Les Ambassadeurs des vingt-sept pays de l’Union européenne viennent d’adopter un nouveau train de sanctions économiques à l’encontre de la Russie (NB: le 14ème, ainsi que s’en est félicitée Ursula von der Leyen). Nul doute que les chefs d’Etat et de gouvernement confirmeront ces décisions prises ad referendum. Les nouvelles mesures visent notamment le secteur énergétique – en pénalisant la logistique des exportations de gaz naturel liquéfié russe (GNL) en provenance de l’Arctique – ainsi que le système permettant des transactions financières après l’exclusion de la Russie de SWIFT.
Ces derniers développements interviennent alors que la résistance apparente de l’économie russe aux sanctions occidentales se confirme ; on est loin en tout cas des déclarations de mars 2022 du ministre français des Finances, selon lequel « les sanctions sont d’une efficacité redoutable; nous allons. provoquer l’effondrement de l’économie russe » ; des institutions internationales ont fait état, à plusieurs reprises, de la bonne tenue de l’économie russe et la Banque mondiale vient d’ailleurs de classer la Russie au 4ème rang des économies mondiales. Les statistiques peuvent toujours être contestées et un discours lénifiant quelque peu forcé sur le thème « les sanctions finiront par frapper dans la durée » être renouvelé de manière incantatoire, mais nous ne saurions faire l’économie d’une réflexion sur les mécanismes des sanctions internationales, leur légalité sinon leur légitimité et surtout sur leurs effets dans une économie mondialisée.
Les sanctions internationales, faute de mieux
Les politiques de sanctions sont devenues une espèce de réflexe pavlovien de la vie internationale. Les sanctions peuvent en effet viser à affaiblir un adversaire en cas de tension marquée ou de différend durable ; elles dissimulent aussi souvent des enjeux économiques derrière l’affirmation de grands principes ; elles cherchent enfin à punir pour ce qui est considéré comme un manquement à l’ordre international, faute de consensus sur des mesures plus radicales.
Dans la pratique, elles se déploient de plus en plus – du fait même de la parcellisation de cet ordre – en dehors du cadre multilatéral qui, pourtant, en a fait des instruments agrées de son action possible ; des mesures coercitives « n’impliquant pas l’emploi de la force armée » sont inscrites dans la Charte de l’ONU (cf. Article 41), mais elles requièrent un certain consensus du Conseil de sécurité de l’ONU et ne peuvent être adoptées si un seul des membres permanents du Conseil s’y oppose (NB: on parle alors, de manière impropre, de l’usage d’un « droit de véto » qui n’est en fait qu’un vote négatif d’un membre permanent).
Des acteurs importants du système international – qui ne pourraient pas être mis au défi de manière frontale par d’autres moyens – en sont la cible, tels la Russie, la Chine ou encore l’Iran. Mais, en raison des divisions de la communauté internationale, les sanctions sont de plus en plus adoptées dans un cadre régional (cf. sanctions de l’UE contre la Biélorussie ou la Russie), preuve supplémentaire de l’affaiblissement d’une architecture de sécurité à l’échelle planétaire et d’une évolution de plus en plus marquée vers un monde plus multipolaire.
Efficacité et effets pervers des sanctions
Quelles qu’en soient les modalités – sanctions prises ou non dans le cadre de la légalité internationale –, elles produisent des effets qui peuvent être pervers et ont ainsi parfois été dénoncés pour leur caractère global sur les sociétés visées, c’est-à-dire leur injustice sinon leur inefficacité. Les exemples existent de punitions infligées à des populations entières qui, paradoxalement, aboutissent à renforcer les pouvoirs autoritaires en place. Historiquement, ce ne sont pas elles qui ont ébranlé et a fortiori mis fin au régime d’apartheid en Afrique du Sud ; les embargos sur les armes ont ainsi conduit Pretoria à développer une puissante et florissante industrie d’armement nationale. Elles ne furent pas non plus, à partir de la guerre du Golfe de 1991, l’instrument du renversement de Saddam Hussein ; elles ont au contraire permis au dictateur de conforter son pouvoir – au travers de la distribution d’une aide humanitaire destinée à corriger les effets effroyables des sanctions sur les éléments les plus vulnérables – et de se maintenir une dizaine d’années supplémentaires jusqu’à l’intervention militaire de 2003.
Aujourd’hui, sans que l’on puisse parler de l’innocuité de telles mesures, la question est de savoir si elles ont des chances de faire céder la Russie ou la Chine, voire même la Biélorussie. Sur ce dernier dossier, la nécessité de sanctionner le régime de Loukachenko s’est imposée à Bruxelles, mais l’Europe a eu des difficultés à définir des sanctions « ciblées » terme qui a désormais remplacé l’expression quelque peu choquante de « smart sanctions ».
Le dossier de Nord Stream 2, avant même son sabotage, a révélé la complexité des mécanismes de sanctions et leur multiple dimension, qu’il s’agisse de la politique énergétique (NB : avons-nous besoin de quantités supplémentaires de gaz russe ?), de la protection de l’environnement (cf. Les réserves de certains États, tel le Danemark, sur le tracé du gazoduc), de l’économie (cf. Les échanges germano-russes) ou encore de la géostratégie (NB : le gaz russe supplémentaire augmenterait-il la dépendance vis-à-vis de Moscou ou au contraire traduirait-il une affirmation de l’indépendance de l’Europe dont les grandes entreprises ont été régulièrement frappées dans une histoire récente par l’application de lois américaines à portée extra-territoriale ?).
Le substitut d’ambitions inavouées ?
C’est probablement cette complexité et cet ensemble de coûts et avantages qui a conduit Washington à suspendre (cf. « waiver ») certaines mesures prises à l’encontre de sociétés concernées par le projet Nord Stream, outre alors l’opportunité de faciliter la première tournée en Europe à l’UE et à l’OTAN du Président Biden. Finalement, il ne s’agit pas de se dire simplement en faveur ou fortement opposé aux sanctions, car celles-ci, en tout état de cause, sont devenues une réalité de la vie internationale. Mais l’ampleur du dossier nécessite des clarifications, le préalable étant une claire connaissance des dispositifs et mécanismes existants. De nombreuses questions se posent : quelle est la légitimité des sanctions nationales ou régionales au regard de la loi internationale ? Quelle est la typologie des sanctions ? Quels en sont les effets y compris pour les groupes industriels appartenant des pays qui en font un usage fréquent dans le cadre d’une compétition toujours plus âpre entre États appartenant pourtant parfois aux mêmes alliances politiques et militaires ?
L’arroseur arrosé ?
Dans les cercles européens de Bruxelles, nombreux sont ceux qui se sont réjouis de la rapidité avec laquelle lUE s’était adaptée, au cours de la première année de la guerre en Ukraine, à la réduction drastique des importations de gaz russe par gazoducs (NB: celles-ci ne sont pas totalement interrompues et continuent de transiter par l’Ukraine, traversée par trois gazoducs importants). La capacité d’adaptation de plusieurs pays européens ne peut en effet être contestée (ex; l’Allemagne a accéléré l’aménagement de terminaux pour la livraison de GNL).
Mais le coût de cette considérable transformation est bien trop souvent passée sous silence. Si le Royaume-Uni et la Norvège, producteurs de gaz ont profité de la nouvelle donne, ce sont surtout les Etats-Unis qui ont été les principaux bénéficiaires de ventes de leur gaz de schiste. Le coût de ces changements dans l’approvisionnement a été considérable pour les économies européennes au sein desquelles le gaz est désormais trois à quatre fois plus cher qu’aux Etats-Unis. On peut dès lors en tirer les conclusions qui s’imposent au regard de la compétitivité profondément affectée des économies européennes. Bruxelles ne semble pas s’en émouvoir qui n’a pas renoncer à son objectif de sanctions totales d’ici à 2027 sur les hydrocarbures russes.
Au-delà de ces considérations, il faut relever que les sanctions économiques européennes à l’encontre de la Russie n’étant pas « internationales », au sens de mesures qui auraient été décidées par le Conseil de sécurité de l’ONU, l’Europe fait par là même la promotion à l’échelle du continent du principe de « l’extra-territorialité » d’une législation; celle-ci a été largement pratiquée par les Etats-Unis et plusieurs de nos grandes entreprises (NB: on se souvient des pénalités de 9 milliards $ infligées à la BNP en raison de transactions en dollars avec l’Iran) en ont été gravement affectées.
De plus, même si le Conseil de sécurité des Nations Unies est aujourd’hui paralysé sur de nombreux dossiers, s’en affranchir et le contourner ne peut que contribuer à la poursuite de la désagrégation d’un système international qu’il faudra bien rebâtir.
Patrick Pascal
Patrick PASCAL est ancien ambassadeur et président du Groupe ALSTOM à Moscou pour la Russie, l’Ukraine et la Biélorussie. Il est fondateur et président de « Perspectives Europe-Monde ».