Alex Bongrain cultive la discrétion avec encore plus d’application que son rival mayennais Emmanuel Besnier (Lactalis), qui a été obligé de déroger à la règle suite à différentes polémiques. Les deux hommes dirigent les deux premiers groupes fromagers français, sans parler de Bel (la Vache qui rit). Ils sont concurrents mais unis dans un même souci de diriger leur groupe dans le plus grand anonymat. Peu d’apparitions, peu d’interviews, peu de photos…
On sait peu de choses sur Alex Bongrain, 72 ans. Il faut dire que ce capitaine d’industrie n’est pas du genre disert : peut-être un reste de culture paysanne propre à ces groupes. Le patron de Savencia Fromage & Dairy (anciennement Bongrain) dirige pourtant un groupe familial qui a réalisé 6,79 milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2023. Un groupe que son père, le fondateur, Jean-Noël Bongrain, lui a transmis il y a une vingtaine d’années.
Natif de Neuilly-sur-Seine, Alex Bongrain s’appuie sur un cursus scolaire impressionnant : diplômé de l’École des Mines de Nancy et de l’Université de Wharton aux États-Unis. Celui qui détient avec son frère une fortune estimée à 650 millions d’euros préside aux destinées du deuxième fromager français depuis 2004.
Un poste à haute responsabilité au sommet d’une multinationale spécialisée dans la transformation et la commercialisation de produits laitiers et fromagers. Une multinationale dont les marques sont encore aujourd’hui emblématiques : Tartare, Saint Albray, Saint-Môret, Cœur de Lion, RichesMonts, Elle & Vire, et bien sûr l’historique Caprice des Dieux (un temps concurrencé par le Suprême des Ducs, de la fromagerie Paul Renard).
DU « CAPRICE DES DIEUX » À UN GÉANT MONDIAL
La carrière d’Alex Bongrain au sein de l’entreprise familiale a débuté à la fin des années 70. Son père lui a fait monter les échelons progressivement, le faisant passer dans différents pôles du groupe (production, marketing…).
Durant les années 80 et 90, Alex le surdiplômé a donc fait ses armes au cœur de l’empire francilien dont la devise est inspirée du Moyen-âge : « Entreprendre pour bien nourrir l’Homme ». Entre 1997 et 2001, il a siégé au conseil d’administration du groupe, avant d’intégrer le conseil de surveillance (2001-2003).
C’est en 2004 qu’il prend la succession de son père. Alex Bongrain va rapidement convaincre les observateurs qu’il mérite sa place et qu’il n’est pas qu’un héritier. Rentabilité, cours de bourse, conquête de nouveaux marchés, lancements de nouveaux produits : le nouvel homme fort de Bongrain donne un nouvel élan au groupe familial. Il a même opéré un changement de nom : Bongrain est devenu Savencia Fromage & Dairy en 2015. Depuis la prise de pouvoir du fils, Savencia est devenu le cinquième acteur mondial dans le secteur des spécialités fromagères.
Avec plus de 25 000 collaborateurs et un chiffre d’affaires dépassant les six milliards d’euros, l’entreprise, introduite en Bourse en 1980, n’a plus vraiment le même visage qu’à ses débuts. Elle est désormais le troisième collecteur de lait en France, elle collabore au quotidien avec 6 500 éleveurs et affiche une présence dans plus de 120 pays à travers le monde. Les produits Savencia se vendent aussi bien en Amérique du sud qu’en Asie ou en Europe de l’Est. On est loin de la petite PME fondée en 1956 en Haute-Marne par l’entrepreneur Jean-Noël Bongrain, lequel est à l’origine d’une des marques de fromage les plus connues : Caprice des Dieux. L’une des clés de la réussite de Bongrain est d’avoir pris le virage de l’international dès les années 60 en s’implantant en Europe.
Très vite, Jean-Noël Bongrain étend son groupe aux États-Unis en 1971 et au Brésil en 1975. Cet entrepreneur né s’est toujours battu pour préserver l’indépendance de son groupe. Fondé en 1956, Savencia est encore aujourd’hui détenu par la famille Bongrain, qui possède 66% du capital via sa holding.
DIVERSIFICATION AVEC VALRHONA
Le célèbre chocolatier est repris en 1984. Une diversification qui s’avérera être un coup de maître. Le groupe de Tain-l’Hermitage, dans la Drôme, est devenu, avec près de 140 millions d’euros de chiffre d’affaires, un des fleurons du groupe avec 60% de son activité réalisée à l’étranger.
Valrhona, qui maîtrise toute la filière du chocolat, est également propriétaire de la célèbre maison Weiss, à Saint-Etienne, de l’enseigne La Maison du Chocolat, ou les magasins en franchise de Neuville. À noter que Savencia s’est également diversifié dans les rillettes et la charcuterie en reprenant la célèbre maison Bordeau Chesnel, à Yvré-l’Évêque (72).
SAVENCIA MISE SUR LA CROISSANCE INTERNE
Savencia s’appuie depuis avril 2022 sur le savoir-faire d’un fin connaisseur du secteur agroalimentaire : Olivier Delaméa (47 ans, ancien de Danone et de Lesieur). Originaire de Versailles et diplômé de l’ESC Tours, ce cadre-dirigeant expérimenté a mis en place la même stratégie que son prédécesseur, Jean-Paul Torris, lui aussi passé chez Danone avant de prendre la direction générale de Savencia : recruter des anciens cadres de Danone.
Pour le deuxième fromager français, cet apport de savoir-faire et d’expérience est un atout considérable. Les résultats de Savencia s’en ressentent. En 2023, le groupe basé à Viroflay (Yvelines) a réalisé une performance notable en enregistrant une augmentation de 42% de son bénéfice net, malgré un léger recul de son résultat opérationnel.
« Cette baisse provient essentiellement de l’augmentation des coûts matières et énergies ainsi que de la baisse des cotations des produits industriels pénalisant le résultat de l’activité Autres Produits Laitiers », explique le groupe dans un communiqué.
Grâce à une stratégie axée sur la croissance organique et l’ajustement des tarifs pour contrer l’inflation, le groupe fromager a su résister à la conjoncture. Reste maintenant à savoir si Bongrain parviendra à conserver sa position sur un marché très concurrentiel, où coexistent dans l’hexagone Lactalis (Président, Lactel), Sodiaal (Entremont, Candia), Bel (La Vache qui rit), et Eurial (Pavé d’Affinois, Soignon). Mais il en faut plus pour déstabiliser Alex Bongrain. D’autant qu’il y a d’énormes marges de progression à l’international.
Victor Cazale