Spontanée, le sourire accroché aux lèvres et l’œil qui frise, Stéphanie Laporte, vêtue de couleurs chatoyantes, se prête volontiers au jeu de l’interview sans appréhension ni retenue. Âgée de 36 ans, elle évolue dans le web depuis qu’elle a 16 ans. Passionnée par la technologie, elle en a fait son métier depuis déjà deux décennies.
Après avoir fait ses armes dans des entreprises emblématiques du secteur (Cdiscount, IBM), elle décide, il y a 11 ans, de fonder l’agence social media Otta à Bordeaux. Son idée est d’accompagner les grands comptes dans leur prise de parole sur les réseaux sociaux et d’optimiser leur stratégie publicitaire en ligne. « Je suis à la fois communicante et spécialiste du marketing, avec une appétence particulière pour les sujets liés à la data et l’IA. Toute ma vie est organisée autour des réseaux sociaux, qui m’ont d’ailleurs permis de rencontrer mon mari et un grand nombre de mes amis. »
Issue de la diversité et d’un milieu social modeste, Stéphanie Laporte est convaincue que l’égalité des chances « n’existe pas », mais elle maintient qu’il est possible de mener des actions pour réduire le fossé social et technologique, en menant des politiques inclusives, aussi bien dans l’éducation que dans le recrutement ou l’aide à la reconversion. « Les métiers de la tech sont inconnus et inaccessibles à beaucoup de gens talentueux, déplore-t-elle. Il faut aller chercher ces profils et leur donner la possibilité de briller. » Engagée dans cette démarche, elle accompagne et mentore de jeunes entrepreneurs via des incubateurs nationaux et locaux comme La Ruche ou Le Campement, ou encore le programme French Tech Tremplin.
« En tant que femme de la tech, on s’auto-censure »
Après avoir réalisé ses premières missions en freelance en parallèle de ses études pour subvenir à ses besoins, Stéphanie Laporte devient maman à l’âge de 22 ans, alors qu’elle est encore en apprentissage. Prise dans le classique tourbillon du « pas de place en crèche, pas de job, pas de job, pas de place en crèche », elle n’a pas d’autre alternative que de créer son propre emploi à domicile tout en s’occupant de son enfant.
Après un temps partiel, elle lance son agence en 2013 lorsque la demande autour des réseaux sociaux explose. Pour développer Otta, l’entrepreneure bordelaise aspire à monter une équipe pour ne plus être seule à faire face aux problématiques qui se posent. Elle s’entoure de spécialistes (créatifs, techniciens, spécialistes de l’image, de la data…) afin de monter en gamme et d’apporter des prestations toujours plus qualitatives à ses clients.
Le premier obstacle auquel elle se heurte est personnel : le fameux syndrome de l’imposteur.
« En tant que femme dans la tech, on s’auto-censure. J’avais clairement moins d’ambition qu’un homme », explique-t-elle avec une lucidité qui en dit long sur les biais cognitifs.
« Au départ, je “résistais” à la croissance qui venait naturellement par peur de me planter car je n’avais aucun filet de sécurité. » Animée par un doute constant sur sa légitimité, son réflexe premier est d’apporter des preuves de son travail, de sa connaissance d’un sujet et de sa compréhension des enjeux techniques. Adepte de la théorie selon laquelle « il faut 8 000 heures de travail pour devenir expert d’un sujet », Stéphanie Laporte raconte avoir travaillé jour et nuit avec acharnement pour arriver le plus rapidement possible à ce décompte et être suffisamment solide et crédible face à ses interlocuteurs.
Optimisme et capacité à se projeter
Partie de zéro, sans investisseur ni soutien bancaire, la trésorerie a longtemps été un sujet délicat. Elle confie même s’être parfois retrouvée bloquée pour des raisons de fonds disponibles et de délais de paiements… Lorsqu’on l’interroge sur les conditions de la réussite entrepreneuriale, cette pure autodidacte répond, non sans une certaine tiédeur, qu’il faut probablement faire une école de commerce pour réussir… Celle qui a laissé tomber un cycle de bachelor en marketing et finance à Kedge Business School pour entreprendre se considère comme « dropout », selon la formule anglo-saxonne qui désigne quelqu’un qui interrompt volontairement ses études. Si lever des fonds est souvent considéré comme l’alpha et l’oméga de la vie d’un entrepreneur, ce n’est pas le cas de Stéphanie Laporte. L’entrepreneure bordelaise estime que cela dépend très fortement du secteur et de la typologie d’activité.
La capacité à identifier les cycles, à considérer que les difficultés sont temporaires, à voir la « bigger picture », et à persévérer malgré les moments difficiles sont autant de traits de caractère que l’on retrouve chez la fondatrice de l’agence Otta.
« Cet optimisme et cette capacité à se projeter et à tout relativiser, c’est clairement la caractéristique des entrepreneurs qui m’entourent. »
Le parcours entrepreneurial de Stéphanie Laporte est ponctué par quatre moments charnières : le premier appel d’offres remporté pour la marque Cuisinella il y a dix ans, le premier million d’euros de chiffre d’affaires, cette fois où elle donne rendez-vous en extérieur à son équipe et où elle réalise que « 40 personnes, c’est l’équivalent d’un bus », et enfin la crise de 2022 consécutive à la guerre en Ukraine, que l’agence a réussi à surmonter pour franchir le cap des dix ans d’existence.
Mixité et diversité
Pour parvenir à un modèle entrepreneurial plus inclusif et porteur de sens, Stéphanie Laporte rêve d’académies de l’entrepreneuriat sur le modèle de ce que réalise depuis des années l’association Les Déterminés.
« La mixité et la diversité ne doivent pas rester que des concepts », glisse-t-elle. Elle encourage la multiplication de « bootcamps » dans les zones éloignées de l’entrepreneuriat – à la campagne, dans les quartiers, dans les territoires ultramarins – pour favoriser l’inclusion sociale et la diversité.
Selon la fondatrice d’Otta, entreprendre dans le web n’est pas particulièrement difficile lorsqu’on est une femme : « En deux minutes chrono, je peux faire changer d’avis un interlocuteur qui ne me prend pas au sérieux au départ. » Elle poursuit : « Bien sûr qu’il y a des préjugés, mais en étant suffisamment experte, on peut faire tomber les barrières. »
Si l’obstacle principal pour une femme est de concilier vie de famille et exigences de l’entrepreneuriat, Stéphanie Laporte reconnaît avoir eu la chance que le père de ses enfants soit le « parent alpha » qui s’occupe de tout en lui laissant le champ libre pour vivre son aventure entrepreneuriale. « C’est un choix douloureux, mais je n’aurais jamais pu faire grandir ma boîte avec les contraintes temporelles normales des mamans qui gèrent tout. »
Stéphanie Laporte a pleinement conscience que l’accès à l’information est un point essentiel pour favoriser l’égalité des chances en tant qu’entrepreneur.
« Les entrepreneurs venant de milieux modestes n’ont pas la culture du capital, les astuces, les contacts, les réflexes pour optimiser et aller plus loin. » Si elle considère que le travail mené par les chambres de commerce pour l’acculturation des aspirants entrepreneurs est « remarquable », Stéphanie Laporte estime que ce n’est qu’une introduction et que le chemin à parcourir est encore long. Il manque, selon elle, encore une étape au processus d’intégration des profils moins favorisés.
Le fait d’être une entrepreneure en région lui a parfois joué des tours. Elle a ressenti une certaine frustration à être moins prise au sérieux lors de rendez-vous chez de grands comptes parisiens…
« Mais finalement, il vaut mieux être premier en région que second à Paris. Les clients parisiens arrivent d’eux-mêmes, souvent lassés par leur propre écosystème local et désireux d’essayer une nouvelle approche. »
« Je me suis retrouvée face à moi-même »
Au cours de l’entretien, Stéphanie Laporte accepte de revenir sur l’épisode douloureux de son burn-out. Le ton de cette sémillante entrepreneure se fait plus grave lorsqu’elle explique qu’après une phase d’hypercroissance, l’entreprise a dû faire face au séisme d’une violente crise économique.
« Mon équipe était le moteur de ma motivation et lorsque j’ai été contrainte de me séparer de collaborateurs auxquels je tenais, cela m’a brisée et j’ai perdu toute légitimité. »
L’entrepreneuriat, confie-t-elle, a eu un impact « toxique » sur sa santé. La fatigue accumulée durant des années, les nuits de quatre heures, le stress, les conférences, les déplacements, la frustration et les sacrifices personnels ont conduit Stéphanie Laporte dans un état d’épuisement physique et psychologique : « Mon corps et mon esprit m’ont lâchée. »
Comme bon nombre de personnes, Stéphanie Laporte a minimisé son burn-out. Son épuisement a commencé à l’été 2022, mais elle ne s’autorisera réellement à partir qu’en avril 2023. Elle décrit ces longs mois comme une période de « profonde souffrance intérieure » associée à « une phase d’introspection terrible ». Après cette période douloureuse, la trentenaire bordelaise a révisé ses objectifs : « Je tenais à mon indépendance sur un grand nombre de sujets, mais j’aspire désormais à me rapprocher d’autres structures car j’en ai assez de mettre des coups de pelle toute seule dans le sable… »
Avec les nouvelles opportunités qui s’ouvrent pour l’agence et le rapprochement avec d’autres structures, Stéphanie Laporte a retrouvé l’envie de poursuivre l’aventure. Elle l’assure, elle n’est plus dans cette quête de performance absolue. Elle se dit désormais plus intéressée et stimulée par la qualité de la collaboration. Alors que son visage s’ouvre de nouveau, elle glisse avec une pointe d’humour avoir adopté « une approche un peu moins masochiste qu’auparavant. »
« Jusqu’à ce que je tombe malade il y a deux ans, confie-t-elle, mon identité personnelle était indissociable de mon identité professionnelle. Ma vie personnelle était inféodée à ma vie professionnelle. » Le fait d’avoir ralenti et délégué certaines tâches lui permet aujourd’hui de vivre l’entrepreneuriat de manière épanouie.
« Je suis une “workaholic” en rémission : j’ai pris le temps de retrouver un équilibre personnel et j’ai retrouvé mes enfants. Le puzzle est désormais complet et je suis plus accomplie. »
« L’entrepreneuriat n’est pas magique »
Stéphanie Laporte a des modèles. À commencer par C.J. Walker (1867-1919), première entrepreneure afro-américaine à devenir millionnaire grâce à ses produits cosmétiques. Fille d’esclaves, cette femme d’affaires originaire de Louisiane a réussi à bâtir un empire en partant de rien. Stéphanie Laporte avoue avoir dévoré tous les livres et les films qui la concernent. En France, elle cite assez naturellement Catherine Barba, qui fut une pionnière du web et reste encore aujourd’hui une figure incontournable de l’entrepreneuriat. Lorsqu’on lui demande si elle a un conseil pour les aspirants entrepreneurs, Stéphanie Laporte fait une réponse sous forme de mise en garde. La fondatrice de l’agence Otta pondère l’engouement autour de l’entrepreneuriat avec sagesse. « Réfléchissez bien. L’entrepreneuriat n’est pas magique. Il peut vous coûter très cher. Sachez détecter le point de rupture car on peut changer de carrière ou choisir de descendre momentanément du véhicule entrepreneurial, mais on ne peut pas quitter son propre corps ou se racheter une santé. »
Une interview à retrouver dans le magazine n°384 d’octobre 2024.