Par François Thomas, journaliste, directeur de publication du magazine Brune et du magazine Ben
La montée en puissance des relations sino-africaines dans le cadre très officiel des nouvelles routes de la Soie fait l’objet de nombreuses inquiétudes sur le continent africain comme en Occident. Parfois à raison, souvent à tort. Des relations équilibrées et gagnant-gagnant sont en effet possibles.
Sur le papier, le projet des « nouvelles routes de la soie » dévoilé en 2013 par Xi Jinping a pour dessein de tisser une toile de routes, de lignes de chemin de fer et de ports dans 65 pays pour fluidifier les échanges commerciaux entre l’Asie, l’Afrique et l’Europe. Mais la réalité, elle, est un peu bousculée et pose des questions légitimes. Comment Pékin peut devenir un partenaire économique fiable de l’Afrique, sans pour autant faire entrer les États africains dans une situation de dépendance prédatrice ? Une équation qu’il faut tenter de résoudre pour conserver des relations saines respectueuses de la souveraineté des États concernés et se prémunir des lendemains qui déchantent.
Des investissements d’infrastructures massifs officiellement sans contrepartie
L’Afrique est un point de passage obligé des nouvelles routes de la soie. Sur le site internet du très officiel forum gouvernemental sur la coopération sino-africaine, on y lit que « la Chine souhaite voir les pays africains participer activement à la coopération internationale dans le cadre de “One Belt, One Road” [“Une Ceinture, Une Route”, autre nom donné à la route de la soie] et en tirer des bénéfices réels. Les pays africains, quant à eux, soutiennent avec ardeur cette initiative dans l’attente de pouvoir en bénéficier ». Quant à l’actuel président de la République chinoise, Xi Jinping, il n’y voit que des opportunités positives pour toute l’Afrique quand il déclare, en 2018 lors du septième forum sur la coopération Chine-Afrique à Pékin devant un parterre de chefs d’État, que « les investissements de la Chine en Afrique ne s’accompagnent d’aucune condition politique » et que son pays « ne s’immisce pas dans les affaires intérieures de l’Afrique et ne lui impose pas sa volonté ».
Le gouvernement chinois montre chaque jour qu’il sait lire une carte avec des yeux très acérés pour jeter son dévolu sur les points d’entrées stratégiques du continent. Un regard sur les investissements d’infrastructure — à venir ou déjà réalisés — de Pékin en donne un aperçu saillant. On constate que dans le top 10 des investissements chinois en Afrique, figurent les secteurs de l’énergie et des transports. Les investissements chiffrés les plus significatifs dans ces secteurs sont éloquents : près de 17 milliards en Éthiopie, 10,19 milliards au Kenya, 32,23 milliards au Nigéria… Les infrastructures portuaires sur le continent africain les plus en vue sont largement « irriguées » sur ce terrain-là. Port de Djibouti, Port de Mombasa, Port-Soudan… Autant de portes d’entrée que Pékin a un intérêt éminemment stratégique à conserver.
On peut légitimement avancer que ces investissements répondent au sous-dimensionnement structurel de l’Afrique en infrastructures, un facteur de stagnation économique systémique selon les rapports des organisations multinationales régulièrement rendus publics. Au niveau routier, par exemple, la Chine envisage la construction de 30 000 km de routes sur le continent. Là où la densité du réseau routier africain est la plus faible du monde, avec 7 kilomètres de route pour 100 kilomètres carrés. Les acteurs politiques africains, qui défendent logiquement les investissements pékinois, n’hésitent pas à saluer les capacités de financement chinois en infrastructures. Amadou Ba, ministre sénégalais des Affaires Étrangères, a ainsi assuré à des médias locaux que « la réalité des chiffres » est palpable avec « 10 000 km de routes, 6 000 km de voies ferrées, 30 ports, 20 aéroports et 80 centrales électriques réalisés, au cours de la dernière décennie, par des entreprises chinoises à travers le continent (…) ».
Un assagissement des pratiques chinoises en Afrique se dessine
L’effet Covid-19 n’a pas organisé le repli de la Chine en tant que future première puissance du monde, qui entend bien, dans le monde de demain, être la boussole des échanges commerciaux. Selon l’institut Afrobaromètre, réseau de recherche panafricain qui ausculte chaque année l’opinion publique africaine sur son regard envers la Chine, plus de la moitié des sondés préféreraient sans doute que leur dirigeant emprunte moins auprès de la Chine, mais dans l’ensemble, ils se déclarent plutôt favorables à ce type de partenariat. D’autant que la Chine est perçue comme une alternative à la France dans de nombreux pays, où le souvenir de la prédation coloniale reste ancré dans les esprits et contribue à la création d’un profond ressentiment. Pékin ne veut plus prêter le flanc aux accusations de « siphonnage » des économies africaines qui, notamment portées par les pays occidentaux désireux de maintenir leur influence en Afrique, peuvent nuire à son image sur un continent qui a pourtant sa sympathie. Les investissements chinois ont en effet incontestablement permis aux pays africains de renforcer leurs capacités industrielles et de créer des emplois.
Et sur la dette chinoise en Afrique, sujet d’incompréhension très partagé, on sent un frémissement du changement. En 2020, la Chine a confirmé au Club de Paris qu’elle allait collaborer et participer aux stratégies de restructuration de cette dette. Une bonne nouvelle à suivre de très près. D’autant que le risque de pertes réelles de souveraineté n’est, dans un contexte de surendettement souverain à un seul et même créancier, pas mince. Le cas de Djibouti mérite le détour. Pékin détient 70 % de la dette souveraine de ce pays et y dispose d’une base militaire — seul cas ce genre sur le continent chinois — concédée jusqu’en 2026. De quoi imposer ses vues au gouvernement local.
En 2018, DP World, opérateur émirati, majoritairement détenu par Dubaï, en a fait les frais en étant unilatéralement éjecté de la gestion de son port. Une place reprise ensuite par le groupe China Merchants Port Holdings, jusque-là actionnaire minoritaire. Une décision illégale, selon la « London Court of International Arbitration », qui conclut le 31 juillet 2018 que le contrat initial signé en 2015 est toujours d’actualité. La décision n’a pas été entérinée par Djibouti qui ne veut en aucune manière dédommager l’opérateur éconduit de dommages et intérêts. De quoi faire fuir les investisseurs étrangers qui se sentent de plus en plus exclus du jeu sur un territoire hautement stratégique. Et de faire de Djibouti l’exemple de ce qu’il ne faut pas faire en termes de relations économiques bilatérales avec Pékin. La sortie récente d’un rapport, pointant la dette cachée du continent africain, témoigne de la prégnance de l’endettement de nombreux pays africains envers Pékin, alors même qu’ils n’en ont même pas toujours pleinement conscience.
Les dirigeants africains disposent de coudées suffisamment franches pour exiger des relations gagnants – gagnants
Les pays africains ont d’abord tout intérêt à prendre conscience de l’intérêt stratégique que leurs pays représentent pour la Chine. Non seulement Pékin a besoin de l’Afrique pour sceller son projet de nouvelles routes de la Soie en se garantissant un accès à certaines infrastructures stratégiques, mais la Chine a aussi besoin d’écouler ses produits. La Chine regarde ainsi d’un œil très bienveillant l’émergence à venir d’une classe moyenne africaine, au pouvoir d’achat non-négligeable, qui pourra bientôt atteindre les quelques centaines de millions de personnes. Il ne faut pas non plus négliger l’attrait de Pékin pour les matières premières extraites par de nombreux pays africains qui peuvent, dans certains secteurs, être directement intégrés dans les négociations.
Comme le dit Folashade Soule, associée de recherche principale à l’université d’Oxford dans une tribune parue une première fois sur le site « The Conversation », « en apparence, les gouvernements africains semblent avoir une marge d’action limitée. Pourtant, ils peuvent apprendre les uns des autres. Malgré des clauses contractuelles initiales très contraignantes, un contrat favorisant la création d’emplois notamment pour les travailleurs qualifiés, le transfert de connaissances et de technologies, le respect des normes environnementales et de construction, et l’utilisation de matériaux de qualité, reste possible. »
Penser la relation sino-africaine aujourd’hui et demain, ce n’est pas la panser, c’est aussi être une force de propositions dans un win-win qui ne lèse personne. 10 000 entreprises chinoises sont actuellement installées en Afrique, un tiers d’entre elles réalise des marges bénéficiaires. De quoi en engranger à plusieurs là aussi. En 2008, déjà, le président sénégalais Abdoulaye Wade, comme d’autres présidents sur le continent africain semblaient y trouver son compte quand il déclarait au Financial Times : « La Chine a aidé les nations africaines à construire des projets d’infrastructure en un temps record… Un contrat qu’il faudrait cinq ans pour discuter, négocier et signer avec la Banque mondiale prend trois mois avec les autorités chinoises ». Les partenariats avec la Chine ont des avantages indéniables et des inconvénients que, du fait de leur caractère stratégique pour la Chine, les Africains ont largement la capacité de contrer.
François Thomas