Qui pourrait dire aujourd’hui, en 2023, ce que signifie SEB, le célèbre acronyme qui désigne depuis des années l’un des plus grands groupes mondiaux du petit équipement domestique ? Le groupe est français, dirigé par la même famille depuis sa création.
Chez les Lescure, en Bourgogne, depuis 1857, on n’a pas oublié que tout a commencé avec un atelier ambulant devenu progressivement fabrique de ferblanterie avant de prendre le nom de Société d’Emboutissage de Bourgogne. Les casseroles, les moules à gâteaux et les cafetières ont accompagné les mutations de la société. Elles ont contribué à libérer la femme puis l’homme de toutes les tâches domestiques les plus pénibles jusqu’à créer du rêve dans les foyers. La joie de pouvoir cuisiner sans contrainte, entretenir son intérieur avec des équipements toujours plus perfectionnés et désormais connectés. Personne ne peut oublier l’invention de la cocotte-minute, ni de la friteuse électrique sans odeur ou du grille-pain automatique qui a bercé l’enfance des baby-boomers.
Je n’oublierai jamais la sorbetière électrique et la yaourtière que nous allions choisir sur les immenses rayons de Darty dans les années 70 ! Puis viendra l’heure de l’autocuiseur, puis du cuiseur vapeur. Rares sont les entreprises de cette catégorie à avoir autant innové et survécu à la folie des rachats et des fusions. SEB au contraire a su conserver ses gènes et grossir au fil du temps en rachetant les fleurons du petit électroménager, de Tefal à Rowenta, passant par Krups et Moulinex, marque rachetée par Thierry de La Tour d’Artaise, PDG de SEB pendant 22 ans et désormais Président du Conseil d’Administration.
SEB est même parvenu à acquérir d’innombrables entreprises de son secteur partout dans le monde, au Brésil, en Colombie, en Italie, en Allemagne, en Suisse, aux Etats-Unis, en Scandinavie, en et même en Chine où SEB est le premier et seul groupe étranger à avoir réussi le rachat d’une société chinoise cotée ! Au cours de cette interview, on découvre un dirigeant aux commandes d’une multinationale dont 30% de la production mondiale est made-in-France. Une entreprise également en avance sur son temps car elle n’a jamais cédé à la mode de l’obsolescence programmée. Bien au contraire, son président affirme que depuis toujours, tous les produits de la marque sont réparables.
Entretien avec Thierry de La Tour d’Artaise, président du Conseil d’administration du Groupe SEB.
Vous avez bâti un empire industriel qui est présent sur tous les continents, avec 33 000 salariés. N’êtes- vous pas inquiet du désintérêt actuel pour l’industrie ?
Thierry de La Tour d’Artaise : Vous avez raison ! Nous devons faire face au désamour pour l’industrie. Et la France a raison de tirer la sonnette d’alarme parce que l’industrie, ce n’est plus Germinal. Ce ne sont plus des usines tristes et sombres. Elles sont conviviales, automatisées et modernes. Et puis l’industrie, c’est aussi le digital, les ventes, le marketing et la finance. Nous essayons de modifier cette image au quotidien, mais aussi à travers des événements comme Viva Fabrica qui explique aux jeunes les atouts de l’industrie.
Les femmes semblent avoir du mal avec ce secteur ?
C’est vrai, vous avez 50% de femmes dans les écoles de commerce et seulement 10 ou 15% dans les écoles d’ingénieurs. Et même celles et ceux qui sortent des écoles d’ingénieurs bifurquent de plus en plus vers les métiers de la finance. Nous avons un énorme travail à faire pour attirer les jeunes vers nos métiers et aussi, accélérer l’enseignement professionnel avec l’apprentissage. Hélas, cette filière n’a pas la cote. Il sera difficile de relancer l’industrie en France si on continue de manquer de bras…
Mais les jeunes ont-ils vraiment envie de travailler ?
La recherche de l’équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle est de plus en plus prégnante. Je comprends cette évolution. Parallèlement, le pouvoir d’achat a augmenté depuis 20 ou 30 ans et cela a créé de nouveaux consommateurs et je ne m’en plains pas !
Pour autant, faut-il généraliser ce rejet de la valeur travail ?
Non car la majorité des jeunes est travailleuse et veut réussir. D’autres ont moins envie et resteront au bord du chemin, ce qui est dommage. A nous de les attirer !
Et quand vous regardez vos effectifs, quels sont ceux qui travaillent le plus ?
Je vais vous surprendre et tordre le cou à une idée reçue. Sur nos 33 000 salariés répartis dans le monde, 6000 sont de nationalité française. Les Français sont très bien formés. S’ils parlent parfois l’anglais avec un fort accent, ils sont bons, ouverts et très adaptables. Ils apprennent très vite les spécificités de chaque pays et comprennent facilement les autres cultures dès lors qu’ils sont expatriés.
La famille fondatrice de SEB, la famille Lescure est aux commandes de SEB depuis toujours, la succession est-elle assurée ?
Nous avons fait le choix de dissocier les fonctions. Nous avons d’un côté, la présidence qui revient à la famille Lescure actionnaire principal et qui pilote la stratégie de l’entreprise. Et nous avons de l’autre, la direction générale confiée à un membre extérieur à la famille qui gère et assure le management opérationnel. Dans un monde qui accélère, il est important d’avoir un double management capable de gérer le long et le court terme, c’est un tandem indispensable. Pendant 22 ans, j’étais chargé du court et du long terme et aujourd’hui il devient difficile d’avoir les yeux partout dans un univers où tout évolue si rapidement avec les tensions internationales, les crises énergétiques, les risques de guerre.
Vous avez passé vingt-deux ans à la tête de SEB, qu’est-qui a le plus changé ?
La taille de notre groupe a considérablement évolué. Nous sommes passés de 1,7 milliard d’euros de chiffre d’affaires à 8 milliards aujourd’hui ! Et de 10 000 à 33 000 salariés en peu de temps. Le groupe a intégré un nombre important d’entreprises dans divers pays et surtout nous avons sauvé le fleuron Moulinex.
Votre percée en Chine est-elle un succès ?
Oui, aucune entreprise étrangère n’avait jamais eu le droit de prendre le contrôle d’une entreprise chinoise cotée. Or, nous l’avons fait. Nous sommes les premiers et les derniers à avoir réussi ce tour de force, avec à la clef un bond impressionnant de notre chiffre d’affaires qui a été multiplié par 10 en 15 ans.
Première aussi à avoir englouti un fleuron allemand ? Ce n’est pas courant….
Oui, avec WMF, nous avons racheté la plus ancienne marque allemande dont la création remonte à 1853. Cette marque est très connue des Allemands. Elle est très haut de gamme. Avec elle, nous nous sommes hissés au plus haut niveau dans le segment professionnel avec la machine à café tout automatique que l’on voit dans certains établissements comme Starbucks notamment.
Pensez-vous que les marques françaises Moulinex, Calor, Rowenta, signifient encore quelque chose pour les jeunes générations ?
Le monde et la société ont évolué à une vitesse inouïe mais il reste un affect particulier pour tout ce qui est lié au culinaire. Toutes ces marques ont une vraie signification dans la mémoire collective. On se revoit enfant alors que se préparait la cuisine pour la famille. Ces grands noms restent adorés partout dans le monde.
Que dites-vous à ceux qui parlent de développement durable et de déconsommation ?
Je leur dis que notre groupe a été précurseur. Il y a 50 ans, ce n’était pas bien vu de parler de réparation. Nous étions à une époque de grande consommation où toutes les usines d’électroménager étaient à l’étranger et surtout en Chine. Notre Groupe qui, au contraire, avait conservé ses sites de production en France, a été pratiquement le seul au monde à proposer de réparer ses produits sur place car nous avions les pièces détachées disponibles.
Et c’était mal vu ?
Oui cela a été mal vu pendant des années. Parce que nos concurrents de la grande distribution estimaient que c’était plus simple de remplacer les produits plutôt que de les faire réparer ! Nous avions raison puisqu’il y a 5 ans, les consommateurs ont décidé qu’il n’était pas normal de mettre à la poubelle un appareil ménager dont le thermostat ne marchait pas. Aujourd’hui, plus personne ne voudrait d’un équipement non réparable ou non recyclable.
Et l’intérêt pour les produits sains et bons pour la santé ?
C’est la tendance actuelle et là encore, nous étions en avance il y a 20 ans avec la friteuse sans huile ! On en a vendu 1 million par an pendant 10 ans. Et cela continue.
Comment voyez-vous le développement des nouvelles technologies ?
On assiste à une accélération des produits connectés. Et cela ouvre de nouvelles perspectives. C’est majeur pour une société comme la nôtre de permettre la diffusion de recettes culinaires en ligne, la création de communautés. Je suis impressionné par le nombre de cours de cuisine en ligne. Les consommateurs adorent cela. Ils veulent des bons petits plats et nous serons toujours là pour les aider. Nous allons les libérer des contraintes comme Moulinex disait à l’époque libérer la femme des corvées ménagères.
Pensez-vous qu’avec les nouvelles techno- logies, la croissance sera au rendez-vous ?
Oui et pour longtemps. Les consommateurs des pays matures sont prêts à acheter des produits pourvu qu’ils soient innovants. Quant aux pays émergents, plus le pouvoir d’achat augmente, plus le petit électroménager se développe. Nous sommes entrés dans l’ère du mieux vivre et du mieux manger. Avec la crise actuelle, on veut cuisiner soi-même, cuire soi-même, le potentiel de développement est énorme.
Le connecté va pousser les ventes ?
Cela dépend. Le connecté pour le connecté, je n’y crois pas. C’est comme l’époque où se vendaient des chaines stéréo avec 243 boutons qui ne servaient à rien. Les consommateurs cherchent davantage la simplicité et l’utilité réelle. Ils aiment être accompagnés dans la confection de leurs plats. On les prend par la main, on les guide. C’est cela qu’ils veulent !
Avec tous les canaux de distribution, peut- on encore créer des liens avec les clients ?
Oui, grâce au connecté, on a retrouvé le lien direct avec le consommateur, on lui parle, on l’aide, on échange.
Votre groupe pourrait-il se diversifier ?
Nous l’avons fait en investissant dans le secteur professionnel et en développant le marché de la cafetière pro. Ce qui nous a permis de produire du matériel qui convient aussi bien à la restauration qu’aux particuliers. Ce sont de nouvelles passerelles qui ouvrent des marchés complémentaires. Aux Etats-Unis, les Américains adorent avoir chez eux des super machines à faire le café. Nous avons également des brevets qui permettent de créer une mousse spécifique pour un bon expresso. Ce savoir-faire réservé aux professionnels arrive désormais chez les particuliers.
Et des nouveaux métiers ? Aller au-delà du petit matériel domestique est-il possible ?
Notre activité SEB ALLIANCE identifie et investit dans des entreprises émergentes. On mise sur des startups qui nous proposent des technologies
disruptives. Par exemple, nous avons pris des parts dans une société qui a inventé un matériau capable de détruire les formaldéhydes. C’est un très fort polluant qui se trouve dans les colles de moquette ou les papiers peints. Nous avons aussi une participation dans une entreprise qui produit des lasers capables de guider les aspirateurs.
Et les batteries du futur, est-ce un débouché pour vous qui produisez du matériel ménager ?
Oui, d’autant que le fil est appelé à disparaitre. Il est loin le temps où il fallait se raser tout en restant branché à la prise électrique. A ce sujet, nous avons investi dans une entreprise qui fabrique des batteries de la taille d’une épingle et dont les développements sont prometteurs. L’Etat doit se saisir de ce sujet comme il l’a fait pour les batteries destinées à l’automobile. Le sans-fil c’est vraiment l’avenir.
Comment vivez-vous la dégradation du climat social en ce moment ?
Ce n’est pas nouveau, nous vivons cela depuis des années. A notre niveau, dans notre groupe, nous privilégions les bonnes relations sociales. C’est primordial pour nous et pour tout le monde.
Et la hausse des prix est-elle un sujet d’inquiétude ?
Oui, le pic a été atteint l’an dernier avec la hausse des coûts des composants. Il était difficile de produire car nous manquions de certains composants. Nous avons aussi dû affronter une flambée des coûts des matières premières, du fret maritime, de l’énergie. Oui, comme beaucoup d’entreprises, cette inflation nous a pénalisés et nous avons été
contraints de remonter nos prix. Seuls nos produits fabriqués en France ont connu des hausses limitées car nous n’avions pas le problème du transport. Les choses commencent à s’arranger. Et je crois à l’intervention des banques centrales qui vont faire baisser la pression.
La relance de l’industrie vous semble-t-elle possible en France ?
Oui, je crois au retour de l’industrie en France. Mais soyons précis. Concernant le groupe SEB, nous avons gardé plus de 30% de notre production sur le sol français avec onze sites industriels. La relocalisation ne nous concerne donc pas. Nous sommes même exportateurs puisque la France ne représente que 10% de nos ventes. Le groupe SEB est un peu le « village gaulois » au milieu d’un secteur qui a massivement délocalisé depuis des années. C’est même le secteur qui a le plus délocalisé avec l’industrie textile et la fabrication des jouets. Je suis donc fier d’avoir maintenu une grande part de notre tissu industriel dans l’hexagone.
Accroître les relocalisations ne serait pas utile selon vous ?
On ne peut pas tout produire en France. Cela n’a pas de sens. Avec toutes les acquisitions que nous avons faites dans le monde, nous avons un outil industriel qui est très performant. Exemple en Chine, nos usines nous permettent de produire 15 millions de bouilloires par an. Nous sommes le plus gros fabricant de bouilloires au monde. Cela nous assure une très bonne rentabilité. Et c’est cette bonne rentabilité qui nous permet d’investir dans la recherche en France.
SEB reste une entreprise française ?
Oui, l’actionnariat est majoritairement français. La famille fondatrice détient toujours 40% du capital et plus de 50% des droits de vote et j’ajoute que nous avons des alliés solides comme la famille Peugeot, FSP et la BPI. Oui, SEB est français. Je dirais aussi que c’est une entreprise mondiale, qui est locale dans chaque pays car nous nous adaptons aux besoins locaux. En Chine par exemple, nous produisons des appareils qui fabriquent du lait de soja… mais on n’y vend pas de friteuses ! L’important, c’est d’agir localement et de penser globalement !
Eric de Riedmatten