-elle pas dans le H du RH ? Dans ces sentiments qu’un ordinateur, même quantique, ne pourrait pas ressentir ? Dans ces « coups de cœur inattendus » qu’une machine ne sentirait pas battre ?
L’Intelligence Artificielle est et sera un outil formidable, du moins tant qu’elle en restera un.

Laurence Dubois


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