Patrick PASCAL, Ancien Ambassadeur, Fondateur et Président de Perspectives Europe-Monde
Le monde baroque fut historiquement lié à la Contre-Réforme et s’avéra une révolte contre l’austérité, l’éloignement de la nature et pour tout dire contre une forme de conservatisme; ce soulèvement intellectuel et artistique conduisit à une exubérance décorative et à l’explosion des sens. Le mouvement fut aussi l’expression d’un monde instable en contrepoint du classicisme; nous vivons désormais dans un temps où le système international est extrêmement volatile, où les sociétés s’affranchissent de toute règle en voulant par exemple contrôler – de manière prométhéenne – tant le début que la fin de vie, ce qui n’est pas sans comparaison avec ce grand moment de la civilisation européenne historiquement daté.
L’essence du Baroque
L’essence du Baroque du XVIème au XVIIIème siècle est fondamentalement une opposition entre l’ombre et la lumière. La légèreté alterne avec la somptuosité des pièces sombres quand il s’agit de la musique. L’approche est mi-grave, mi-voluptueuse, dans la tradition des grandes figures de la Renaissance italienne du Quattrocento, tel Laurent de Médicis dit encore Le Magnifique. Il est vrai que nous cultivons souvent l’amour de l’ombre comme Xerxès dans le célèbre Largo Ombra mai fu (l’ombre n’a jamais été) de l’opéra de Händel. Mais c’est en vain car la lumière peut s’imposer aussi à nous, malgré nous.
Finalement, le Baroque a une orientation résolument optimiste. La lumière triomphe, par exemple de la Reine de la Nuit, incarnation du mal (« un vautour avec la voix d’un rossignol »), dans La Flûte enchantée de Mozart, opéra maçonnique par excellence traduisant une déchristianisation avant l’heure, mais empreint de spiritualité avec le culte d’Isis et d’Osiris hérité de l’Antiquité égyptienne. Le Grand prêtre Sarastro conclut l’opéra par l’évidence et la sagesse selon laquelle: « Die Strahlen der Sonne vertreiben die Nacht » (les rayons du soleil chassent la nuit). Le parcours initiatique nous conduit en effet de la nuit parsemée d’étoiles au jour resplendissant de soleil. Pouvoir, bravoure, amour naturellement mais associé à la vertu, travail, arts, amitié, vérité et finalement harmonie (Macht, Tapferkeit, Liebe/Tugend, Arbeit, Künste, Freundschaft, Wahrheit und Harmonie), au son de la flûte protectrice, sont le fil conducteur et les concepts clés et repères de l’existence.
Réforme et Contre-Réforme
Paradoxalement, la Contre-Réforme, mouvement échevelé orienté contre le Protestantisme, finit par rétablir les ordres religieux, sinon l’ordre, et les Jésuites furent parmi les plus actifs au sein de ce mouvement général. Mais dans ce monde baroque, l’Eglise catholique – mais l’on pourrait parler aussi des forces centrifuges au sein de l’Islam, jusqu’à son expression la plus extrémiste – se trouve sans doute aujourd’hui à un moment qui s’apparente à celui de la Réforme protestante. Quelques similitudes de situation peuvent même être identifiées avec l’Allemagne du XVIème siècle.
Il s’agissait alors de faire face aux dysfonctionnements de l’Eglise romaine (cf. les « curetons » débauchés; les Papes se comportant en souverains, tel Léon X, fastueux mécène, fils de Laurent le Magnifique) dans un climat de profond désordre économique et social (cf. la Guerre des Paysans de 1525). Il faudrait ici parler de Thomas Münzer – l’un des chefs religieux de la Guerre des Paysans et l’un des grands protagonistes de la Réforme – tout autant que de Martin Luther qui prit finalement le parti des puissants (« Chers seigneurs, poignardez, pourfendez, égorgez à qui mieux mieux ») et mit fin au protestantisme révolutionnaire. L’inspiration essentielle du mouvement de la Réforme fut qu’il fallait revenir aux origines du Christianisme, c’est-à-dire dans la pratique aux écritures. (cf. « le véritable trésor de l’Eglise, c’est le saint Evangile », selon les thèses de Wittemberg). Pour Luther, auteur de ces thèses affichées à la veille de la Toussaint 1517, « un chrétien est le maître de toute chose et n’est le sujet de personne », ce qui est l’affirmation de la libre interprétation (sola fide), sinon du libre arbitre.
Crise de conscience européenne
Il faudrait relire Paul Hazard et son ouvrage La Crise de la conscience européenne (1680-1715) publié en 1961. Le grand basculement de la civilisation européenne est analysé à la fin du règne de Louis XIV. Le XVIIème siècle aima les contraintes, les dogmes, l’autorité alors que le XVIIIème siècle les détesta, nous dit l’auteur; au droit divin, s’opposa le droit naturel; à une société de classes, le principe de l’égalité; au siècle de Bossuet, succéda celui de Voltaire. L’homme devint la mesure de toute chose, mais il faudrait parler aujourd’hui d’individualisme et même d’un égoïsme abyssal; après la société des devoirs, c’est celle des droits que l’on sort de sa poche comme une arme létale. Le manque de cohérence des temps nouveaux réside, en tout cas à l’Ouest, dans la recherche d’une liberté totale, sans la moindre entrave, qui soit en même temps garantie par la protection et le confort d’un l’ordre classique ayant disparu.
Dans sa recherche éperdue du bonheur, l’Europe a oublié aussi qu’elle n’est plus seule au monde; l’Occident globalement a du mal à accepter ces nouvelles réalités. Au lieu de la stabilité du monde, il faudrait parler d’une agitation sans boussole. Blaise Pascal disait que « le plus grand malheur de l’homme est qu’il ne sait pas rester au repos, dans sa chambre ». Si Racine pouvait se limiter à Paris, cela est devenu inconcevable à l’époque des voyages et aussi des migrations.
La question des finalités n’est plus posée: on vit dans le présent et non plus pour l’éternité; la crainte de Dieu a disparu et le Vatican, même pour beaucoup de catholiques, puisqu’il s’agit de se référer principalement à une Europe aux origines chrétiennes, n’est plus souvent perçu que comme une organisation non gouvernementale (ONG); la spiritualité n’a pas entièrement disparu, et ce ne sera d’ailleurs jamais le cas, mais elle se situe en dehors des églises et même parfois contre elles.
S’il ne s’agit de parler que de la France, elle n’a plus la primauté du Grand Siècle à l’échelle du continuent européen, voire alors du monde. Elle s’affirma en son temps après une Italie qui n’était plus que la terre des orangers et des ruines (cf. Goethe et sa nostalgie de l’Italie: « Kennst-du das Land wo die Zitronen blühen?, im dunklen Laub dis Goldorangen glühen »). À Versailles, centre du monde, l’on captait les eaux grâce à des bassins et fontaines spectaculaires; mais tout s’est transformé en un mouvement qui paraît incontrôlable.
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Réforme et Contre-Réforme s’affrontent aujourd’hui, dans un grand fracas, à l’intérieur des sociétés comme sur la scène internationale, où un monde nouveau dérégulé et multipolaire émerge et où la démocratie prétend combattre les autocraties. Nietzsche distingua l’esprit apollinien – fait de rationalité et de lumière, symbolisé par l’esprit français, de l’esprit dionysiaque – fait de pulsions et de passions mais aussi de profondeur -, caractéristique de la pensée et de la sensibilité allemandes. Mais une telle séparation mentale est-elle encore valable en Europe ou ne s’impose-t-elle pas aujourd’hui à l’échelle du monde sous la forme d’un choc des civilisations ?
Si le Baroque a accompagné la Contre-Réforme, il a aussi précédé le classicisme dont la France fut la plus éclatante incarnation au Grand Siècle. « Le classicisme est un romantisme maîtrisé », considéra André Gide. Le grand mouvement de l’histoire est donc pendulaire et cyclique, mais la révolution de la personne qui succédera au culte de l’individu sera toujours possible et elle pourra à nouveau transformer l’univers.
Patrick PASCAL
Ancien Ambassadeur
Fondateur et Président de Perspectives Europe-Monde