Les déplacements, au terme de sa présidence européenne, du Président de la République française en Roumanie et en Moldavie ainsi qu’en Ukraine en compagnie du Chancelier allemand, du Premier ministre italien et du Président roumain pour cette dernière destination, ne peuvent être dissociés mais les différentes étapes ont aussi leur spécificité. Si les terres roumaines sont devenues en effet le flanc occidental d’un conflit majeur, il était temps aussi qu’on les mette en valeur pour elles-mêmes.
Sinon trop tard, du moins pourquoi ?
Le Président de la République, qui s’est notamment entretenu ces derniers mois pendant des dizaines d’heures avec son homologue russe et est au contact de l’ensemble des acteurs de la guerre en cours, dispose de données dont nous sommes privés et, dans l’accomplissement d’une responsabilité qu’il ne partage pas au regard des prérogatives de sa fonction, nous devons respecter sa démarche. Néanmoins, la mission à Kiev, capitale où il avait fait escale lors d’un retour de Moscou en amont du conflit pour rencontrer le Président Zelensky, semble avoir été trop longtemps différée. On ne peut dire « trop tard ! » mais assurément « enfin ! ». Le chef de l’Etat aura heureusement été précédé par la visite de Mme Catherine Colonna qui s’était rendue également à Boucha avant une audience présidentielle dans la capitale ukrainienne..
L’attelage européen, pour être singulier et assez inhabituel sur le plan diplomatique en associant un pays du Nord de l’Europe, deux pays du Sud et un Etat de l’Est européen, exprime à l’évidence un message qui est celui de la recherche d’une voie diplomatique au-delà des affrontements guerriers. Il est à noter que c’est bien Mme Colonna, la ministre des Affaires étrangères qui accompagnait le Président de la République et non pas le ministre de la Défense. La France, qui s’est rarement départie de tout dialogue avec la Russie, n’est pas cependant dans le même position que l’Allemagne et l’Italie recherchant par tous les moyens à sortir de l’impasse dans laquelle elles se trouvent en raison de leur dépendance énergétique par rapport à leurs approvisionnements de l’Est.
Il était temps que la Présidence européenne se rende à Kiev et le fait que la France soit accompagnée ne réduit pas la portée de l’affirmation d’une direction européenne par les Etats membres. On retrouve en la circonstance un débat ancien sur les prérogatives respectives des Etats membres et de la Commission et, force est de constater, que Mme Ursula von der Leyen s’était déjà rendue à deux reprises en Ukraine pendant le conflit.
La prestation tardive de la troïka élargie à la Roumanie en terre ukrainienne aura eu l’inconvénient de clairement marquer une cassure au sein de l’Europe dans la façon de traiter la crise en cours. Varsovie et les capitales des Etats baltes ne manqueront pas de considérer que « finasser » n’est pas la bonne approche face à une Russie qui les a longtemps dominées et dont ils n’attendent plus rien.
Le « en même temps » à la française risque de concentrer à lui seul les critiques après des déclarations incomprises et parfois même détournées. Si la tradition intellectuelle française est celle du « juste milieu » au sens au XVIIe siècle, elle devrait signifier en réalité la recherche d’une synthèse sur laquelle l’on essaie d’élaborer et de construire et non pas un mouvement, pendulaire permanent.
La seule façon de surmonter ces difficultés était d’effectuer un déplacement à Kiev qui ne fût pas symbolique mais porteur d’engagement concrets, à défaut d’un véritable plan de sortie de crise, fût-il différé dans sa mise en oeuvre. De plus, les étapes préalables roumaine et moldave en marquant un clair soutien à des pays inquiets face à la Russie, auront eu le mérite de donner une coloration plus équilibrée de la manoeuvre diplomatique.
Cette dernière condition aura finalement été remplie avec l’engagement des Quatre en faveur d’un statut immédiat de candidat à l’Union européenne pour l’Ukraine, sur lequel devront se prononcer avant la fin du mois la Commission et les Etats membres. Du côté français, les livraisons de canons mobiles Césars supplémentaires (NB: 6 s’ajoutant à 12), prélevés sur des stocks nationaux qui ne sont pas considérables (72) compte tenu des engagements militaires extérieurs de la France, auront constitué un geste fort.
Hormis le mot malheureux sur « l’humiliation », qui a beaucoup heurté ne particulier les Ukrainiens face à une agression effroyable, le Président de la République a affirmé une ligne qui a sa cohérence: être aux côtés de l’Ukraine aussi longtemps que cela sera nécessaire; favoriser un processus de négociation si tant est que Kiev le décide; travailler dans l’immédiat, sinon à la levée hors d’atteinte, du moins au contournement du blocus céréalier de l’Ukraine et c’est là que le rôle de la Roumanie et la présence de son Président Klaus Iohannis à Kiev prend tout son sens.
Terres latines et de farouche résistance
Il ne faut pas réduire la présence du chef de l’Etat français dans des capitales de l’Europe dite danubienne et balkanique à la seule guerre en Ukraine. La présence en Roumanie et en Moldavie aura eu une valeur en soi car l’histoire du monde roumain est une leçon pour la période très contemporaine.
On oublie en effet trop souvent que la Roumanie est membre de l’Union européenne depuis 2007, de même qu’elle est aussi dans l’OTAN depuis 2004. C’est dans ce cadre là que la France vient de lui apporter un soutien militaire en positionnant certains de ses soldats sur la base avancée Mihail Kogālniceanu, du nom d’un grand homme d’Etat . La Moldavie, dont la remarquable Présidente Maia Sandu a été reçue à Paris à plusieurs reprises, a aussi vocation à faire partie de l’Europe, parallèlement au processus d’adhésion, telle que la conçoit le Président de la République et dont il a tracé les contours dans son discours de Strasbourg du 9 mai dernier.
Les terres roumaines sont avant tout des terres latines. La Roumanie est née à l’Histoire comme une marche frontière, en tant que Dacie de l’empereur Trajan dont le récit figure sur la colonnade située près du Forum de Rome et sa réplique sur la Place Vendôme à Paris. Elle a donc incarné à l’origine le rempart humain de la latinité contre les assauts des peuples de la steppe. Les invasions slaves des VIème-IXème siècles ont eu la force du nombre mais manquaient d’un organisation politique comme Rome l’avait instaurée. Elle sera, après un siècle dans la Pax romana, submergée pendant dix siècles par les hordes venues d’Asie, occupée, partagée ou repartagée pendant cinq siècles entre les puissances et Grands Empires (magyars servis parfois par les ordres monastiques comme les chevaliers de l’Ordre teutonique; ottomans entre les XVème et XVIIème siècles; austro-hongrois après la levée siège de Vienne en 1683) dont les intérêts s’opposaient sur le Danube. La Roumanie est en effet à cheval sur l’arc des Carpathes et délimitée au Sud par le Danube qui s’épanouit dans un delta majestueux, aujourd’hui au-delà d’un port de Galati devenu éminemment stratégique.
Des historiens ont estimé que c’était grâce à « l’immolation des Balkaniques et des Slaves de l’Est » que la civilisation occidentale avait pu continuer dans l’Europe de l’Ouest. Mais le pays aura trouvé dans ce cheminement héroïque la conscience de son unité nationale dont la figure la plus emblématique aura été Stefan cel Mare (Etienne le Grand) au XVème siècle qui, de la soumission aux Hongrois et Polonais, a fait une Renaissance culturelle exceptionnelle en Moldavie dont les monastères aux façades peintes extérieures portent témoignage.
Cet épanouissement de la nation a été forgé également grâce à la France dans le respect de sa tradition chrétienne (NB: une partie de son Eglise dite « uniate », dans un pays dominé par l’orthodoxie, se rattachera même à Rome), de sa langue et par le développement de sa culture. Le message de la « Grande Roumanie », plus large extension territoriale du pays au sortir du Premier conflit mondial, fut celui de la civilisation occidentale, au bord de la Mer Noire, au Carrefour des empires morts, pour reprendre le titre d’un ouvrage de Lucien Romier écrit il y désormais près d’un siècle.
Tombée à l’Est, comme la Dacie trajane, dans le heurt des deux idéologies irréconciliables de la guerre froide, elle sut à nouveau résister – sous influence orientale étant administrée sous les Ottomans par les Grecs de Constantinople et occidentale par les Magyars et les Allemands de Transylvanie – et être un trublion du camp socialiste européen sous la direction de Nicolae Ceausescu dont il ne faut pas oublier cette audace. Elle s’appuya même sur la Chine en jouant sur les fortes tensions sino-soviétiques, à partir de la fin des années 60. La Roumanie sait ce que signifie unité et indépendance affirmées pleinement de nos jours dans une Union européenne qui ne constitue pas pour elle un frein mais un cadre et un soutien nécessaires à son développement et à son progrès.
Un message des terres roumaines
Le message des terres roumaines nous ramène à notre propre identité, celle de la latinité héritée de Rome et celle d’une Europe qui reste celle des Lumières. Un message de même nature s’élève du monde slave voisin, en Ukraine où Kiev est, sinon une nouvelle Rome, du moins une Constantinople luttant pied à pied contre les invasions et s’efforçant de repousser une issue fatale au profit aussi d’un ensemble qui la dépasse.
S’il était Minuit Docteur Schweitzer pour reconnaître et honorer cette partie de l’Europe, il était bon de s’adresser directement à ces terres de civilisation un message de reconnaissance et de solidarité. Mais Kiev, Bucarest et Chisinau nous posent des questions fondamentales: le message des terres roumaines est-il vraiment le nôtre ? Celui de Kiev est-il compatible avec celui de la Roumanie et de la Moldavie ?
La relation de l’Europe avec le monde russe est un processus séculaire. Mais la résistance le fut aussi dans la région du Danube, et au-delà du Dniepr au Dniestr. Le vrai message ou ADN qui n’a qui n’a jamais été perdu en ces Terres roumaines, que nous avons trop longtemps délaissées, est celui d’un grand pays romain, qui fut contemporain notamment de l’empereur Hadrien, successeur de Trajan au Ier siècle. Marguerite Yourcenar nous a livré les Mémoires d’un lettré, philosophe, déterminé à mettre fin à une politique expansionniste, à pacifier et à bâtir, fût-ce à l’intérieur de frontières demeurant poreuses.
Patrick Pascal
Ancien Ambassadeur et Président du Groupe Alstom à Moscou pour la Russie, l’Ukraine et la Biélorussie.
Fondateur et Président de Perspectives Europe-Monde.
Pour en savoir plus :
www.perspectives-europemonde.com
Patrick Pascal est également l’auteur de Journal d’Ukraine et de Russie (VA Éditions)
Disponible auprès de VA-EDITIONS.FR