L’insolent succès des pionniers suscite des vocations. Si toutes les entreprises qui se revendiquent comme les nouveaux Airbnb ou Uber ne réussiront probablement pas, une nouvelle économie est en train de naître.
Au carrefour de l’économie du partage, de l’innovation numérique, de la recherche de compétitivité et des nouvelles attentes des consommateurs, ce phénomène a vu naître en quelques années de nouveaux acteurs, dont la croissance et la valorisation atteignent des sommets.
Ainsi, Airbnb, lancé en 2008, «vaut» pratiquement autant que le géant de l’hôtellerie Hilton, pour un CA 10 fois inférieur (environ 800 M€ contre plus de 8 Mds€). Pour Grégoire Leclercq, cofondateur avec Denis Jacquet de l’Observatoire de l’Ubérisation, ce néologisme désigne tous «les changements rapides des rapports de force grâce au numérique».
Une définition qui a le mérite de couvrir largement le spectre des domaines de l’économie qui peuvent être impactés par cette véritable révolution.
Tout le monde concerné
Comme l’explique le sociologue Rémy Oudghiri, membre du comité de pilotage de l’Observatoire de l’Ubérisation : «Depuis que Maurice Levy a utilisé le terme d’ubérisation au cours d’une interview en décembre 2014, ce mot s’est répandu comme une traînée de poudre. Si chacun s’est emparé du concept, il n’est pas sûr que tous entendent la même chose.
D’une manière générale, il désigne trois dynamiques principales qui sont aujourd’hui à l’œuvre dans la société française : la généralisation du numérique, le besoin de nouvelles valeurs et une nouvelle relation à la consommation. Chacune d’entre elles contribue à remettre en cause les cadres traditionnels de l’économie et de la gestion des entreprises».
Car, au-delà de certains secteurs emblématiques comme le transport de personnes ou la location entre particuliers, l’ubérisation est une véritable lame de fond qui touche toute l’économie traditionnelle des services.
Si Uber bouscule en profondeur le métier de taxi en offrant un service moins cher et souvent jugé plus agréable, ou Airbnb concurrence l’hôtellerie traditionnelle en proposant sur sa plate-forme Internet 1,5 millions de lits chez des particuliers, accessibles simplement et rapidement, d’autres professions sont à leur tour touchées : les libraires et les éditeurs, Amazon permettant aux auteurs de publier leur œuvre de façon électronique ; les banques confrontées aux plates-formes de financement en direct pour les entreprises (crowdlending) ou entre particuliers (peer-to-peer lending) ; mais aussi les restaurateurs, les avocats, les notaires…
Consommateurs et entrepreneurs
«C’est le fait le plus marquant des dix dernières années : les consommateurs ont aujourd’hui la possibilité de contourner les acteurs traditionnels avec une facilité de plus en plus déconcertante. Il leur suffit de prendre contact les uns avec les autres sur des plate-formes dites “collaboratives” pour vendre, acheter, louer, échanger, créer, financer…», explique Rémy Oudghiri.
En d’autres termes, les consommateurs ne se contentent plus d’être passifs. Car 62% des Français disent aspirer à une société très différente, avec plus d’ouverture, de libertés, de possibilités d’entreprendre.
«Un nouvel état d’esprit se propage dans des milieux sociaux très différents qui plébiscitent les valeurs de débrouille, d’assouplissement des contraintes et le besoin d’accomplissement individuel». Mais cette nouvelle donne remet en cause bien des acquis.
Ubérisation : les Français partagés
En 2015, le conflit entre les chauffeurs de taxi et Uber a révélé que des pans entiers de l’économie étaient vulnérables. Un dilemme que Rémy Oudghiri analyse ainsi : «Les succès des nouvelles pratiques ont en effet atteint une telle ampleur chez les consommateurs qu’elles menacent directement les acteurs traditionnels.
La mobilisation des chauffeurs de taxi contre l’application Uber Pop a mis le doigt sur ce qui jusque-là était resté dans les coulisses : certes, de nouveaux emplois se créent grâce aux nouvelles plates-formes, mais d’autres emplois sont susceptibles de disparaître simultanément.
Et il est à craindre, comme le souligna Robert Reich dans une tribune fracassante parue aux États-Unis en février 2015, que les nouveaux emplois créés soient précaires et mal payés». Que pensent aujourd’hui les Français de ces évolutions ?
«En tant que consommateurs, les Français sont positifs car ils voient tous les avantages qu’ils en retirent : économie, souplesse, bonnes affaires. Depuis le retournement de conjoncture de 2008, ils sont devenus extrêmement friands des formules qui leur permettent de faire des économies. Même l’argument écologique, s’il n’est pas une motivation centrale, les conforte dans leur engouement pour les pratiques collaboratives».
Mais, en tant que salariés, ils se sentent fragilisés. Si une majorité des actifs plébiscite les nouvelles technologiques, conscients des avantages qu’elles apportent à leur travail quotidien, environ un tiers d’entre eux pensent que cela va trop vite et craignent d’être dépassés. De plus en plus redoutent d’être mis sur la touche.
Concernant les nouvelles formes d’activité non salariale, les Français sont également très partagés : «53% jugent que ces nouvelles pratiques sont positives car elles permettent à des personnes d’avoir des ressources complémentaires, mais 47% pensent qu’elles créent une concurrence et mettent en danger des emplois traditionnels». Des réticences qui n’empêcheront certainement pas ces pratiques de gagner du terrain.
Accompagnement nécessaire
Face à ces mutations, les responsables politiques doivent faire en sorte que la transition économique et sociale soit la moins douloureuse possible pour les salariés et pour les organisations, et qu’elle demeure la plus bénéfique possible aux consommateurs.
Pour Grégoire Leclerc : «L’ubérisation va petit à petit modifier notre relation au travail, notre modèle social, nos réflexes juridiques. Il va falloir y répondre et accompagner le mouvement. Loin des modèles 100% salariaux, les Français recherchent l’indépendance, la liberté de travailler et de s’offrir des services entre eux.
Et il va également falloir adapter les modèles du passé pour les transformer en systèmes collaboratifs, qualitatifs et économiques». Mais, dès aujourd’hui, l’ubérisation représente également des opportunités pour les entrepreneurs imaginatifs.