Du jamais vu : quatre mois après son introduction à la Bourse de Paris, le géant d’actifs, créé en 2004, lève 702 millions d’euros. Une augmentation de capital record réalisée par les deux nouvelles étoiles de la finance parisienne, Mathieu Chabran et Antoine Flamarion, qui se payent le luxe de prendre François Fillon comme associé à l’international.
Quelle est la genèse de TIKEHAU, comment l’histoire est-elle née ?
Mathieu Chabran :
Nous nous sommes rencontrés il y a une vingtaine d’années au début de notre activité professionnelle chez Merrill Lynch, qui depuis a été racheté par Bank of America. Antoine a ensuite rejoint la banque d’investissement Goldman Sachs pour ses activités de compte propre. Pour ma part, j’ai évolué au sein de la Deutsch Bank sur d’autres activités de financement. Nous avons toujours eu l’ambition commune de vivre et partager une expérience entrepreneuriale.
Cette volonté entrepreneuriale n’est finalement pas si fréquente et répandue dans les services financiers. S’il existe aujourd’hui une espèce de frénésie autour des Fintech et des start-up dans le monde de la gestion d’actifs et de l’investissement, force est de constater qu’il existe très peu d’histoires entrepreneuriales dans ces métiers en France.
A l’inverse, à Londres, où nous travaillions tous les deux à l’époque, un grand nombre d’initiatives voyaient le jour dans ces métiers. Très rapidement, nous avons eu pour objectif de nous lancer depuis Paris.
À travers nos expériences initiales en banque d’affaires, nous avons eu l’opportunité d’être exposés à différents métiers et classes d’actifs, que cela soit sur le marché de la dette et de l’investissement, qui fut un peu le fil conducteur de notre développement, mais également de l’immobilier et de l’investissement en fonds propres. Nous avons eu une formation et un apprentissage assez techniques sur ces métiers, mais également l’opportunité de passer d’une classe d’actifs à une autre.
Notre ambition était très claire dès le départ : nous souhaitions être présents sur différents types de stratégies et sur différents modes de financements des entreprises et de l’économie, et ce, même si nous avons commencé très modestement avec 4 millions de fonds propres. Dans l’absolu, c’est une somme importante mais dans notre métier, c’est extrêmement symbolique.
Ce qui est intéressant, c’est que lorsque nous regardons la présentation de Tikehau en 2004 qui avait alors la profondeur d’une société gérant 4 millions d’euros (contre 11 milliards d’euros à présent), nous y retrouvons cette philosophie singulière qui nous anime encore aujourd’hui. Malgré le chemin parcouru, nous avons en effet assez peu dévié de notre ambition initiale. Nous avons organisé et institutionnalisé notre activité, sans pour autant nous écarter de notre objectif.
Vous vous définissez comme des entrepreneurs de la finance ? quelle est votre philosophie entrepreneuriale ?
Mathieu Chabran :
La perception du terme de finance peut-être ambivalente, la finance étant souvent appréhendée comme quelque chose d’abstrait, de spéculatif, associée aux traders, etc. Dans notre logique, les termes « financer » et « financement » résonnent dans le mot « finance ».
Il est question de mettre à profit des techniques que nous avons apprises à travers nos expériences dans les banques. Suite à la crise financière de 2008 et à l’évolution de l’environnement réglementaire en 2011, ces banques traditionnelles ont laissé la place à des modèles plus entrepreneuriaux. L’expression « entrepreneur de la finance » peut parfois être mal perçue ou mal comprise. Si je devais résumer notre job, je dirais que nous sommes un acteur de la transformation de l’épargne et que nous la redirigeons vers les canaux fertiles de l’économie.
A un moment où il n’y a jamais eu autant d’épargne dans le monde, et où les acteurs traditionnels sont sous contrainte, soit de capitaux propres, soit réglementaire, des plateformes plus agiles, telles que la nôtre, ont une carte à jouer et constituent un maillon clef du financement des entreprises et de l’économie. Car avec la crise les besoins de financement des entreprises n’ont pas disparu. Il fallait donc leur apporter des solutions. C’est ce que nous avons contribué à faire.
Quant au concept d’entreprenariat, caractérisé par l’alignement d’intérêt et l’exposition capitalistique personnelle, il est porté par la notion d’indépendance, d’agilité et de réactivité. L’entrepreneur incarne l’esprit d’indépendance, avec la possibilité d’être contrariant et en rupture avec les schémas établis. Lorsqu’en 2008-2009, tout le monde ferme les écoutilles, nous décidons de nous positionner sur le marché de la dette, à la fois secondaire car les acteurs doivent vendre des actifs, mais aussi sur des nouvelles stratégies où il faut se positionner sur de nouveaux modes de financements.
Il nous semble essentiel à l’image de n’importe quels entrepreneurs dans des secteurs plus traditionnels, d’être des actionnaires acteurs du développement de la société. Les associés de Tikehau Capital investissent leur capital aux côtés de nos clients, ce qui est loin d’être toujours le cas dans ces métiers-là.
Antoine Flamarion :
Cet alignement d’intérêt, véritable garantie pour nos actionnaires et investisseurs, est une des pierres angulaires de notre philosophie. Créer une entreprise, c’est accepter de se mettre en danger car dans la majeure partie des cas, on renonce à une situation professionnelle confortable et stable. Nous avons franchi le pas en 2004 avec Mathieu. Puis, l’histoire de Tikehau Capital s’est écrite au fil du temps.
Comment avez-vous imaginé et conduit la croissance de Tikehau ? Quel est le fil conducteur de votre stratégie de développement ?
Antoine Flamarion :
Nous sommes l’un et l’autre passionnés par les services financiers. En pleine mutation, la révolution du secteur financier s’est accélérée de façon assez extraordinaire depuis la crise, avec notamment « la désinternalisation ». Il s’agit de business qui se sont lancés et développés en marge des banques. Nous avons eu l’ambition et l’envie de devenir un acteur européen original et innovant dans ces métiers. A titre d’exemple, lorsque le régulateur a autorisé leur création en 2008, nous avons été les premiers à nous lancer sur les fameux FCP (fonds communs de placement).
Nous avons toujours essayé d’être pionnier et inventif. Le fil directeur de notre projet étant de créer, construire et développer, à l’image de bâtisseurs.
Aujourd’hui, nous disposons de sept bureaux à travers le monde, près de 200 collaborateurs nous ont rejoints et nous avons financé à ce jour 175 entreprises. Chaque étape participe à la construction de notre futur. Nous avons créé un effet de surprise en ouvrant à Londres. Personne ne nous y attendait car la capitale britannique est le lieu où il y a le plus de sociétés d’investissement et d’asset management. Nous avons essayé de nous différencier à travers nos recrutements et le développement de nos activités.
L’ouverture d’un bureau à Singapour n’était pas dénué d’originalité : il était en effet assez atypique pour des sociétés européennes dans les services financiers d’ouvrir un bureau dans cette cité-État d’Asie du Sud-Est. Deux ans après, la société d’investissement singapourienne Temasek est devenue l’un de nos actionnaires et nous faisons désormais énormément de choses avec eux. Nous sommes très honorés de leur confiance et fiers de ce partenariat qui a été structurant pour nous.
Mathieu Chabran :
Notre modèle est différent des autres acteurs du marché : nous avons en effet des fonds propres importants et bénéficions d’un alignement d’intérêts très important puisque le premier actionnaire est le management – point assez rare dans l’industrie financière – et nous investissons dans tous nos produits, aux côtés de nos clients. En investissant aux côtés de nos clients, nous affichons notre conviction et plaçons la confiance et l’intérêt mutuel au cœur de notre activité. Nous sommes indépendants et nous avons décidé de nous développer de manière indépendante mais avec une approche partenariale forte, qui s’inscrit dans la durée. À la différence d’autres sociétés, nous avons beaucoup investi dans le capital humain : nous avons toujours recruté des personnes de talent dans les différents métiers, pas seulement dans l’investissement et le front office.
Dette d’entreprises, immobilier, private equity : comment se ventile l’activité de Tikehau ?
Antoine Flamarion :
Nous avons développé quatre lignes de métier, tournées vers le financement de l’économie des entreprises et sous-tendues par la même philosophie : l’alignement d’intérêts, une vision long terme et des investissements en fonds propres importants.
La dette privée représente un peu moins de 50% de nos activités. Elle concerne le financement des entreprises à qui nous prêtons de l’agent. Nous fabriquons des instruments de dette pour les aider à se développer en transformant l’épargne de grands investisseurs institutionnels soit, in fine, l’épargne d’épargnants français ou étrangers. Une grande partie de l’épargne se trouvant dans des contrats d’assurance vie, nous permettons donc à des sociétés de taille moyenne de se développer.
Nous avons financé 175 entreprises dans la plupart des secteurs en intervenant parfois sur des thématiques particulières. Nous sommes, par exemple, associés avec Sofiprotéol (propriété du groupe agro-industriel Avril, Ndlr) pour financer le secteur agroalimentaire.
Notre second métier consiste à investir en fonds propres en minoritaire, souvent dans le cadre d’augmentations de capital, pour aider des entreprises qui, dans le cadre d’une vision long terme, préfèrent disposer de fonds propres plus tôt que de la dette. Nous ne pratiquons pas de LBO (rachat d’entreprise par endettement, Ndlr). Nous ne rachetons pas d’entreprises dans une logique purement financière. Nous nous positionnons vraiment comme un investisseur minoritaire aux côtés de familles et d’entrepreneurs et avons pour objectif d’apporter des solutions avec du capital de long terme, flexible et patient. Nous finançons donc aussi par ce biais l’économie des entreprises, mais cette fois-ci, en fonds propres.
L’immobilier est notre 3ème ligne de métier. D’ailleurs, la première opération de Tikehau Capital, réalisée en 2004, fut une opération immobilière. Nous achetons des portefeuilles à des entreprises, ce qui constitue un moyen de les financer. Les entreprises encaissent des capitaux et ensuite nous signons des baux longs termes. A titre d’exemples, nous avons acquis un portefeuille de 36 magasins Mr Bricolage en 2014, mais aussi une partie du portefeuille immobilier d’EDF.
Notre 4ème métier est plus financier : il s’agit de la gestion de fonds plus traditionnels (SICAV et FCP) positionnés sur des stratégies de niche. Il est encore une fois question de dettes : des dettes subordonnées émises par les banques et des dettes à des entreprises plus endettées (dettes au rendement, Ndlr).
Comptez-vous poursuivre votre politique de diversification ?
Antoine Flamarion :
Nous souhaitons consolider nos fondamentaux autour de nos quatre métiers tout en incubant, en parallèle, d’autres stratégies et d’autres secteurs. Nous sommes en phase de lancement d’un fonds « MedTech » à Singapour avec un partenaire spécialiste du secteur. Nous avons toujours été curieux d’esprit, même si, in fine, notre objectif reste la qualité des rendements pour nos investisseurs et pour nous. Nous poursuivrons donc nos initiatives et avons d’autres projets pour l’avenir.
Comment comptez-vous accélérer votre développement à l’international ?
Antoine Flamarion :
À ce jour, 77% de nos investisseurs sont français, contre 87% l’année dernière, et 100% il y a trois ans. Cette évolution illustre bien notre internationalisation, soutenue par les bureaux que nous avons ouverts à Milan, et plus récemment à Madrid et Séoul. Notre enjeu est d’être un acteur pan-européen plus fort et continuer à diversifier notre base d’investisseurs étrangers. Du côté des investissements, bien qu’il nous arrive de faire des opérations l’étranger avec nos partenaires, le cœur de nos activités se situe en Europe.
Comment devenir le leader européen de la gestion alternative ?
Antoine Flamarion :
Tous ces métiers sont des métiers d’échelle : plus vous grossissez, plus vous embauchez des équipes talentueuses, plus vous disposez d’une infrastructure importante, plus vous pouvez envisager des opérations importantes. En analysant notre évolution, nous constatons que notre croissance fut très rapide : nous sommes partis avec 4 M€, nous sommes à 11 Mds€ aujourd’hui, et nous avons pour objectif d’atteindre les 13 Mds€ en fin d’année.
Quelles sont vos ambitions en matière de croissance externe ? Quels types de société ciblez-vous ?
Antoine Flamarion :
Nous avons toujours regardé de près les sujets de croissance externe. L’année dernière, nous avons acheté l’activité dette privée de Lyxor UK. Le fait de disposer de fonds propres importants, ce qui est très rare dans les sociétés de gestion, nous permet, lorsqu’on le souhaite, de faire de la croissance externe. Lorsque vous êtres entrepreneur, le fil rouge est souvent de développer et de construire de manière organique ou à travers des opérations de croissance externe. Nous sommes aujourd’hui dans un cycle où tout est assez cher, il ne faut donc pas être trop pressé et faire preuve de patience, une des vertus cardinales de l’entrepreneur.