Sous la pression des investisseurs étrangers, les domaines d’exception se vendent à des prix indécents. Une folie des grandeurs qui ne concerne pas l’ensemble du foncier viticole. Peut-on encore acheter ? Et à quel prix ?
Gevrey-Chambertin, une commune de Bourgogne mais surtout un vin rouge prestigieux de la Côte de Nuits, l’un des rares territoires pouvant s’enorgueillir d’abriter 9 Grands Crus mais qui, depuis quelques semaines, est aussi le symbole d’une polémique sur l’invasion chinoise.
Louis Ng Chi Sing, homme d’affaires chinois, a en effet mis la main sur le château de Gevrey-Chambertin, domaine de 2,3 hectares estimé à 3,5 millions d’euros, mettant sur la table 8 millions d’euros ! Le vin, fleuron du patrimoine français, est-il en train d’échapper aux Français ?
«Quelques semaines plus tôt, François Pinault achetait une ouvrée du grand cru Le Montrachet, à quelques kilomètres de Gevrey-Chambertin», glisse Michel Veyrier, créateur de Vinéa Transaction, versant 1 million d’euros pour seulement 4,28 ares (moins de 500 m²). «Les prix ont flambé et personne n’en a parlé», mais les flambeurs ne sont pas tous étrangers…
Sans tomber dans le débat du patriotisme économique, cette envolée des prix inquiète les entrepreneurs passionnés de vin, qui craignent que les domaines viticoles deviennent hors de portée.
Où faut-il investir ?
Tout dépend de la terre visée ! Un monde sépare la Bourgogne, qui joue désormais dans la même catégorie que le Bordelais, du Val de Loire. Ainsi, des vignes de Muscadet se bradent à 7.000 ou 8.000 euros l’hectare, un prix 10 à 100 fois inférieur à l’hectare de Côte du Rhône, une région qui ne boxe pourtant pas dans la catégorie supérieure. Même dans un vignoble prisé, les écarts de prix sont béants.
Thierry Rustmann, cofondateur de l’agence Pichet-Rustmann spécialisée dans le Bordelais et vigneron à Pomerol, évoque un marché à plusieurs vitesses dans sa chère Gironde : «Un 1er marché entre 1,5 et 4 millions d’euros pour de la production de vin et un immobilier de prestige. Un 2nd marché de 4 à 10 millions d’euros pour un terroir de bon vin, type Saint-Émilion, et un bel immobilier. Enfin, les grosses propriétés à Pessac, Saint-Émilion ou Margaux par exemple, se vendent de 25 à 300 millions d’euros et seuls des groupes sont capables de tels investissements».
Le Crédit Mutuel Arkéa (Bretagne, Sud-Ouest et Massif central) s’est ainsi porté acquéreur d’un domaine de 94 hectares produisant un grand cru classé de Saint-Estèphe pour 170 millions d’euros en juillet. La compagnie d’assurances MACSF a racheté le château Lascombes, un 2nd cru classé de Margaux, pour 200 millions d’euros en 2011.
Le groupe de Pierre Castel, n°1 français du vin, s’est allié avec le japonais Suntory en 2011 pour racheter la société Grands Millésimes de France et ainsi prendre possession (à 50%) du très prestigieux château Beychevelle, pour un coût resté confidentiel…
Ces prix astronomiques ne doivent pourtant pas faire fuir les entrepreneurs passionnés. Thierry Rustmann estime d’ailleurs que, même dans le Bordelais, l’envolée des prix ne concerne que les grandes propriétés des prestigieuses appellations.
Selon l’étude Vinéa Transation, le prix de l’hectare de Bordeaux générique (vin de base de l’AOP) a chuté en dix ans : 34.000 euros en 2000, 20.000 euros en 2010. En parallèle, les ventes de domaines ont augmenté : «Les biens familiaux sont plus difficiles à transmettre en raison des familles nombreuses et du peu d’intérêt des héritiers. À l’exception des grands noms, beaucoup de propriétés sont en crise», affirme l’agent immobilier viticole. D’où la nécessité de vendre.
Les nouveaux maîtres du marché
Le vin français s’est embourbé dans une crise profonde, plus ancienne que le choc économique de 2008. «La filière du vin en France se portait bien jusqu’en 2000, rappelle Michel Veyrier. La France, l’Espagne et l’Italie ont toujours détenu le marché mais les Anglo-Saxons ont toujours été attirés. Lorsqu’ils ont découvert qu’ils pouvaient s’y développer via l’hémisphère sud, ils ont misé sur une grosse opposition au vin d’appellation en créant le vin de cépage ! Un nouveau marché s’est ouvert et le vignoble français a flanché de façon significative».
Autrefois histoire d’une patiente rencontre entre la terre, le ciel et les hommes, le vin vit désormais au rythme de l’économie mondiale. Les Anglo-Saxons, tout puissants des années 2000 avec lesquels Vinéa Transaction réalisait 38% de ses affaires en 2008, ont disparu du marché du foncier viticole en un an, crise oblige. «Aujourd’hui, les Anglo-Saxons sont remplacés par les Chinois, les Brésiliens, les Mexicains…».
Les pays émergents deviennent acheteurs… et 1ers consommateurs : «Avec 80 millions de bouteilles achetées par an, les Chinois sont les 1ers importateurs de vin de Bordeaux», souligne Michel Veyrier. En 2010, un seul domaine bordelais avait été acquis par un homme d’affaires chinois.
En 2012, Vinéa Transaction en recense 30… Mais Bordeaux compte 8.000 châteaux. Si l’on est encore loin de l’invasion, l’internationalisation du marché du vin a doublement influencé l’évolution du foncier viticole, provoquant la flambée des prix des grands domaines et précipitant la chute des petits.
Une passion rentable ?
Qui peut s’imposer sur ce marché en mouvement ? «On déconseille à un béotien d’acheter une propriété de 60 hectares de vignes. Il mettra trop de temps à installer son réseau et à rentabiliser son affaire». Michel Veyrier scinde schématiquement la population des investisseurs en 3 catégories : «Premièrement, le propriétaire passionné qui s’amuse avec un domaine de 5 hectares, pour 20.000 bouteilles produites environ.
Deuxièmement, les personnes qui investissent suivant une logique de gestion de patrimoine (NDLR, exonération de l’ISF et des droits de succession pouvant monter à 75%). Troisièmement, les professionnels de la filière qui investissent dans de grandes surfaces». Les patrons de PME misent, eux, sur 20 à 30 hectares de vignes avec un bien immobilier : «Avec ce type de surface, un chef d’entreprise peut structurer son exploitation, s’offrir un caviste, un chef de culture…».
Coût de l’investissement ? 3 à 5 millions d’euros, excepté dans le Bordelais, pour l’achat du foncier, du bâtiment et du matériel. Les bonnes affaires se signent plutôt dans le Val de Loire, où le ticket d’entrée pour ce type d’exploitation s’élève à 1,5 million d’euros.
Encore faut-il prévoir quelques économies pour éviter de faire faillite. «Nous sommes sur des cycles longs», avance Michel Veyrier.
«Les 1ères années, les domaines viticoles réalisent systématiquement des pertes d’exploitation. Dans certains cas, les pertes sont équivalentes au coût de la propriété. On trouve l’équilibre autour de la 5ème année !». Et pour construire une activité réellement rentable, il faut aussi compter le temps de construire une image de marque ou payer cher un domaine réputé. Michel Veyrier concède ainsi que certains investisseurs sont déçus, par manque de lucidité au moment de l’achat. L’investissement passion, ce n’est pas toujours un grand cru !