Tribune. Le 27 janvier 1973 furent signés les Accords de paix de Paris sur le Vietnam qui étaient des accords d’armistice prévoyant principalement le départ des troupes américaines et l’échange de prisonniers. En ce samedi 27 janvier, Paris était calme et le temps magnifique. Dans le Quartier latin, rue Saint-Jacques, deux étudiants vietnamiens qui venaient d’apprendre la nouvelle étaient euphoriques comme ils ne l’avaient sans doute jamais été à ce point dans toute leur existence car ils avaient l’âge de la guerre du Vietnam. Mais le retrait des Américains, qui avaient succédé aux Français, n’apporta pas la paix immédiate et la poursuite de l’affrontement entre le Nord et le Sud se solda par la chute de Saigon le 30 avril 1975.
L’histoire de la guerre n’était pas pour autant terminée dans la région avec notamment le conflit du Cambodge qui ne serait finalement réglé qu’au début des années 90.
La guerre, une spirale infinie
La guerre, au-delà des pertes humaines et des destructions matérielles, est une spirale infinie même lorsqu’elle n’est plus visible car elle gangrène les esprits, entretient le désir de revanche ou donne tout au moins lieu à des représentations mentales négatives et paralysantes. Les lointains souvenirs de la destruction de la flotte russe en 1904 par le Japon, dont les premiers effets différés ne furent pas sans rapport avec la révolution de 1905 en Russie, empêchèrent sans doute l’apurement du contentieux territorial russo-japonais en 1992-1993 sous la présidence de Boris Eltsine.
La Russie et le Japon ne sont toujours formellement pas en paix, 77 ans après la fin du second conflit mondial. Deux économies complémentaires auraient pu contribuer pleinement au développement d’une fructueuse relation, en particulier à la modernisation technologique de la Russie, et la « face » de l’Asie ne serait aujourd’hui pas la même.
Des sanctions économiques supportables ?
À propos de la guerre en Ukraine, des experts militaires pronostiquent un conflit de longue durée. Mais l’on ne peut se satisfaire de ce pronostic et il faut bien à nouveau citer Clemenceau selon lequel « la guerre est une affaire trop sérieuse pour être laissée aux seuls militaires ». En effet, l’analyse ne peut être limitée aux seules capacités militaires et à leur emploi et la dimension économique est susceptible de peser aussi puissamment tant sur les belligérants directs que leurs soutiens.
Si les sanctions affectent la Russie, les perturbations de l’économie mondiale qui en résultent et les conséquences directes de la guerre elle-même – à l’exemple du rôle joué avant le conflit par l’Ukraine en tant que « grenier céréalier » du monde notamment pour la Chine, – peuvent-elles être supportables dans la durée pour l’ensemble des économies déjà fragilisées par les conséquences de la pandémie ?
Et puis, il faut évoquer les conséquences mentales d’une guerre vécue en direct, de la contemplation de destructions de l’ampleur, comme à Marioupol, de Berlin en 1945 et du constat accablant de crimes de guerre massifs et répétés. Armements, alliances, violations du droit de la guerre et juridictions internationales, budgets militaires, armes nouvelles hypersoniques, banalisation du langage de la dissuasion, sont devenus des thèmes obsessionnels en ces temps d’anachronismes et d’un conflit que l’on aurait imaginé dans un autre âge.
Dans ce contexte, car cette guerre représente aussi pour nous une crise profonde – qui ne se réduit pas au retour d’une forte inflation en Europe -, nous devons à ce stade nous interroger sur les scénarios possibles – en nous aventurant sur ce terrain avec la prudence requise -, en nous demandant en particulier ce qu’il est possible de faire pour endiguer le désastre et en limiter les effets à long terme? Y a-t-il une sortie de guerre et selon quelles modalités ?
Dans une guerre, l’on ne peut méconnaître la « vérité » du théâtre d’opération. Richard Nixon, qui s’était engagé dans un processus en vue de la paix au Vietnam dès sa prise de fonction en janvier 1969, avait fait précéder la phase finale des discussions diplomatiques à Paris de terribles bombardements sur le Nord-Vietnam destinés à renforcer la position de négociation des Etats-Unis.
L’Ukraine ne négociera pas « un révolver sur la tempe », selon la formule plusieurs fois utilisée et elle sera de moins en moins encline à procéder ainsi alors qu’elle a rétabli des positions menacées sur le terrain, d’abord autour de Kiev puis désormais dans l’Est du pays. Reste le Sud entre la mer d’Azov et la Transnistrie. Elle sera d’autre part d’autant plus réticente à faire confiance à la diplomatie qu’elle a été échaudée par le non respect du Protocole de Budapest de 1994. Ce Protocole, pour lequel se sont portés garants la Russie, les Etats-Unis et le Royaume-Uni était lié à la restitution des armes nucléaires stationnées sur le sol ukrainien et Kiev constate aujourd’hui que cet accord n’empêche pas même des menaces voilées venant de Moscou relevant du langage de la dissuasion.
Un cessez-le-feu, condition sine qua non
Quoi qu’il en soit, un cessez-le-feu reste toujours un objectif à atteindre. Il est même la condition de la négociation face à la Russie. Il est d’autant plus urgent que la prolongation de la guerre, sauf à imaginer un effondrement de l’un des protagonistes, compliquera par l’ampleur des rancoeurs accumulées les discussions en vue d’un règlement. Mais celui-ci pourrait être, à ce stade, envisagé selon les lignes suivantes.
Ce qui ne paraît pas négociable du côté de l’Ukraine est le recouvrement de la souveraineté sur l’ensemble du territoire. La question se pose alors de la délimitation de ce dernier. En effet, même si l’annexion de la Crimée par la Russie en 2014 n’a pas été reconnue par la communauté internationale, « l’appartenance » de la péninsule à la Russie – qui invoque l’histoire et où elle a des intérêts stratégiques avec notamment la présence de sous-marins nucléaires – sera très certainement considérée comme non négociable par Moscou.
S’il a semblé après le retrait des forces russes de la région de la capitale ukrainienne que la Russie semblait se concentrer sur le Donbass pour le conquérir, il apparaît désormais que cet objectif ne sera pas facile à atteindre. Si l’Ukraine parvenait de repousser l’ensemble des forces russes jusqu’aux frontières internationalement reconnues dans la région, comme elle y est parvenu dans la région de Karkhiv, la question de l’autonomie de certaines entités russophones tournées vers la Russie continuerait à se poser. La réponse à ce problème se situera dans le prolongement des accords de Minsk qui devront être précisés et surtout mis en oeuvre avec des garanties renforcées dont les modalités devront être précisées.
La question du sud de l’Ukraine est, à ce stade, tributaire des affrontements qui s’y déroulent. Le risque pour l’Ukraine est qu’un « conflit gelé » sur une zone reliant la mer d’Azov à la Moldavie ne s’y établisse handicapant fortement sur le plan économique le pays dès lors privé de l’accès à la mer Noire, pesant globalement sur le développement de la démocratie ukrainienne et bridant ses aspirations à rejoindre l’ensemble européen. L’enjeu du Sud est donc fondamental.
Le traitement de l’ensemble de ces questions déterminera les engagements qui seront pris par les parties et les garanties qui seront apportées à celles-ci. La question de l’appartenance de l’Ukraine à un ensemble économique européen ou à un système de sécurité occidental sont les principales questions pendantes à ce stade. Si la perspective européenne pour Kiev ne fait plus guère de doute, quels que soient les modalités et le calendrier retenus, Le Président ukrainien confirmera-t-il à la lumière des développements sur le terrain le « renoncement » dont il avait fait état à une appartenance à l’Alliance atlantique?
Pour la Russie, la levée graduelle des sanctions, selon un calendrier déterminé par la mise en oeuvre des autres accords conclus, sera déterminante. On peut aussi imaginer qu’une « perspective » européenne soit offerte pour le plus long terme à Moscou, selon des spécificités à déterminer, et même que soit fixé l’horizon d’une nouvelle architecture de sécurité sur le continent impliquant la Russie. L’OTAN, malgré son regain dû à l’invasion russe et son élargissement attendu, n’est en effet pas une structure immuable et celle-ci dépendra notamment de l’engagement des Etats-Unis en fonction de leurs priorités à l’échelle mondiale.
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Dans Orages d’acier (In Stahlgewittern),ouvrage majeur d’Ernst Jünger des Journaux de guerre de 1914-1918, ce dernier avait écrit: « J’ai souvent vu les rêveurs perdus, dans leurs lits de blessés, devenus étrangers au fracas de la bataille, à l‘exaltation violente des passions humaines qui continuaient à déferler autour d’eux ». L’écrivain ne nous encourageait pas à la fuite, mais au contraire enseignait une forme de résilience pour surmonter la douleur extrême physique et morale.
Ernst Jünger passa quinze ans de sa vie sous l’uniforme, il se signala par de nombreuses polémiques contre le Traité de Versailles et la République de Weimar. Mais ce « bon Allemand », combattant de toute la première guerre mondiale sur le front Ouest, jusqu’à son ultime blessure, la quatorzième, en août 1918, évolua à partir de ses positions nationalistes faisant l’apologie du régime prussien et devint même un amoureux du pays qu’il avait combattu. Il fit même penser à l’officier allemand von Ebrennac dans Le Silence de la mer de Vercors dont ce dernier pensa même qu’il l’avait inspiré.
Dans les dernières années d’une vie de près de 103 ans, Ernst Jünger qui voyagea beaucoup et finit pas se consacrer entièrement aux chats, aux livres et à l’entomologie, avait coutume de dire « Une année sans voir la Méditerranée n’est pas une année ». Un Ernst Jünger russe, combattant de l’armée ennemie de l’Ukraine et chantre de la réconciliation, sera nécessaire dans une vision à long terme. Nous pourrons l’entendre avouer, à propos de lieux où il aura peut-être même grandi ou dont sa famille était originaire: « Une année sans le Dniepr et Odessa n’est pas une année ».
La guerre aura alors été terminée depuis longtemps par rapport aux buts qui lui avaient été assignés, contre les néo-nazis et l’OTAN. La guerre en Ukraine aura été au XXIe siècle un égarement anachronique du siècle précédent, un résidu de deux conflits mondiaux: l’invasion de la Pologne en 1940, la guerre des positions du premier conflit mondial dans le Donbass, les tranchées de 1914-1918 dans l’usine d’Avozstal à Marioupol, mais aussi parfois – aussi étrange que cela paraisse – le patriotisme et un esprit chevaleresque de 14-18, le déferlement de la barbarie, y compris sous le couvert d’une religion dévoyée au service du pouvoir. Cette guerre, la Russie ne l’aura pas gagnée et l’Ukraine ne l’aura pas perdue.
Patrick Pascal
Ancien Ambassadeur et Président du Groupe Alstom à Moscou pour la Russie, l’Ukraine et la Biélorussie.
Fondateur et Président de Perspectives Europe-Monde.
Pour en savoir plus :
www.perspectives-europemonde.com
Patrick Pascal est également l’auteur de Journal d’Ukraine et de Russie (VA Éditions)
Disponible fin mai 2022 auprès de VA-EDITIONS.FR