Unique femme française à présider le conseil d’administration d’un groupe du CAC 40, Sophie Bellon est une exception dans le monde des affaires. Croyant fermement à la force du collectif, elle développe le géant des services (6 milliards d’euros de chiffre d’affaires) créé il y a 54 ans par son père, Pierre Bellon.
En 54 ans, l’entreprise créée de zéro, à Marseille, par votre père, est devenue un géant du CAC 40, leader mondial des services de qualité de vie. Vous êtes même le premier employeur privé français dans le monde. Comment est-ce possible ?
Sophie Bellon : C’est vrai, aujourd’hui, Sodexo est le premier employeur privé français dans le monde avec 470 000 salariés dans 67 pays. Nous touchons déjà ainsi 100 millions de consommateurs à chaque moment de leur vie. Si nous sommes devenus un grand groupe, nous avons aussi la particularité d’être une entreprise multilocale, qui est en quelque sorte la somme de très nombreuses TPE et PME spécialisées dans les services de qualité de vie auprès de nos clients, puisque nous travaillons aussi bien dans la restauration scolaire que dans les hôpitaux, les maisons de retraite ou les entreprises. En France, cela représente 35 000 employés sur 7 000 sites. Nous avons certes l’image d’un grand groupe international, mais nous sommes aussi très fiers d’être l’addition de petites entreprises et de collaborateurs engagés et motivés qui ont à cœur de remplir leur mission de services de proximité. Aujourd’hui, nous proposons plus de 100 services : la restauration, la propreté, la maintenance, l’accueil, le transport des malades à l’hôpital, le nettoyage des blocs opératoires…
Ce succès tient-il à vos valeurs familiales ?
S.B. : Ce qui fait notre force et notre différence, c’est la vision qu’a eu mon père en 1966 de créer une entreprise avec une double mission : améliorer la qualité de vie de ses équipes et des personnes que l’on sert chez nos clients, tout en contribuant au développement économique, social, environnemental des villes, régions et pays où on est implanté. C’est cette philosophie innovante d’un entrepreneur visionnaire que nous perpétuons aujourd’hui partout où nous sommes implantés. Le fait que notre famille détienne 42% du capital et 57% des droits de vote est un gage de stabilité qui permet de garder notre stratégie à long terme.
Certains vous citent comme un modèle d’ascenseur social…
S.B. : Dans tous mes déplacements sur nos nombreux sites, c’est l’implication, l’engagement, le dévouement de nos équipes au quotidien pour rendre chaque jour les meilleurs services possibles aux consommateurs qui me touche au plus haut point. Au coeur des territoires, nous travaillons sur trois volets essentiels en termes de ressources humaines : l’insertion, la cohésion sociale et la mobilité. Du côté de l’insertion, nous sommes devenus en effet un modèle d’ascenseur social, puisque nous permettons à tous nos salariés de s’élever, de grandir dans l’entreprise. Un emploi chez Sodexo, cela signifie pour certains l’accès à une couverture sociale, mais aussi à un crédit pour s’acheter un logement. Par exemple, nous avons signé un partenariat avec le Conseil départemental des Yvelines où nous nous sommes engagés à recruter 350 bénéficiaires du RSA pour travailler dans les collèges.
Nous avons aussi participé à la création de la toute première cuisine d’insertion du territoire dans le quartier du Val Fourré à Mantes-la-Jolie. Le volet « cohésion sociale » fait partie intégrante de notre ADN, puisque nos collaborateurs sont des hommes et des femmes qui s’occupent des autres, à tous les âges de la vie. Et quant à la mobilité, elle est au coeur du parcours de nos collaborateurs dans l’entreprise, puisque nous nous engageons aussi à former des jeunes et à les embaucher. Je pense notamment au CFA d’entreprise que nous lançons avec d’autres acteurs du secteur sur les métiers de la restauration et de la cuisine, mais aussi au Certificat de qualification professionnelle que nous avons mis en place depuis dix ans et qui permet chaque année à 300 à 400 jeunes d’obtenir leur diplôme et de se développer dans l’entreprise.
Comment faites-vous pour conserver une croissance autour de 7 % ?
S.B. : Au cours de l’exercice, nos gains de productivité ont notamment été réinvestis dans les ventes, le marketing, la formation, le digital et les systèmes d’information pour ancrer durablement une croissance solide du chiffre d’affaires. C’est aussi le résultat de la politique de fidélisation de nos clients mais aussi du dynamisme des nouvelles équipes en place et de recrutements clés, comme aux EtatsUnis, avec notamment un nouveau président pour la zone Amérique du Nord. On fait 22 milliards de chiffre d’affaires aujourd’hui mais on estime notre potentiel de marché à 900 milliards. Nous allons donc continuer à mettre le focus sur la croissance.
Vous avez déclaré que votre ambition est d’arriver à toucher un milliard de consommateurs. Quelle stratégie pour passer d’un axe B2B à cette relation B2C, de plus en plus directe avec le consommateur ?
S.B. : Historiquement, Sodexo a toujours été une entreprise de services B2B et contractuellement, nous sommes bien entendu toujours liés à nos clients. Mais aujourd’hui, on le voit sur tous les secteurs, mais encore plus dans celui des services, l’importance du consommateur ne fait qu’augmenter. Le centre de gravité de nos marchés est donc en train de se déplacer de plus en plus vite vers les consommateurs, qui demandent toujours plus de personnalisation. Un des leviers pour arriver à toucher notre objectif d’un milliard de consommateurs est de proposer des offres complémentaires, voire disruptives, à nos clients et consommateurs et d’accélérer ce virage par la transformation digitale. C’est ainsi que nous avons investi en France dans des start-ups comme FoodChéri (service de livraison de plats frais et sains au bureau), mais aussi en Inde (avec Zeta, spécialiste des technologies financières) et en Chine dans des applications et solutions digitales pour la foodtech.
Quelle importance prennent aujourd’hui le numérique et toutes les questions d’Intelligence Artificielle dans la stratégie du groupe ?
S.B. : La technologie comme l’intelligence artificielle, nous les utilisons pour nous rapprocher chaque jour plus encore de nos collaborateurs, de nos clients et des millions de consommateurs qui utilisent nos services. C’est ainsi qu’en Chine, on travaille avec une start-up dont la technologie permet de scanner les plateaux-repas , pour un encaissement plus rapide. En Pologne, pour aider nos équipes de « facilities management », nous avons des drones qui surveillent les toits des bâtiments dont nous assurons la maintenance. En France, dans le cadre de notre contrat avec Roland-Garros, où 500 collaborateurs doivent être formés à la sécurité en huit jours, nous utilisons des casques de réalité virtuelle qui permettent des formations plus ludiques, plus efficaces.
Pourquoi avoir créé un fonds d’investissement pour les start-up ?
S.B. : Outre les prises de participation dans le capital d’entreprises prometteuses : Foodchéri ou EatClub pour la restauration, Klaxit pour le covoiturage, Rydoo pour la gestion des frais professionnels, Leanpath pour lutter contre le gaspillage alimentaire sur nos sites, nous lançons des concours d’innovation interne, l’opportunité pour nos collaborateurs de mettre en valeur les initiatives qu’ils ont développées. Nous favorisons également l’intraentrepreneuriat, qui est une valeur fondamentale de Sodexo. Sodexo est un acteur responsable et engagé de longue date sur la santé et l’environnement.
Est-ce devenu plus que jamais une priorité ?
S.B. : Nous avons un rôle à jouer pour préserver le capital santé de chacun et le capital environnemental de tous -c’est d’ailleurs le sens de la loi Egalim. Nous nous sommes également engagés à réduire de 50 % le gaspillage alimentaire lié à nos opérations et de 34 % les émissions de carbone d’ici 2025, sans oublier la réduction des déchets plastiques à usage unique.
Nous participons aussi, au travers de différents programmes et actions, à l’éducation alimentaire des consommateurs dès leur plus jeune âge. Ce volet environnemental et sanitaire est essentiel, car il donne du sens au travail de nos équipes et donne envie aux millennials et aux jeunes générations de travailler. Les partenariats sportifs tiennent depuis toujours une bonne place dans votre stratégie de communication tant en France qu’à l’international.
Pourquoi ce choix et quels sont vos axes pour les prochaines années ?
S.B. : Notre stratégie est de continuer à développer les services de notre branche « Sports & loisirs » auprès de nos clients qui organisent des évènements sportifs internationaux, comme la Coupe du monde de rugby 2019 et les Jeux olympiques d’été de 2020 au Japon, que nous venons de remporter cet été. Sur toutes ces manifestations, nous avons une solide expertise qui est mondialement reconnue. Et c’est vrai que les bénéfices en termes d’image et de communication sont également bien présents.
Vous êtes l’unique femme française à présider un groupe du CAC 40, tout en étant maman de 4 enfants. Comment le vivez-vous au quotidien ?
S.B. : Mon objectif personnel comme de nombreuses femmes a toujours été de réussir à mener de front ma vie personnelle et mon activité professionnelle. J’ai été nommée en janvier 2016 pour prendre la succession de mon père à la présidence du conseil d’administration. Sodexo a fait son retour dans le CAC 40 en mars 2016 : le fait de devenir la première française à présider le conseil d’administration d’un groupe du CAC 40 n’a donc jamais été un objectif. Mais c’est vrai que cela attiré beaucoup d’attention et de visibilité et a permis de faire parler de l’entreprise, de ses métiers et de ses nombreux services. C’est aussi une belle opportunité pour faire passer des messages en matière de mixité et de diversité qui sont des sujets extrêmement importants chez nous, puisque les femmes et les hommes sont notre préoccupation majeure. Je pense que d’une manière générale, il n’y a pas suffisamment de « role models » pour les femmes dans les entreprises, à tous les niveaux. Et quant à ma façon de vivre ma mission au quotidien, je fais comme tout le monde, je jongle. Pour concilier vie personnelle et professionnelle, je crois qu’il ne faut pas vouloir être parfaite, il faut simplement croire en ce que l’on fait et arriver à faire adhérer son entourage.
Valorise-t-on suffisamment nos entrepreneurs en France selon vous ?
S.B. : Les mentalités ont beaucoup évolué. A l’international, Emmanuel Macron est un bon porte-parole des entrepreneurs français. Le savoir-faire français, notamment dans les secteurs de la tech, de l’agroalimentaire et des services, est reconnu à l’étranger. Il y a toutefois des mesures qui pèsent sur nos métiers de services, qui aujourd’hui représentent 46% du PIB, 10 millions d’emplois et 80% des créations d’emplois. Les services sont par ailleurs insuffisamment reconnus, et ce par les différents gouvernements, dans leur rôle majeur face à la fracture territoriale et sociale. Ils constituent pourtant une solution à bien des enjeux de société parmi lesquels le chômage, l’inclusion et la promotion sociale, le lien et la cohésion sociale dans les territoires. Il est donc essentiel de défendre et de revaloriser ces métiers, qui sont des métiers d’avenir et qui ont une dimension sociale essentielle et nous avons pour cela besoin du soutien du gouvernement.
Si vous aviez trois conseils à donner à de futurs entrepreneurs ?
S.B. : D’abord, il faut savoir s’entourer des bonnes personnes, c’est-à-dire ne pas hésiter à recruter des collaborateurs qui ont plus de compétences que soi dans certains domaines, car ils vont apporter de la valeur ajoutée à l’entreprise. C’est l’équipe toute entière qui gagne, on ne gagne jamais seul. Il faut aussi apprendre à déléguer, car on ne peut pas tout faire soi-même. Enfin, je crois qu’il faut toujours rester fidèle à ses valeurs et la performance viendra. Quand on sait qui on est, ce que l’on sait faire et où on veut aller, tout est plus facile !
Propos recueillis par Valérie Loctin