Au tout début de l’histoire d’une start-up, durant ce que vous nommez la phase d’exploration, quels sont les pièges à éviter ?
Bruno Martinaud. Le principal piège est lié à la tendance naturelle de notre cerveau à fuir l’incertitude. Nous sommes cognitivement programmés pour ne jamais reconnaître que notre projet n’en est qu’à la phase d’exploration. Les entrepreneurs ont tendance à trop rapidement se concentrer sur des problématiques d’exécution comme la construction du produit, du modèle d’exploitation ou la formation d’une équipe, car elles sont plus plaisantes. Certains programmes d’accompagnement renforcent cette dérive en exigeant un business model ou un pricing beaucoup trop tôt, alors que les problèmes à résoudre, les clients et l’offre ne sont pas encore définis par l’entrepreneur.
Pourquoi est-il plus facile de lancer une start-up que de gérer une scale-up ?
La phase d’exploration est moins difficile à gérer, car on travaille à une petite échelle. Tout est encore réversible. À contrario, lorsqu’on atteint le stade de la scale-up, le chaos de la conquête s’installe.
C’est-à-dire ?
La croissance rapide instaure une forme de chaos. Tous les projets qui réussissent passent par cette étape. Durant cette phase, l’entrepreneur n’est plus en train d’explorer, de regarder ce qui marche ou d’itérer. Il s’engage de manière irréversible. De nouveaux problèmes émergent, comme par exemple un concurrent américain qui m’intente un procès juste après mon arrivée sur le marché américain, un fabricant asiatique qui cesse de me vendre un composant essentiel alors que mes clients attendent leur livraison, ou le vice-président senior que j’ai débauché à grands frais qui démissionne… Durant cette phase, l’entrepreneur doit apprendre à gérer une pression permanente. En outre, les problèmes sont décuplés par la taille de l’entreprise, un nombre de salariés multiplié par dix ou vingt, et bien souvent, un manque de managers.
Les levées de fonds à répétition peuvent-elles plomber une start-up ?
Lever trop d’argent ou avoir des valorisations trop élevées trop tôt est clairement un piège. Les investisseurs ont des mécanismes de protection contre des fluctuations de la valorisation, mais pas l’entrepreneur. C’est donc lui qui va se retrouver lessivé car une partie de ses actions va servir à compenser la baisse de la valorisation. Le fait de lever trop de fonds implique aussi pour l’entreprise un excès de ressources par rapport à ce dont elle a réellement besoin pour alimenter sa croissance. In fine, elle n’atteindra pas ses paliers de valorisation et le retour sur investissement des actionnaires ne sera pas au niveau attendu.
Le concept de licorne est-il pertinent ?
La valorisation d’un milliard a peu de sens en tant que telle. Le véritable intérêt du concept de licorne réside dans le fait que cette entreprise sera probablement le futur leader de son secteur.
Les start-up qui échouent ont-elles un dénominateur commun ?
C’est très difficile à dire. De nombreux échecs sont liés à une incapacité à faire évoluer le leadership. L’une des difficultés de la phase de scale-up tient, par exemple, au recrutement de vice-présidents seniors. L’entrepreneur doit apprendre à travailler avec des gens qui en savent plus que lui sur le domaine dans lequel ils interviennent, tout en arrivant à maintenir une posture de leader.
Quels sont les exemples de réussite et d’échec qui vous ont marqué ?
Shift Technology (start-up spécialisée dans la détection des fraudes à l’assurance grâce à l’IA) est un exemple de réussite. Les fondateurs sont bien accompagnés par les fonds d’investissement. Ils ont su maintenir un équilibre entre croissance rapide et cohérence du projet, en élargissant leur activité progressivement sans perdre de vue leur cœur de métier, la fraude, et sans se disperser.
En revanche, Payt (start-up spécialisée dans la gestion de paie) a, selon moi, levé trop d’argent pour une valorisation trop élevée, ce qui a pu poser problème. Mon intuition est qu’ils ont levé des fonds pour conquérir l’Europe sans être suffisamment prêts, ce qui a conduit à des fermetures de bureaux et des licenciements. Mais les fondateurs sont talentueux et sont capables de surmonter ces difficultés, même si le chemin sera plus ardu que prévu.
Tous les entrepreneurs sont-ils capables de se transformer au cours des différentes phases de croissance de leur entreprise ?
C’est essentiel, mais aussi très compliqué de se transformer. Il faut trouver le juste équilibre. L’entrepreneur doit acquérir des compétences pour se transformer en un nouveau leader capable de bâtir une organisation en pleine croissance, mais aussi de la piloter en plein chaos durant la phase de conquête. L’entrepreneur doit trouver son rôle au sein de l’organisation, sans en faire un problème d’ego. In fine, tout le monde doit être au service du projet. Et s’il faut changer de CEO, l’entrepreneur doit l’accepter.
Comment bien s’entourer ?
La gouvernance joue un rôle crucial dans les différentes phases de développement d’une start-up. Elle a un rôle de cadrage en phase d’exploration et d’accompagnement en phase de conquête. Raison pour laquelle le choix des administrateurs indépendants est essentiel. Le risque survient lorsque l’entrepreneur, au cours d’une levée de fonds, ne sachant pas qui nommer à ce poste, se fie aux recommandations des investisseurs. Cela peut poser problème, car ces administrateurs pourraient ne pas être suffisamment indépendants. Un bon administrateur doit être capable de s’opposer à la fois aux investisseurs et au management si nécessaire.
L’intuition a-t-elle encore sa place dans le parcours d’un entrepreneur ?
L’intuition est intéressante dès lors qu’on sait l’arrêter : elle doit aider à générer des hypothèses qui seront ensuite testées. Il faut donc écouter ses intuitions, mais se rappeler que ce n’est, par nature, qu’un jeu d’hypothèses.
Vaut-il mieux sortir d’une grande école pour réussir en tant qu’entrepreneur ?
Absolument pas. Au-delà d’un certain niveau de QI, d’une certaine capacité à prendre en main un problème ou à apprendre une technologie, ce qui demande souvent plus de curiosité qu’un véritable bagage technique, le vrai moteur de la performance entrepreneuriale, c’est l’engagement, la capacité à naviguer dans l’incertitude et la résilience parce que le chemin est toujours plus long que prévu.