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Thierry Blandinières (InVivo) : « Un modèle agricole plus intelligent et en harmonie avec la nature »


Ce dirigeant de talent de 59 ans a déjà à son actif le redressement de Delpeyrat. Aujourd’hui à la tête du groupe coopératif agricole InVivo, avec 300000 agriculteurs, 5400 salariés et 5,2 milliards d’euros de chiffre d’affaires, il a fort à faire.

Entreprendre - Thierry Blandinières (InVivo) : « Un modèle agricole plus intelligent et en harmonie avec la nature »

Ce dirigeant de talent de 59 ans a déjà à son actif le redressement de Delpeyrat. Aujourd’hui à la tête du groupe coopératif agricole InVivo, avec 300 000 agriculteurs, 5 400 salariés et 5,2 milliards d’euros de chiffre d’affaires, il a fort à faire.

Convaincu qu’il faut encore doubler de taille dans les 10 ans, l’entrepreneur de l’année (2008) poursuit la montée en gamme de ce géant vert qui rassemble 201 coopératives sociétaires représentant plus de la moitié des agriculteurs de France, afin de participer à améliorer la qualité et la souveraineté alimentaire. Sujet devenu essentiel à la lumière de la dernière pandémie. InVivo, qui commercialise le blé français, et dispose des enseignes de jardinage Gamm vert et Jardiland et d’alimentation Frais d’Ici et Bio & Co, figure également parmi les premiers distributeurs de vin en France.

Quel bilan tirez-vous de la pandémie ?

Thierry Blandinières : Alors que les jardineries constituent une activité essentielle du groupe, nous avons été contraints, dès le début du confinement, de fermer nos magasins (Jardiland, Gamm vert, Delbard et Jardinerie du Terroir) sur décision du gouvernement. Cette obligation de fermeture a naturellement fait naître de nombreuses inquiétudes et soulevé de multiples interrogations sur l’avenir. Nous nous sommes instantanément mobilisés et avons constitué une cellule de crise composée des cadres dirigeants du groupe. L’urgence de la situation a exigé de notre part de faire preuve d’agilité pour nous réorganiser et travailler différemment.

Nous avons organisé des réunions via les applications de communication afin de conserver un lien avec les salariés et permettre aux managers d’animer leurs équipes à distance. Le Comex, quant à lui, est resté au siège pour pouvoir prendre collégialement les décisions opportunes et gérer la cellule de crise. Nous avons ensuite entrepris un lobbying auprès du gouvernement pour réouvrir les jardineries dans les meilleurs délais, sans attendre le 11 mai.

Notons que les pays d’Europe du Nord et l’Allemagne n’ont pas fermé leurs jardineries durant la crise. La situation avait selon nous quelque chose d’incompréhensible : le confinement supposait d’occuper les gens dans leur maison et le début du printemps constituait une période idéale pour prendre soin de son jardin. Nous avons démarché les ministres de l’Agriculture et de l’Economie et obtenu une dérogation pour réouvrir le 6 avril.

Comment le redémarrage de l’activité s’est-il organisé ?

Après trois semaines de chômage partiel pour 2/3 des collaborateurs d’InVivo Retail et une mise à l’arrêt de l’activité, nous avons dû gérer le retour au travail en assurant la sécurité du personnel. Devant la difficulté à nous approvisionner en masques, nous nous sommes mobilisés pour fabriquer très rapidement et durablement nos propres masques et notre propre gel dans des usines du groupe. Nous avons ainsi pu sécuriser nos collaborateurs afin qu’ils reprennent leur travail dans de bonnes conditions. Il nous aura fallu dix jours pour véritablement redémarrer l’activité.

Avez-vous réussi à rattraper le manque à gagner dû à la fermeture des magasins ?

Après avoir atteint un niveau d’activité presque nul sur le mois de mars, qui marque le début de la saison des jardineries, nous avons récupéré la quasi-totalité du chiffre d’affaires perdu sur mai et juin qui furent des mois exceptionnels avec une hausse historique de + 40 %.

Comment avez-vous réussi à assurer la continuité de la chaîne alimentaire durant cette période difficile ?

Les agriculteurs devaient pouvoir être dans les champs, faire leurs semis. Cette crise a eu le mérite de faire prendre conscience à la société de l’importance de l’alimentation et de l’agriculture. Cédant à la psychose ambiante, les Français ont craint une pénurie alimentaire, la peur de manquer les poussant à constituer des réserves de sucre, de farine, etc.

Cette crise a-t-elle éveillé les consciences ?

Nous n’avons finalement connu aucune pénurie alimentaire grâce à une troisième ligne opérante sur le plan logistique. Cet épisode a mis en valeur la robustesse de notre secteur agroalimentaire et le fait que nous n’ étions pas dépendants des autres pays. Cette réalité n’est pas vraie partout.

Nous avons beaucoup exporté de céréales vers des régions comme le Maghreb qui avaient besoin de la France pour être approvisionnées en blé. Cette pandémie a mis en lumière la « vieille » économie revenue sur le devant de la scène : on s’est aperçu qu’elle était essentielle dans la vie de chacun.

Comment avez-vous réussi à transformer cette crise en opportunité ?

Nous avons peu à peu « apprivoisé » cette situation anxiogène et appris à travailler différemment. Nous avons géré le court terme et mis à profit cette période pour réfléchir à l’avenir, positiver et identifier les opportunités. Nous avons muri un plan de relance de sortie de crise baptisé « One InVivo-One Nature » avec la volonté de prendre en compte les nouvelles attentes des consommateurs citoyens et répondre aux enjeux sociaux et environnementaux.

Le digital a connu une véritable explosion à travers les ventes réalisées sur les sites e-commerce et les livraisons à domicile. Notre groupe a connu une croissance de + 400 % sur le web, notamment sur la partie jardinerie.

Quelles décisions avez-vous actées en dressant ces différents constats ?

Nous avons estimé qu’il était opportun d’accélérer et d’investir davantage d’une part dans la politique RSE et d’autre part, dans la politique digitale du groupe. Nous avons donc fait en sorte qu’en sortie de crise, nous puissions recentrer tous nos métiers autour de ces deux leviers stratégiques. Nous avons par exemple pour objectif d’équiper nos salariés très rapidement pour que le télétravail représente quand cela est possible 50 % de leur temps de travail afin de limiter leurs trajets et de privilégier un meilleur équilibre entre leur vie professionnelle et leur vie personnelle et familiale. Nos magasins et nos agriculteurs devront également être encore plus connectés. Ces mesures s’inscrivent plus globalement dans le projet collectif « One InVivo-One Nature » qui sera décliné dès la rentrée dans l’ensemble de nos métiers.

Vous évoquez une troisième voie de l’agriculture au service de la transition alimentaire. Quels sont les enjeux associés ?

Nous devons nous interroger sur la manière de produire plus et mieux avec une empreinte moins négative sur l’écologie et sur le climat. Il s’agit d’abord de pousser les produits bios là où cela est possible. Mais à côté de cela, nous aurons besoin d’une agriculture plus intelligente, pas nécessairement bio car il est impossible d’en faire dans toute la France, notamment en raison du climat. Nous devrons traiter nos cultures intelligemment en utilisant l’agriculture de précision fondée sur les nouvelles technologies (permettant de mettre la juste dose d’intrant au bon endroit) pour garantir le revenu de l’agriculteur et apporter plus de transparence aux consommateurs qui souhaitent savoir d’où vient ce qu’ils achètent, comment cela a été produit, et quel impact a eu la production sur l’environnement.

Le consommateur est désormais plus éduqué et attentif au respect de la nature et de son environnement. Comment répondre à ce niveau d’exigence accru ?

La recherche de traçabilité et la connaissance des ingrédients viennent confirmer cette exigence de transparence qui était déjà dans l’air du temps, que nous avions bien identifiée et intégrée dans nos démarches d’innovation. Nous observons que la société tend de plus en plus à s’assurer que l’agriculteur a bien respecté les enjeux de biodiversité, la qualité des sols et l’environnement. Cette préoccupation se traduit notamment par une nouvelle norme environnementale HVE (Haute Valeur Environnementale). Nous ambitionnons de faire labelliser toutes nos fermes avec cette norme pour offrir une forme de caution aux consommateurs, et garantir in fine que leur assiette ne contient aucun résidu de pesticides.

Quels sont vos autres axes de développement en matière d’environnement ?

Nous avons pour ambition d’aller plus loin que la neutralité carbone. La capacité à faire des échanges de crédits carbone avec d’autres sociétés qui veulent compenser leurs émissions peut être une source de revenus complémentaires pour les agriculteurs. Nous jouons également la carte de l’économie circulaire et celle de la transformation des coproduits pour fournir de l’ énergie. L’ énergie solaire photovoltaïque permet de concevoir une ferme de demain en phase avec son environnement. Nous souhaitons inciter un maximum d’ agriculteurs à investir en ce sens.

Quel est l’avenir de l’agriculture française ?

Nous ne devons pas raisonner en termes de « produits en France pour des Français » ou « en Europe pour des Européens ». La France ne doit pas disparaître des radars du monde. N’oublions pas que certains pays n’ont pas la chance d’avoir un climat favorisant une agriculture fertile. Il est donc essentiel que nous soyons capables de leur apporter le blé nécessaire pour qu’ils fabriquent leurs pain, pâtisserie, pâtes, etc.

Le blé constitue un outil géopolitique de stabilité dans le bassin méditerranéen que nous devons conserver. La troisième voie de l’agriculture prend donc simultanément en considération les enjeux environnementaux, le revenu de l’agriculteur nécessaire pour continuer d’investir et cette dimension géopolitique européenne et surtout méditerranéenne pour la France en matière d’exportation.

En quoi la technologie constitue-t-elle un puissant levier pour construire l’agriculture de demain ?

Contrairement à certaines idées reçues, les agriculteurs sont très attentifs au numérique et aux avancées technologiques. Certains céréaliers se sont dotés de machines agricoles comparables à des robots. Nous travaillons pour trouver des solutions destinées à nos agriculteurs afin qu’ils soient en mesure d’augmenter à la fois la qualité et la quantité de leur production.

Nous disposons d’ores et déjà d’outils pour pratiquer une agriculture de précision, et il suffit, à présent, de vulgariser la technologie et de l’étendre. À titre d’exemple, l’intelligence artificielle nous offre aujourd’hui la capacité d’analyser et cartographier les sols pour moduler et optimiser les doses d’intrants. Grâce au digital, il est finalement possible de résoudre l’équation subtile consistant à produire plus et mieux. L’idée est de créer un cercle vertueux dans lequel l’agriculteur peut se prévaloir de contribuer à la bonne santé du consommateur et de la nature.

Quels sont les enjeux associés à une agriculture intelligente et responsable ?

L’enjeu consiste à mobiliser tous les acteurs au service du vivant. La nature fait partie intégrante de notre univers et nous devons être en capacité de vivre avec sans la détruire, et en la respectant. Nous sommes en train de passer de l’agriculture productiviste d’après-guerre à une agriculture plus responsable et équilibrée, capable de gérer plusieurs paramètres. Nous sommes à un moment charnière dans l’histoire de l’agriculture, prêts à basculer vers un modèle beaucoup plus intelligent et en harmonie avec la nature.

Comment réduire notre dépendance aux produits phytosanitaires ?

En investissant encore davantage en R&D afin de trouver des solutions alternatives. Comme nous le faisons depuis de nombreuses années, car c’ est pour nous une conviction profonde et un enjeu majeur. Nous pouvons aujourd’hui nous engager à réduire de moitié l’utilisation de produits phytosanitaires d’ici 2030 grâce à l’agriculture de précision et aux solutions de biocontrôle et de bio-nutrition qui protègent la plante avec des éléments d’origine naturelle.

En 2016, nous avons racheté au groupe suisse Syngenta, sa filiale spécialisée dans les solutions de lutte biologique, et particulièrement dans les macro-organismes actifs contre les insectes prédateurs des fruits, légumes et cultures florales. Dans les cultures sous serre, il est désormais possible de se passer de produits chimiques et de pesticides. Et nous travaillons à la plus large diffusion de ce type de solutions y compris dans le cas plus complexe des grands champs et des grandes cultures. Nous conduisons le changement par la promotion de ces produits responsables et d’une agriculture intelligente.

Quels sont les principaux axes du plan stratégique « 2030 by InVivo » ?

Ce plan stratégique a pour objectif de conduire la transition agricole et alimentaire qui s’impose pour les différents acteurs – coopératives, agriculteurs et consommateurs – de l’écosystème. Nous devons réussir à augmenter les revenus des agriculteurs, promouvoir la biodiversité, tendre vers zéro résidu de pesticide, contribuer à la neutralité carbone et proposer une offre retail responsable basée sur le respect des ressources naturelles. La crise sanitaire inédite que nous sommes en train de vivre nous a conduits à accélérer ce plan et définir collectivement le projet d’entreprise « One InVivo – One Nature » en activant deux leviers essentiels : la puissance technologique et l’engagement durable du groupe.

Propos recueillis par Isabelle Jouanneau

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