Ancienne professeur d’anglais, Tatiana Ventôse a démissionné de l’Education nationale. Soucieuse de redonner du sens à l’information, elle a lancé sa chaîne Youtube, le « Fil d’Actu », ainsi qu’une chaîne politique.
Elle vient par ailleurs de publier un livre, Jusqu’ici tout va (très) mal, co-écrit avec Greg Tabibian, lui aussi youtubeur, et de créer le mouvement politique « V », dont elle est le porte-parole. Qui se cache derrière cette jeune trentenaire rebelle ?
Quel est votre parcours ?
Je suis perfusée à la politique depuis mon enfance. Elevée par ma grand-mère qui avait fui la dictature franquiste, j’ai été bercée par ses récits qui m’ont fait prendre conscience de la chance que j’avais de grandir dans un pays dans lequel on peut s’exprimer librement. Pour ma grand-mère, la politique était encore un sujet tabou sur lequel il était dangereux de s’exprimer ouvertement. Mon histoire personnelle explique certainement mon rapport particulier à la liberté d’expression. J’appartiens à une génération qui a grandi avec Coluche, Les Guignols de l’info, les Inconnus… Cela fait donc partie de mon ancrage culturel. A la maison, la politique était un sujet de conversation et de débat quotidien. Autour de la table, nous parlions de l’état du monde. J’avais intérêt à défendre mes positions avec des arguments béton car j’étais très fortement challengée !
Avez-vous de l’expérience en politique ?
J’ai testé différentes manières de faire de la politique. Dans des mouvements du type démocratie horizontale, mais cela ne fonctionnait pas car nous passions plus de temps à parler qu’à agir. Alors je suis allée à l’inverse, j’ai rejoint un parti « vertical » (le Parti de Gauche, Ndlr) qui me paraissait plus structuré et en capacité de changer des choses, dont j’ai été membre de la direction pendant presque 6 mois. La désillusion fut très rude lorsque je me suis aperçue que c’était la même chose : de l’entre-soi et du népotisme. Nous passions la majeure partie de notre temps à discuter des affaires internes et personne ne remettait en question le fait que nous pensions avoir raison. Or, je m’étais engagée pour transformer le réel, pas le commenter. Ni l’horizontalité, ni la verticalité absolue ne m’ont paru être le bon moyen de le faire.
Par quelles valeurs êtres vous portée ?
La justice est au cœur de mes préoccupations. J’ai toujours été révoltée par les injustices que je voyais autour de moi, de la plus petite à la plus globale. Le but de la justice consiste à définir le politique au sens de la vie de la cité, à savoir un cadre et des règles communes sur lesquels on s’accorde pour permettre à chacun de vivre décemment et de s’accomplir avec les autres sans trop se marcher dessus.
Youtubeuse politique, créatrice du « Fil d’Actu » sur Youtube, pourquoi avoir décidé d’écrire cet ouvrage au vitriol ?
Cet ouvrage s’inscrit dans une démarche parallèle à celles de mes vidéos sur Youtube. J’avais la possibilité de critiquer les médias ou de retrousser mes manches et monter un projet, j’ai choisi la seconde option. J’estime qu’il y a deux positions face à des situations que l’on perçoit comme inacceptables : on peut s’en plaindre ou prendre ses responsabilités et montrer que l’on peut faire mieux. Pour notre livre avec Greg, ce fut un peu le même schéma. La littérature politique d’aujourd’hui ne me fait pas beaucoup envie. J’adore les livres qui s’interrogent sur le monde qui nous entoure mais je ressens une certaine insatisfaction car c’est beaucoup d’entre-soi, et du « y’a qu’à faut qu’on ». Du coup, ce livre s’adresse aux gens qui ne sont pas satisfaits de la situation et qui ne savent pas nécessairement par où commencer. Nous avons donc commencé par dresser un constat dans lequel beaucoup de monde peut se reconnaître : le politique n’est pas le domaine réservé de quelques-uns. Nous souhaitions amener des gens à se réapproprier cette question du politique qui en a dégoûté beaucoup, et montrer qu’il ne faut pas nécessairement avoir fait l’ENA pour réfléchir à l’organisation de la société. Les problèmes auxquels nous devons faire face nous concernent tous. Nous voulions présenter un champ des possibles à travers les 99 propositions mais cela présuppose de se structurer et de se donner des objectifs pour rendre cela réel.
Pourquoi avoir fait le choix d’un langage très cru, parfois même vulgaire, pour exposer vos idées ?
Nous sommes des youtubeurs et nous avons donc privilégié un langage parlé et familier. Nous souhaitions qu’il n’y ait pas de tabou sur l’utilisation du langage. Ecrire comme on parle et mettre parfois des mots extrêmement crus sur une réalité permet de plus toucher les gens. Nous avons parlé avec nos tripes dans de nombreux passages du livre et c’est pourquoi le langage peut parfois être assez virulent et familier.
L’ouvrage contient aussi beaucoup de références à ce qui constitue notre génération. Le chapitre 7, « Macron Le mec qui boirait un bidon de glyphosate pour pouvoir pisser sur ton pays », est une référence à un film avec Steven Seagal dont un extrait avait fait le buzz sur Internet.
Comment caractériser les quarante années de vie politique qui viennent de s’écouler ?
Depuis plusieurs décennies, et plus précisément depuis Mitterrand, l’idée selon laquelle il n’y avait plus d’intérêt commun mais uniquement des intérêts individuels en conflit permanent a germé. Nos dirigeants se sont mis à défendre les intérêts de quelques-uns qui leur ressemblaient et ils ont détruit ce qui faisait que l’on tenait ensemble en tant que société. Nous avons assisté à la destruction des cadres communs, au remplacement de la loi qui s’appliquait à tous par l’arbitraire, à la ruine de l’économie du pays. Des vies sont brisées et la possibilité même de l’avenir est mise en danger si nous continuons à détruire la planète. Cette logique a conduit à la crise de 2008 mais les politiques n’en ont tiré aucun enseignement. En réponse, ils ont continué à appliquer les mêmes recettes que celles qui avaient créé le problème. Comme le disait Einstein, « la folie, c’est de se comporter de la même manière et s’attendre à un résultat différent ». La vente de nos biens communs depuis Mitterrand jusqu’à la privatisation du groupe Aéroports de Paris (ADP) très récemment s’est montrée inefficace en termes budgétaire dans la mesure où les entreprises publiques étaient très bien gérées, que cela soit la SCNF ou les autoroutes, et rapportaient beaucoup à l’Etat. Cela permettait également que les gens ne paient pas trop d’impôts tout en bénéficiant d’un service de qualité. Mais face à cette évidence, on continue de faire passer ces réformes en force au nom d’une doctrine qui ne marche pas, alors que la majorité est contre…
A propos de la privatisation de la Française des Jeux, Bruno Lemaire arguait que gérer des jeux d’argent ne relève pas du rôle de l’Etat. Il n’est donc plus question de pragmatisme mais d’idéologie. Il existe un engrenage idéologique qui n’est absolument pas efficient. La crise de 2008 aurait dû pousser ces idéologues à se remettre en question mais ils ont continué de passer en force. L’URSS est le dernier pays à avoir fonctionné ainsi et cela a mené le pays à la ruine. Nous sommes en quelque sorte en train de revivre cette situation.
La France est-elle une démocratie ?
En l’état, notre environnement politique ne respecte pas les fondements de la démocratie, soit le gouvernement du peuple par le peuple et pour le peuple. Lorsque l’on sollicite notre avis, on ne le respecte pas. A titre d’exemple, le traité constitutionnel européen où la France a dit non en 2005 par référendum est passé en force un an plus tard. Par ailleurs, nous avons l’impression depuis quelques années d’une systématisation de cette volonté de passage en force en France.
On nous présente les désaccords, soit comme de la démagogie en taxant les gens de populistes, soit comme un manque de compréhension. Ils discréditent le désaccord alors que c’est le fondement de la démocratie de pouvoir parler de tout et d’exprimer des désaccords sans que certains utilisent une position de force pour discréditer l’adversaire de façon malhonnête. Lorsque l’on est dans le bien et dans le vrai, on n’a pas besoin d’utiliser des attaques de discrédit pour prouver que l’on a raison.
Comment sortir de ce cercle vicieux ?
Je suis favorable à une méthode empirique : on observe la situation et on statue sur le problème à régler pour ensuite le résoudre. J’ai le sentiment que nous sommes entourés d’idéologues qui cherchent plus à prouver qu’ils ont raison en mettant en avant des thèmes pour soutenir leur idéologie. Je pense qu’il faut sortir du schéma selon lequel la politique est une bataille d’idées qui se mène pour déterminer qui a raison ou tort.
Nous devons partir du réel et le regarder le chaos en face, même si cela nous oblige à sortir de notre zone de confort. Aujourd’hui, les problèmes sont assez criants. Il existe un déficit de justice. En matière de fiscalité, il n’est pas normal que la classe moyenne supporte le poids de l’effort national. On constate également une inefficacité dans la gestion du pays, le système de santé étant un exemple probant. Il existe aussi un déficit de démocratie couplé à un problème de représentation auquel s’ajoute le saccage de notre habitat naturel qui met en danger notre capacité même à survivre.
Une fois les problèmes posés, il faut utiliser les leviers, et en l’occurrence la loi et les moyens de faire appliquer la loi de la même manière pour tout le monde. Cela implique par exemple, la remise à plat de l’impôt, la révision des politiques de sécurité sociale en fonction des besoins réels, la réforme des institutions afin qu’elles soient plus représentatives et des mesures de protection de l’environnement.
Comment dépasser les divergences et recréer des liens ?
Si les Gilets jaunes nous ont appris quelque chose, c’est qu’au-delà de tout ce pour quoi on a pu voter, ou ne pas voter, il existe un ressenti et un vécu qui sont déjà partagés. La force du système dans lequel nous sommes consiste à nous faire croire qu’on est seul face à notre quotidien et à nos difficultés mais quand on commence à se parler, on se rend compte que nous avons des choses en commun sur toutes ces questions.
C’est en partant de ce vécu et de cette réalité que nous pouvons construire quelque chose. C’est précisément pour cette raison que le gouvernement tente de réguler l’expression sur les réseaux sociaux qui permettent, malgré tous leurs travers, à des gens qui jusqu’ici ne se parlaient pas de partager une réalité. C’est aussi pourquoi ils ont envoyé des bulldozers sur les ronds-points où les gens partageaient tout simplement un café et recréaient un lien social qui avait été perdu.
Ce n’est pas suffisant car il faut trouver des terrains d’entente, des consensus, des compromis sur la base du bon sens. C’est quelque chose que les Gilets jaunes nous ont montré dès le début en publiant la liste de leurs revendications, c’est ce bon sens qui finalement nous rassemble.
Au-delà de ce bon sens, nous devons nous organiser, construire, fixer des objectifs précis pour atteindre les leviers qui nous permettront de mettre tout ceci en place. Demander aux dirigeants de le faire est insuffisant. Les demandes sont formulées depuis des années, et elles sont sorties de manière assez criante à travers la crise des Gilets jaunes. Je trouve que c’est très encourageant pour la suite car cela montre que les Français ne sont pas résignés à ce que tout aille mal et sont pour la plupart ouverts au dialogue.
Comment la situation va-t-elle évoluer ?
Nous sommes à une période charnière. Les Gilets jaunes ont exprimé des demandes et mis en évidence l’incapacité des élites actuelles à apporter des réponses adaptées à la situation mais cela ne suffit pas. Il faut à présent traduire ce qui a été formulé en solution. Si on établit un parallèle avec la révolution française, les émeutes hebdomadaires sur l’augmentation du prix du pain en seraient restées là s’il n’y avait pas eu de traduction politique et législative. Cela correspond à notre démarche qui consiste à proposer des solutions à mettre en place à l’échelle du pays pour résoudre les problèmes latents. Le mouvement des Gilets Jaunes sera dans les livres d’histoire comme le début de quelque chose de nouveau.
Quel bilan dressez-vous des deux premières années du quinquennat d’Emmanuel Macron ?
C’est un désastre absolu. Tout ce qui avait été initié durant les 40 années précédentes a trouvé une accélération exponentielle dans le début de son quinquennat. Nous avons le sentiment d’être aujourd’hui dans une forme de fanatisme idéologique. Le fait que les dirigeants s’entêtent dans leurs erreurs, que cela soit par paresse intellectuelle, par intérêt, par fanatisme, constitue la principale menace pour le pays. Nous assistons à une communautarisation de la société car là où l’ordre n’est plus garanti, la loi des communautés prend le pas. Dans la 7ème économie mondiale, il est incroyable qu’un tiers des Français avoue s’être déjà restreint au niveau alimentaire par manque de moyens. Nous ne sommes pourtant pas le Venezuela, et la France a les moyens de nourrir tout le monde.
Il est devenu de plus en plus difficile de s’élever socialement par la méritocratie. Lorsqu’on veut entreprendre et qu’on ne possède pas une multinationale, on est écrasé par les charges et la bureaucratie. Les règles sont faites pour quelques-uns qui peuvent faire appel à l’optimisation fiscale pendant qu’une majorité ne peut pas échapper à l’impôt. L’impôt n’est pas nécessairement mauvais en soi mais la question est de savoir comment on l’utilise. Ce système très bien rodé créé les conditions pour que cela empire, que cela explose et que les gens se retrouvent livrés à eux-mêmes. Macron est vraiment l’incarnation de ce modèle poussé à son paroxysme.
A quel modèle politique aspirez-vous ?
Nous ne voulons pas la révolution, ni réinventer la roue, nous cherchons juste un retour à l’équilibre avec un modèle qui conçoive le commun sans écraser l’individu. Les modèles collectivistes du 20ème siècle de tous bords politiques ont été des échecs à la suite desquels nous avons eu un cinglant retour de bâton avec le modèle thatchérien dans lequel il n’y a pas de société mais uniquement des individus. Il n’est plus question aujourd’hui de mettre les deux modèles, collectif ou individuel, en opposition.
Nous souhaitons construire un modèle équilibré, une sorte de nouveau contrat social, qui permette à chacun de s’accomplir en tant que personne tout en respectant des règles de vie commune. Il n’existe pas de modèle préétabli car tous se sont précisément effondrés. Nous devons donc inventer et créer. Nous n’avons pas vocation à amener des solutions toutes prêtes sur un plateau, nous disons simplement qu’il y a quelque chose à construire et que la différence se fera dans la démarche. Il faut être prêt à entendre et accepter que le consensus ne va pas forcement dans le sens de nos conceptions, de nos préjugés et de nos présupposés et essayer de retrouver une forme de bon sens et d’équilibre dans la société.
Comment imaginez-vous la France de demain ?
Tout dépendra de ce que l’on en fera. Dans tous les cas, le système dans lequel on est a montré ses limites et son incapacité à résoudre les problèmes du quotidien. Comment les dépasser ? En prenant la responsabilité de reconstruire sans attendre que quelqu’un le fasse à notre place. Je ne suis pas là pour vous décrire le monde idéal, mais pour agir et faire au mieux.
Deux scénarios sont possibles : soit les choses continuent de péricliter, et tous les pires scénarios dystopiques seront possibles, soit un nouveau scénario émerge. Mais il ne suffit pas de le dire, il faut se structurer et s’organiser, se fixer des objectifs pour faire mieux que ceux qui ont prouvé leur inefficacité. Ces derniers n’abandonneront jamais leur place d’eux-mêmes, nous devrons aller les déloger et les battre à leur propre jeu. C’est la condition sine qua non pour que les choses aillent mieux. La tâche est immense mais il ne me semble pas y avoir d’autres solutions.
A la lumière de ce qui s’est passé ces derniers mois, je pense que l’espoir est permis pour peu qu’on veuille s’en donner les moyens et qu’on soit capable d’accepter que la politique n’est pas un phénomène figé, mais quelque chose de dynamique qui se construit ensemble, à la hauteur des enjeux et en phase avec le réel.
Propos recueillis par Isabelle Jouanneau
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