Je m'abonne

Véronique Chapuis : « L’Intelligence Juridique se développe pour répondre à une demande de l’Intelligence Economique »


Quels sont les enjeux relatifs à l’utilisation du droit en Intelligence économique et au développement de l’intelligence juridique en France ? Entretien avec Véronique CHAPUIS, directrice du programme MBA Executive Intelligence Juridique de l’École de Guerre Economique et fondatrice et CEO de LEX Colibri. La notion d’intelligence juridique est encore peu...

Véronique CHAPUIS, directrice du programme MBA Executive Intelligence Juridique de l'École de Guerre Economique et fondatrice et CEO de LEX Colibri.

Quels sont les enjeux relatifs à l’utilisation du droit en Intelligence économique et au développement de l’intelligence juridique en France ? Entretien avec Véronique CHAPUIS, directrice du programme MBA Executive Intelligence Juridique de l’École de Guerre Economique et fondatrice et CEO de LEX Colibri.

La notion d’intelligence juridique est encore peu diffusée, même chez les professionnels du droit. Pourriez-vous, en quelques phrases, résumer et vulgariser cette notion pour que chacun puisse en avoir la meilleure compréhension possible ?

Véronique Chapuis : L’Intelligence Juridique se développe aujourd’hui pour répondre à une demande de l’Ecole de Guerre Economique de mieux comprendre les stratégies d’influence par le droit, les rapports de force et les logiques de dépendance. Cette demande fait suite aux signaux faibles et aux constats avérés de l’usage du Droit comme arme de guerre économique. L’utilisation la plus connue est celle de l’extraterritorialité de certaines lois (par exemple : la loi américaine de lutte contre la corruption ou les lois européennes et françaises de protection des données personnelles) qui va avec le développement de la puissance de l’administration du pays émetteur, en tant qu’arme nécessaire pour faire respecter cette loi dans des pays étrangers (par exemple : la puissance du DOJ (Department of Justice) des États-Unis qui dispose de moyens importants pour enquêter, poursuivre, emprisonner des étrangers mais aussi pour contrôler pendant plusieurs années les sociétés sanctionnées avec une intrusion sans limite). D’autres éléments de conquête sont moins connus mais tout aussi efficaces : certains exploitent certaines failles du droit (par exemple, les faiblesses des lois françaises sur les investissements qui permettent à des investisseurs étrangers d’acheter des actifs stratégiques, par leur nombre ou par les promesses qu’ils portent, passant sous les radars du contrôle des investissements) quand d’autres exploitent le capital humain en offrant des rémunérations attractives ou quand d’autres encore commercialisent des outils numériques qui formatent les pratiques et la pensée par ricochet alors que l’industrie des legal tech se développe seulement en France.

L’Intelligence Juridique se définit donc comme l’ensemble des méthodes, des moyens et des techniques permettant à un acteur public ou privé de comprendre l’environnement juridique de droit dur et de droit souple qui s’applique à lui ou qui l’impacte et de mettre les enjeux juridiques en lien avec les enjeux politiques, opérationnels, économiques, sociétaux, financiers, sociaux, scientifiques et autres pour évaluer les impacts, les opportunités et les risques en vue de concevoir des solutions juridiques ou stratégiques, financières, scientifiques, techniques, sociales ou autres en fonction du besoin.

Grâce à l’Intelligence Juridique, le juriste, quel que soit son métier, apprécie les impacts juridiques des stratégies, projets et systèmes ainsi que les impacts « business » du droit pour capter l’information décisive qui peut être utile au décideur. Il émet des grilles de lecture avec une vision 360 et une approche 5i© (inter-métiers, interculturel, intergénérationnel, inter-pays, international) permettant une lecture simple et pragmatique mettant le décideur en capacité d’intégrer le droit dans la conception des stratégies, projets et systèmes, au même titre d’un autre paramètre. Grâce à la prospective qu’il fait et à un dialogue établi avec les spécialistes d’Intelligence Economique, il est à même de convaincre pour inciter les acteurs étatiques, économiques, sociaux ou autres à tenir compte de nouvelles tendances d’usage du droit (par exemple la tendance à imposer une responsabilité illimitée en cas de non-respect des obligations de confidentialité), créer du droit, clarifier une décision de justice ou soutenir l’évolution des métiers du droit et des legaltech pour préserver leur compétitivité. Son image de Cassandre s’efface au fur et à mesure qu’il devient un Juriste Stratège.


Vous déplorez, dans de précédentes interventions, le déficit d’intégration des réalités juridiques dans les processus de décision des entreprises. Comment réussir à sensibiliser les dirigeants d’entreprise à la nécessité d’une stratégie juridique solide en amont de tout projet ?

Véronique Chapuis : La sensibilisation des dirigeants aux avantages d’une stratégie juridique construite en amont se fait en général sur le terrain. Les dirigeants impliqués dans des grands dossiers juridiques ou confrontés à des contentieux acquièrent une sensibilité à la matière qui change leur écoute pour le conseil juridique. Mais le mode de fonctionnement actuel reste encore basé sur des pratiques historiques qui consistent à consulter le juriste a posteriori pour « relire », s’assurer de la conformité au droit ou quand il y a un problème ou un contentieux. On l’a entendu encore récemment quand le Medef rappelait cet été, que la mission du Conseil d’Etat était de dire le droit et non pas de faire de la stratégie. C’est une remarque intéressante qui reflète le rapport historique au Droit. Pourtant, le Droit étant une matière vivante dont l’objectif est de réguler la Cité au sens premier du terme ; la frontière est ténue. On constate depuis quelques années que les cycles de conception et de décision sont tellement rapides qu’une co-conception est nécessaire. Le « je décide, vous transcrivez » est dépassé : il devrait être remplacé par « je décide, nous co-construisons ». Dans le cycle de fonctionnement actuel cette démarche linéaire en séquence est une source de perte de temps.  Elle doit être remplacée par une démarche circulaire. On ne peut plus non plus, se contenter de gérer par les risques « la probabilité d’occurrence est faible » : la prévention doit être développée. Cette prévention doit être ancrée dans la manière d’appréhender le risque juridique : il ne s’agit pas d’élargir systématiquement les programmes de conformité.

La sensibilisation des dirigeants d’entreprise peut s’imaginer sur deux fronts. Sur un premier front, le développement d’une collaboration plus intégrée entre les juristes et les autres métiers serait profitable pour aider à une meilleure compréhension du droit, de sa place et de ses enjeux, mais aussi, pour une meilleure connaissance des métiers du droit et de leur mode de fonctionnement. Elle permettrait également la conception de méthodes de calcul de la valeur ajoutée du droit par exemple ou de méthodes de calcul d’impact ou de processus favorisant l’intégration du droit en amont dans les processus de conception. Mais il est essentiel d’éviter l’écueil d’une industrialisation du droit même si elle est rêvée par certains : une telle industrialisation serait contreproductive car le Droit, encore une fois, est une matière vivante régissant des rapports humains qui par essence, sont aussi inventifs, qu’évolutifs ou imprévisibles. Qui par exemple, aurait prédit que l’application du RGPD sur les réseaux allait faire émerger la guerre de l’opt-in pour chercher par tout moyen à inciter les utilisateurs web à accepter tous les cookies proposés ?

Sur un deuxième front, une formation pratique pourrait se développer pour communiquer aux futurs décideurs la compréhension du processus de pensée juridique (par exemple, le regretté professeur Jacques Ghestin rappelait que le juriste est moins libre que l’ingénieur car il est tenu par la qualification des faits et par l’interprétation de la règle), les principales clés de décision par le droit et les écueils à éviter.

Vous liez volontiers intelligence juridique et intelligence économique. Comment l’intelligence juridique peut contribuer à la protection des entreprises françaises, au même titre que l’IE ?

Véronique Chapuis : L’Intelligence Juridique se développe pour répondre à une demande de l’Intelligence Economique. L’Intelligence Economique examine le droit et ses enjeux bien sûr mais l’implication des juristes n’est pas systématique. Il y a donc une marge de progrès ; marge identifiée par l’Ecole de Guerre Economique à l’origine de la demande de déploiement de l’Intelligence Juridique pour comprendre les modes de pensée juridique, les stratégies informationnelles et les éco-systèmes. La valeur ajoutée de l’Intelligence Juridique vient de sa démarche sur 5 champs, au contraire du Droit et de l’IE qui n’apportent que le volet juridique aux réflexions de l’Intelligence Economique. L’Intelligence Juridique couvre la fabrique du droit (en comprenant le droit dur émis par le législateur mais aussi le droit souple émis par les acteurs), les tribunaux et la jurisprudence (qui sont un facteur de sécurité et donc d’attractivité), l’administration (dont les moyens d’action ne sont pas souvent étudiés), les métiers du droit (car leur évolution est un facteur essentiel de leur compétitivité : par exemple, la délocalisation de services juridiques dans des pays à bas coût est une tendance naissante à surveiller.) et enfin les legaltech ou devrait-on plutôt parler des tech car des acteurs de la tech s’intéressent maintenant au droit et aux processus juridiques (par exemple avec la dématérialisation des factures).

L’Intelligence Juridique a donc pour objectif d’apporter la « brique juridique » dans ses diverses composantes aux réflexions de l’Intelligence Economique afin de les enrichir. Là encore, on est dans l’anticipation et dans la co-construction.

Le développement de l’intelligence juridique répond aussi à l’avènement de l’open data des décisions de justice, qui rebat les cartes avec le risque potentiel de noyer les professionnels dans une masse d’informations brutes. Comment, dans ce contexte, permettre aux professionnels d’accéder à l’information la plus pertinente possible et dans les délais les plus courts, alors que la législation suit clairement une tendance inflationniste ?

Véronique Chapuis : L’open data des décisions de justice suit le courant général de l’open data qui a démarré avec les sciences en particulier. C’est la démarche en elle-même qui devrait être revue car elle ouvre l’information à tous, souvent à titre gratuit, sans sélection préalable, au motif que l’Intelligence Artificielle va permettre de capter l’information que l’on cherche ou qui est décisive. Or, en pratique, cette promesse est souvent déceptive. De nombreux professionnels commencent à revenir à l’archivage d’antan avec un classement organisé grâce à une nomenclature prédéfinie. On regrette l’époque des dossiers de couleurs qui contenaient l’essentiel et qu’on trouvait rapidement grâce au talent d’un ou d’une assistante. La mémoire était plus facile à mobiliser car voir un classement peut faire remonter des souvenirs. Aujourd’hui, on est devant une boîte noire à laquelle on doit faire confiance pour sortir l’information recherchée. La solution se trouve dans l’organisation de la collecte avec une collaboration en amont dans la conception même de cette collecte. Les archivistes ont de beau jour devant eux car l’infobésité est difficile à gérer qu’elle soit dans le domaine du droit ou dans un autre domaine. Le développement du design ou de l’infographie semble d’ailleurs être un signal qui montre la saturation des lecteurs.  On regrette aussi l’art de la formule, notamment en droit français, où l’essentiel était dit en une phrase.

Le modèle économique de l’open data devrait certainement évoluer également car l’organisation de la gratuité a un coût alors que l’accès libre profite largement à d’autres. C’est une démarche à repenser.

Véronique Chapuis : Les professionnels du Droit doivent se doter d’outils pour faire leur métier puisque nous avons la chance aujourd’hui d’avoir à disposition des innovations scientifiques et techniques qui peuvent aider. C’est une chance inouïe à ne pas laisser passer. Ces professionnels exercent leur métier avec les outils historiques qui ont peu évolué à savoir leur savoir, une feuille de papier et un crayon. Ils sont un peu comme des fantassins aux côtés d’autres corps d’armée dotés de moyens de transport et de communications.  Pourquoi ne pas acheter une voiture pour ne plus se déplacer à pied ? Il est vrai que c’est aujourd’hui une nécessité, un facteur de compétitivité à ne pas négliger. Pourtant, les investissements dans des legatech passent encore après ceux dans les logiciels financiers ou les SIRH.

Mais ce comparatif entre l’outillage numérique pour le droit et la voiture est à nuancer car l’outil numérique impacte les pratiques et même le mode de pensée. Il fait naître une envie d’accessibilité instantanée qui occulte le process juridique de conception et les risques du « document juridique industriel ». Il formate en effet, les pratiques et par ricochet la manière de penser. Des utilisateurs du droit s’attendent à avoir des actes juridiques rapidement et à bas coût au mépris du raisonnement juridique nécessaire pour les produire ; raisonnement juridique qui, en rappelant la citation du professeur Ghestin, dépend de la qualification des faits (qui dépend des informations collectées) et de l’interprétation de la règle. Seul le dialogue permet d’éviter de passer à côté d’un fait anodin pour le client mais important pour le juriste qui en apprécie les impacts et les risques juridiques. Par ailleurs, dans cette révolution digitale, l’outil numérique doit être paramétré pour qu’il produise les documents juridiques souhaités (conception pré-production qui est une tâche lourde dans un contexte de surcharge permanent) et pour qu’on les retrouve, ce qui n’est pas une tâche aisée. Combien de documents ont-ils été versés dans une GED avec la promesse qu’on les retrouverait malgré l’absence de nomenclature ? Combien de dossiers ont-ils disparu avant l’expiration des durées de prescription en matière de responsabilité pour faire de la place dans les serveurs informatiques ?

On ne peut qu’adhérer à l’expression de Pierre-Olivier Sur. Mais il me semble qu’il faille accompagner cette transition qui est plus fondamentale qu’il n’y paraît compte tenu de la transformation qu’elle opère sur la pratique du droit et la gestion des données juridiques. Le développement du Legal BY Design, à l’instar du Privacy BY Design énoncé dans le RGPD, est une voie à explorer : il s’agit d’intégrer le droit et les pratiques juridiques, en amont, encore et toujours, dans la conception des produits et systèmes en associant des juristes à l’exercice. Cela permettrait d’adapter les process et de préserver la relation humaine tout en automatisant ce qui peut l’être ; ce qui est un gain indéniable pour la pratique des métiers du droit. A cela devrait s’ajouter un système de classement conçu par des humains en capitalisant sur le talent des assistants et assistantes d’antan.

L’avenir est dans une dématérialisation contrôlée pour qu’elle reste humaine, éthique et respectueuse des pratiques juridiques. Certaines tâches vont être confiées à la machine : c’est une révolution en soi mais il faut être convaincu que cet abandon est au profit de missions à plus forte valeur ajoutée. Parler de l’ubérisation des métiers du droit occulte cette évolution qualitative à condition de préserver la préparation et la relation humaine.

À voir aussi