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Stéphane Distinguin (Fabernovel) : « Nous devons garder nos talents pour résister aux GAFA »


CEO de Fabernovel, avec ses 450 salariés et 17 agences sur 4 continents, Stéphane Distinguin est un acteur clé de l’écosystème digital, puisqu’il est aussi Président de la Grande Ecole du Numérique. Rencontre pour dessiner le monde d’après et envisager notre avenir face aux GAFA.

Entreprendre - Stéphane Distinguin (Fabernovel) : « Nous devons garder nos talents pour résister aux GAFA »

CEO de Fabernovel, avec ses 450 salariés et 17 agences sur 4 continents, Stéphane Distinguin est un acteur clé de l’écosystème digital, puisqu’il est aussi Président de la Grande Ecole du Numérique. Rencontre pour dessiner le monde d’après et envisager notre avenir face aux GAFA.

A la fois entrepreneur, investisseur, mécène et activiste associatif, quel rôle vous tient le plus à cœur ?

Stéphane Distinguin : Moi, ma valeur, c’est celle d’entrepreneur, c’est-à-dire saisir des sujets ou des opportunités, et en faire des projets, qui peuvent être des activités commerciales et de profit, mais aussi des activités associatives et de soutien, comme ce que je suis très fier de faire avec l’Adie autour du micro-crédit, pour des créateurs qui se lancent et qui n’ont pas la chance, comme moi, d’être soutenus par des banques.

Nous venons de vivre une année de crise sanitaire, économique et sociale inédite. Comment en ressortez-vous ? Plus optimiste ou inquiet pour l’avenir et pourquoi ?

S.D. : Si vous me le permettez, je pense que c’est malheureusement moins binaire que cela. On voit bien que de cet état du monde, ressortent des situations individuelles extrêmement différentes. Ce qui m’inquiète, c’est cette désynchronisation collective : Il y a ceux qui s’en sortent brillamment, d’autres qui s’en sortent très bien et qui restent discrets, beaucoup, trop nombreux certainement, qui s’en sortent moins bien et tous ceux qui ne se relèveront peut-être pas. Il y a des entreprises qui sortent confirmées voire accélérées de cette situation de crise – je pense à Doctolib par exemple -, mais il faudra voir avec le temps si cette accélération tient.

Car il y a peut-être aussi des gens qui se sont abonnés à des plateformes comme Netflix pendant le confinement pour se désabonner ensuite. Donc il faudra étudier les phénomènes d’accélération et de décélération. Et puis il y a des entreprises, évidemment, qui sont dans des difficultés majeures et pour lesquelles il sera très difficile de reprendre pied ou un bon rythme. Je pense que la situation de l’Europe comme celle de la France sont à ce titre assez inquiétantes, car dans une économie qui est avant tout de services, de tourisme et de culture, ce sont justement ces activités qui sont les plus durement touchées.

Se pose donc la question de la relance ?

S.D. : Oui, se pose la question de savoir comment on relance la machine et c’est difficile de se projeter aujourd’hui. A l’époque du confinement, on a tous eu envie que ça s’arrête et que ça reparte au plus vite. La vérité, ou en tous cas l’expérience aujourd’hui, c’est que ce n’est pas tout à fait ce qui se passe. Le redémarrage est long, incertain et on sent que les habitudes ont changé, ont bougé et on ne sait pas vraiment dire en quoi et comment. Quand la crise sanitaire sera terminée, qu’est-ce qui restera, qu’est-ce qui aura basculé ?

Est-ce que les gens continueront à sortir beaucoup quand ils auront pris plaisir et l’habitude de regarder des séries neuves tous les jours sur leur tablette ? Alors que les films ont désormais de nouveaux débouchés sur les plateformes, continueront-ils à sortir comme avant en salles ? Ce n’est pas simplement une question d’usage des individus, c’est aussi la chaîne complète des valeurs économiques qui va bouger.

La France qui était très en retard a gagné 5 à 10 ans sur la transformation digitale. C’est toujours ça de gagné, non ?

S.D. : Oui, c’est vrai, on voit bien qu’il y a énormément de sujets sur lesquels on a gagné des années et c’est le cas de la transition et de la transformation digitales de nos entreprises et de notre économie. Vous savez, on a beaucoup partagé pendant le premier confinement cette statistique complètement folle qu’aux Etats-Unis, en termes d’usages, on a gagné en quelques mois quasiment dix ans d’usage du e-commerce. On peut tout à fait imaginer que nous sommes en France sur un rapport homothétique.

Pour être aux avant-postes de pas mal de sujets, en termes d’usages, de pratiques et de méthodes de travail, je le vois clairement aujourd’hui. Début 2020 chez Fabernovel, on a pas mal travaillé sur le sujet de la semaine de 4 jours, que je voyais se dessiner d’ici une vingtaine d’années. Je ne suis pas certain de la voir arriver demain, mais le sujet viendra sur la table plus vite que prévu, car cette crise a accéléré la demande, comme elle a fortement accéléré la mise en place du télétravail. Sur ce sujet, pour le coup, on a gagné presque une décennie. On assiste à une accélération complètement dingue des modes de consommation et d’usages, mais aussi des modes de production.

Comment s’est passée l’année 2020 pour Fabernovel en termes de résultats ?

S.D. : Ça a été une mauvaise année. C’est la première fois depuis la création de Fabernovel en 2003 qu’on ne fait pas de la croissance, on a perdu du chiffre d’affaires et ce sera la première année où l’on fera des pertes. Ça tient surtout à notre modèle d’entreprise de services. D’une part, beaucoup de nos clients ont dû annuler des projets et d’autre part, nous sommes sur un modèle où l’on ne stocke pas, par rapport à des industriels ou au monde de la distribution.

N’y a-t-il pas eu pourtant un surcroit de demandes de digitalisation ?

S.D. : On assiste depuis une dizaine d’années à une forme d’abandon du sujet stratégique dans le commerce et les entreprises, au profit de celui de l’efficacité et de l’agilité. Le problème c’est que la transformation numérique suppose de l’action, donc de l’exécution. Ça me fait penser à cette phrase d’Edison : « Une vision sans exécution est une hallucination ». On a énormément pondéré, voire surpondéré l’exécution, notamment pour la réflexion stratégique. Et ce qu’on note actuellement, c’est qu’il y a un retour de la stratégie.

Les questions que l’on reçoit de nos clients sont beaucoup plus stratégiques, parce qu’il faut reprendre la capacité d’agir à moyen terme et non plus seulement à très court terme, du style « j’ai besoin d’un site internet ». Aujourd’hui, les entreprises se demandent « c’est quoi ma raison d’être vis-à-vis de mes parties prenantes ? », car l’objectif c’est surtout de convaincre les talents de demain de rejoindre leurs équipes.

Pendant le premier confinement, vous avez lancé une plateforme Recovery pour proposer de bonnes pratiques pour l’économie d’après Covid. Que doit-on en retenir ?

S.D. : C’est un collectif d’entreprises et d’entrepreneurs qui se sont réunis et qui se sont demandé « qu’est-ce qu’on peut faire ensemble pendant le confinement pour le fameux monde d’après ? » On a réfléchi, on s’est connecté, on a créé des ponts. Ça nous a permis aussi de nous forger des convictions. Par exemple que l’objectif n’est pas tant la relocalisation à tout prix mais plutôt un meilleur équilibre des échanges. Mais aussi que le sujet n’est pas tant de créer un Google à la place de Google ou un Facebook à la place de Facebook, mais de s’assurer que ces acteurs aient des pratiques démocratiques et respectueuses dans le pays dans lequel ils opèrent, en termes de propos, de responsabilités et de paiement de l’impôt et qui n’interdisent pas à d’autres acteurs d’exister. Et cela vaut pour le monde entier.

Vous avez récemment déclaré qu’il faut multiplier les fronts contre les GAFA et que l’Europe peut s’armer et contre-attaquer. Oui mais comment ?

S.D. : J’aimerais surtout qu’on retienne de mes propos quelque chose de moins belliqueux, parce que je sais ce que l’on doit à ces GAFA. Non seulement ils ont montré qu’une autre voie était possible, mais en plus, ils nous rendent service tous les jours. Il faut donc reconnaître la qualité incroyable de leurs services plutôt que de les combattre. Je me suis retrouvé, il y a trois ans, avec d’autres chefs d’entreprises dans un dîner avec des responsables de Google que nous avons interpellés au sujet des impôts.

Et la responsable de Google de nous répondre, très à l’aise: « Mais vous ne vous rendez pas compte, on paye plus d’impôts que Total ! ». Je ne suis pas allé vérifier les chiffres, mais c’était facile de lui rétorquer qu’on attend justement de Google de faire mieux que Total et d’être une entreprise encore plus vertueuse.

L’Europe a-t-elle des atouts face aux GAFA ?

S.D. : On m’a offert récemment un livre d’un prix Nobel d’Economie dont la thèse super intéressante est de dire que l’économie américaine depuis des années a inéluctablement dérivé sur des modèles de monopoles. Je pense aussi aux travaux d’un économiste français, Thomas Philippon, qui démontre que le système américain est beaucoup moins libéral qu’on l’imagine et que l’Europe est a contrario un marché très libéral. Etre un consommateur en Europe, c’est être bien plus et mieux protégé qu’ailleurs. On a certainement chez nous le système le plus démocratique et le plus vertueux pour le consommateur, qui paye au juste prix des services de grande qualité. En revanche, ça crée des marges moins fortes pour les entreprises. Et c’est là que le bât blesse.

Qu’est-ce qui manque à nos entreprises européennes pour rattraper leur retard face aux GAFA ? De l’argent ?

S.D. : Les dernières entreprises rachetées par les GAFA dans le gaming ou l’IA sont toutes européennes, preuve que les talents sont là. Pour nos entreprises françaises et européennes, ce qu’il nous faut en premier lieu, c’est se donner du temps. Comme tout va très vite dans ce monde, on a une obsession de l’accélération. Ce qu’on voit avec Google ou avec les autres GAFA, c’est qu’elles ne se sont pas construites en un jour. Même si le métier des entrepreneurs c’est d’être impatient, il faut se donner un peu plus de temps et regarder les choses à un peu plus long terme. Ce qui veut dire, premièrement, qu’il faut du temps. Deuxièmement, il faut une politique industrielle.

Troisièmement, il faut des liaisons bien plus fortes entre les milieux académiques et les milieux des affaires. Et quatrièmement en effet, il faut de l’argent. Je rappelle que la création d’Amazon date de 1994, une startup qui est arrivée à lever, en quelques années à peine, deux milliards de dollars d’argent privé. Jamais aucune startup européenne n’a eu la possibilité, alors que nous sommes 27 ans plus tard, de lever autant de cash. Il faut donc que notre pays se mette en capacité de garder ses entrepreneurs et ses talents, et cela passe par là aussi.

Propos recueillis par Valérie Loctin

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