La stupidité du XXIème siècle (2ème partie)
Marc Alpozzo, philosophe et essayiste
Certaines mauvaises langues dans mon entourage disent de la littérature française qu’elle est moribonde. Mais voilà que ce matin, en allumant mon ordinateur, je constate que le site de France info, pour ne pas le nommer, pense tout le contraire. Un papier dithyrambique sur une rentrée littéraire ultra-féminine. Si j’étais à mon tour mauvaise langue, je dirais que la guerre souterraine de la propagande continue, mais par le biais, cette fois, de la rentrée littéraire.
Et cette année, selon les journalistes du service public, et payés par nos impôts, la littérature se conjugue essentiellement au féminin. Plus d’écrivains, mais des écrivaines, selon le nouveau mot consacré et le principe sacré de l’écriture inclusive, de jeunes romancières toutes « remarquées par les éditeurs et les prix littéraires », je cite. Pour ce qui est du battage, et du blabla, on apprend que l’une raconte la vie d’une équipière à McDo, l’autre ses origines d’adoptées clandestines, la troisième les violences policières. On retrouve là, l’époque de Sartre, où la littérature était réduite à n’être plus que la servante de l’idéologie. Cela fait généralement de la littérature de mauvaise qualité, une littérature amputée, nivelée, mais passons.
Or, précisément, que ce soit En salle de Claire Baglin (Minuit, 2022), où l’on raconte la vie d’une jeune équipière à McDo, Le colonel ne dort pas d’Emilienne Malfatto (Sous-Sol, 2022) où l’on y raconte les horreurs de la guerre, mais sans le génie de Céline ni de Giono, on voit comment de nos jours, le roman passe de la littérature prolétarienne à la littérature-reportage. Aussi, on aurait bien tort de croire que ce cru 2022 n’est pas féministe, et militant. Au milieu des 490 titres de cette rentrée, on compte un grand nombre de plumes féminines, on dirait même que l’accent a été mis dans cette rentrée sur des noms à la fois connus, et moins connus, et parmi lesquels on compte désormais, Diaty Diallo, Claire Baglin, Emilienne Malfatto, Maria Larrea, ou Muriel Barbery Marie Nimier, Virginie Despentes et Catherine Millet. Les femmes de lettres sont désormais à la mode, et très certainement les éditeurs comptent bien sur cette mise en avant inédite, et un peu poussive toutefois, pour assurer le tournant d’une époque assez peu favorable aux succès de librairie. Il est désormais difficile de vendre des livres, et avec une telle rentrée, on comprend les quelques réticences de certains lecteurs, dont je suis.
Une fois ces préliminaires établis, et un peu longs, j’en conviens, j’en viens au phénomène de la rentrée, Virginie Despentes, avec Cher Connard (Grasset, 2022), ce roman totalement nul, poussif, vulgaire, mal écrit, mal imaginé, mais qui s’invite dans tous les médias, en flibustier ou en forban, s’affichant dans les couloirs du métro, sous forme de grands encarts publicitaires, s’étalant grossièrement dans toutes les librairies, alors qu’on espérait bien ne jamais revoir Virginie Despentes après sa trilogie, que tout le monde a lue, au moins par snobisme.
Pour la petite anecdote, une amie de longue date, dublinoise, et par ailleurs romancière, éditrice, et traductrice, rentre à Paris où elle a un pied-à-terre, et entre au hasard dans une librairie, tombant sur deux rayonnages remplis du dernier « chef d’œuvre » de Virginie Despentes. Choquée par un tel étalage, elle demande au vendeur, non sans ironie, s’il a le dernier opus de Virginie Despentes. Celui-ci interloqué, lui montre la table pleine à ras-bord et lui demande ce qu’elle veut de plus, ne comprenant évidemment pas la touche d’humour, et le second degré dont usait cette amie, – un art, certes, qui date d’un autre siècle. Bref, cette anecdote, qu’elle m’a rapportée récemment, et qui en dit long sur le niveau des libraires de nos jours, en dit aussi très long sur l’état de la littérature en France.
Et, c’est donc avec peine, que j’ai ouvert le nouveau roman de Virginie Despentes, intitulé Cher Connard, on notera la délicatesse du titre, la hardiesse du message, sa générosité, son bon goût, son amour des mots, sa prédilection pour la nuance, sa passion pour la précision teintée de haine et de mépris, son aversion pour les hommes, puisque ce connard, c’est moi, c’est vous, chers lecteurs qui me lisez, mais, vous me direz, venant d’une romancière qui avait déjà intitulé son premier roman Baise-moi (Florent Massot, 1994), on ne s’étonnera pas outre mesure. Donc, voilà Virginie Despentes de retour, cette vieille féministe de cinquante balais, née en 1969, qui disait aux mecs « baise-moi », tout en écrivant King-Kong Théorie (2007).
Mais, outre la figure importante du féminisme, dont la trilogie Vernon Subutex (Grasset, 2015 à 2017) a été aimée de tout le monde, (sauf des réacs dont je fais partie, désolé !), voilà un retour en fanfares, avec un nouvel assommoir, déjà monté au pinacle, par une presse politiquement correcte, qui n’a sûrement pas lu son livre, soit dit en passant, mais qui en fait déjà des tonnes. Peu importe le style, puisque Virginie Despentes n’en a pas, peu importe l’intérêt du texte, puisqu’ici cette conversation improbable, impossible même dans le contexte actuel, où tous les tenants de l’extrême gauche, les militants LGBT, militantes néoféministes refusent tout débat avec leurs adversaires, qu’ils considèrent d’ailleurs comme des ennemis, s’étiole entre un écrivain quarantenaire accusé de harcèlement sexuel et une actrice cinquantenaire, un peu sur le retour, et quelque peu désuète. Mais voilà, la presse décide de ce qui doit marcher, et donc de ce dont on doit parler. Évidemment salué par toute la critique française, alors que 490 romans font la rentrée littéraire, l’écrivain est déjà en tête des ventes, et même devant Amélie Nothomb, c’est dire, puisqu’elle a déjà écoulé 65.000 exemplaires selon les chiffres avancés par son éditeur fin août. Elle a été toutefois retirée de la liste des romans sélectionnés au Goncourt, puisqu’elle fait partie du jury. En voilà une affaire !
Alors, que dire, d’un roman qui début ainsi :
« Cher connard, J’ai lu ce que tu as publié sur ton compte Insta. Tu es comme un pigeon qui m’aurait chié sur l’épaule en passant. C’est salissant, et très désagréable. Ouin ouin ouin je suis une petite baltringue qui n’intéresse personne et je couine comme un chihuahua parce que je rêve qu’on me remarque. Gloire aux réseaux sociaux : tu l’as eu, ton quart d’heure de gloire. La preuve, je t’écris. Je suis sûre que tu as des enfants. Un mec comme toi ça se reproduit, imagine que la lignée s’arrête. Les gens, j’ai remarqué, plus vous êtes cons et sinistrement inutiles plus vous vous sentez obligés de continuer la lignée. Donc j’espère que tes enfants crèveront écrasés sous un camion et que tu les regarderas agoniser sans rien pouvoir faire et que leurs yeux gicleront de leurs orbites et que leurs cris de douleur te hanteront chaque soir. Ça, c’est tout le bien que je te souhaite. Et laisse Biggie tranquille, bouffon. »
Voici donc un baiser à l’envers, d’une violence inouïe, sorte de baiser de la mort, poussive et grossière, verbeuse et merdeuse, qui montre, que chez Virginie Despentes, le rêve n’est plus une seconde vie, que le rêve a laissé place à la haine. Exit le style truculent, le second degré, l’ironie, le souffle chaud de la langue française. Tout est écrit dans le bruit d’un verre brisé, une nuit d’ivresse, alors qu’on ne sait plus du tout où l’on est. Si donc, le pauvre Oscar a écopé d’une petite leçon verbale de la vieille Rebecca sur le retour, la verve en moins, et la grossièreté en plus, c’est parce qu’il aurait écrit sur son profil Instagram (non, parce qu’il ne faut vraiment pas chauffer Rebecca !) : « Cette femme sublime qui initia tant d’adolescents à ce que fut la fascination de la séduction féminine à son apogée, devenue aujourd’hui ce crapaud. Pas seulement vieille. Mais épaisse, négligée, la peau dégueulasse, et son personnage de femme sale, bruyante. La débandade. On m’a appris qu’elle s’était convertie en égérie pour jeunes féministes. L’internationale des pouilleuses a encore frappé. » Alors, évidemment, si on n’a jamais appris à Oscar, que l’on ne devait jamais parler comme cela à une femme, je suis bien désolé, Virginie, enfin Rebecca, mais quand on fréquente des losers, mal élevés, on se questionne…
S’en suit alors une longue conversation, c’est dire le pitch, et que l’on a osé rapprocher des Liaisons dangereuses, si l’on en croit le Nouvel Obs[1], et son éditeur aussi, mais bon peu importe, on n’en est plus à ça près de nos jours ! et dans lesquels, les deux personnages, Oscar et Rebecca, se repassent le film des féminicides, de l’addiction, d’une génération de femmes #Metoo, de la génération queer, trans, des racisés, du cinéma qui est le repaire des riches blancs, bref l’absolue nébuleuse de notre époque, alors que les vieux fêtards, devenus poussifs et fatigués, se retirent peu à peu de la scène, comme si l’enfer était divisé contre lui-même. Dans l’ascétisme révolutionnaire, il s’agit pour Despentes, d’achever, avec ce roman, le vieux monde blanc, bourgeois et étriqué qu’elle déteste, qu’elle vomit de toutes ses tripes, et dont elle a consacré une œuvre entière à débiner et combattre avec une méticulosité sans failles.
Bref, les éternels débats sociétaux, et qui n’en finissent plus, les jérémiades, les revendications, l’agressivité des femmes envers les hommes, les punchlines, les autoflagellations, bref tout ce qui fait la stupidité de ce nouveau siècle, qui se regarde le nombril, qui est pollué par des egos hypertrophiés, des individus-rois qui ont donné naissance à des enfants-empereurs, des minorités invisibles qui recherchent par-dessus tout la visibilité, le désir mimétique qui contamine tous les rapports humains.
Oscar était jadis un écrivain à succès, mais qui a dragué un peu trop lourdement son attachée de presse (la pauvre !), qui l’a en retour balancé sur son blog féministe (vive le simplisme de notre époque !) Évidemment, vous voyez le topos, Oscar est en colère contre Zoé, Zoé déteste Oscar et le balance sur le réseau, lui offrant une belle purge sociale par ailleurs, et bim dans les dents, tout le monde est dégoûté. Lui, Oscar, ne comprend vraiment pas pourquoi une telle cabale, elle, Rebecca, en bonne mère de famille, en bonne matriarche, va le lui expliquer, et le lui réexpliquer au petit Oscar, elle va lui faire comprendre qu’il a fait mal, que l’on ne drague pas lourdement son attachée de presse, qu’il est habité d’une masculinité toxique, viriliste, habité par le diable, et encore trop frappé de patriarcat, ben oui ben oui, le patriarcat, quoi ! La cinquantenaire, jadis rebelle, contre les institutions, droguée est devenue une parfaite pédagogue, Rebecca se pose en sauveuse d’hommes. Elle les sauve des dogmes machistes du siècle précédent. Vous pigez ? Alors, évidemment, au fur et à mesure que l’on tourne les pages de ce mauvais roman, sans imagination, sans relief, sans manière, sans aucune patte, on surprend tout le prosélytisme à peine caché dans autant de propos vains, mal écrits, ennuyeux, lourds et si peu subtils. Ne ressort de cela, que la fatuité, la suffisance, la vanité d’une époque, qui croit avoir inventé l’eau chaude. Il faudra évidemment expliquer à Madame Despentes, qu’on ne l’a pas attendue pour avoir un peu de savoir-vivre avec les femmes, que la drague lourde a toujours été le propre de quelques grossières personnes, qu’elles soient des hommes hétérosexuels, ou des lesbiennes, qu’il n’y a rien de viriliste, ou de masculiniste dans la séduction, si celle-ci est respectueuse et élégante.
Mais reconnaissons au moins un mérite à Despentes, c’est d’être obsessionnelle. Depuis le début de sa carrière, et ses deux premiers romans Baise-moi (1994) et Les Chiennes savantes (1996), elle mène un combat contre les hommes, et particulièrement les hommes blancs, qu’elle voue aux gémonies. Elle déclarait déjà, à Libé, en juin 2000 : « Ça me faisait plaisir de tuer tout le monde là-dedans. Les boites à partouze c’est bourgeois, triste, c’est la mort. L’idée me plait bien, d’aller quelque part pour baiser avec tout le monde. Mais là, ce sont les hommes qui décident. Ce n’est pas un endroit de sexe et de délire. » Et je me souviens d’avoir commenté ces lignes ainsi, dans un article qui traitait de cette nouvelle génération de femmes de lettres, un peu survoltées : « Ainsi donc, la liberté sexuelle, la libération des mœurs appellent à la fois le désir, mais également la violence et la haine. Dans cette nouvelle lecture du plaisir de la chair, des relations sexuelles entre hommes et femmes, la guerre des sexes trouve alors son apogée. Despentes, qui ne renie pas ses positions féministes, nous livre son « constat d’urgence » en instituant l’homme comme le bourreau et la femme comme la victime, et corrobore à la déclaration de guerre à laquelle se livre dans le même entretien Catherine Breillat qui appelle à « se libérer du membre érigé ». »[2]
Ce roman donc, épistolaire, enfin disons plutôt, cet échange de mails, qui n’en finit pas, verra toutefois, les deux protagonistes se réconcilier, car l’un aura accepté son homosexualité, puisque de nos jours l’hétérosexualité est devenue suspecte[3], de mauvais goût, dangereuse pour les femmes peut-être même !, n’est-ce pas Maïa Mazaurette, la chroniqueuse de « La Matinale », qui nous a invité, nous les hétérosexuels de tous pays, à sortir du cadre rigide de la culture hétérosexuelle, afin, je cite, d’élargir notre répertoire pour une sexualité plus épanouie (mais de quoi je me mêle ?), et Rebecca, de son côté, deviendra lesbienne. Eh oui, il faut bien tuer symboliquement Papa-Maman, alors pourquoi ne pas se tourner vers une autre sexualité, celle qui choquera le méchant bourgeois blanc, patriarcal, itou ? C’est ainsi, que ce roman de gare, devient à la fin, hideux et gerbant, tant il transpire la haine pour ce que n’est pas l’auteur de cette historiette juvénile, puisqu’on sait que Despentes est lesbienne. C’est l’entre-soi élevé au rang de l’inclusivité, inclusivité certes, mais de quoi ? puisque tout ce qui n’est pas soi, est cloué au pilori sans concession !
Si ce roman est raté, s’il est poussif, c’est parce qu’il ne véhicule rien d’autre sinon des poncifs rebelles, éculés sur les rapports hommes-femmes, qu’il appartient à une génération de femmes et d’hommes qui ne pensent plus, ou dont la pensée molle pousse à réciter des mantras qu’ils ne comprennent pas eux-mêmes. Ce roman aurait été d’une tout autre nature, si cette correspondance avait été écrite sur un mode ironique, si Despentes avait su rire d’elle-même et de ses obsessions meurtrières, si elle n’avait pas adopté ce ton poussif, ce ton grand seigneur, traversé de cette haine de l’homme blanc, et d’une dialectique marxiste délavé, pleine d’idées-reçues, jamais subtile, jamais nuancée, entièrement fondée sur la lutte des classes entre le vieux patriarcat bourgeois blanc et le prolétariat féminin. Mais c’est aussi un roman intéressant à au moins un titre, celui d’être symptomatique d’une époque, radicale, violente, déchirée, vengeresse, bardée de haines, de rancunes, de colères, de désirs de revanche, d’hostilité et de dégoût, une époque sans nom, de guerre des sexes, d’entre-soi, de propos nauséeux, du verbe sans verve, d’idées irréfléchies, de pensées toutes faites, d’œillères, de parti pris, de partialité, et que dire d’autre, sinon que l’heure est à la guerre de tous contre tous ? Que ce livre, dont le titre est à la fois excessif et sans distance, est la preuve même, que les minorités veulent prendre leur revanche. On ne dira jamais assez combien il est bon de se méfier des idéologies, des militantismes échevelés, de l’hystérisation des débats. Et Virginie Despentes nous en donne encore la preuve, dans cet extrait d’un mail de Rebecca :
« Le militantisme sur Internet c’est le fanatisme à l’état pur : une fois que les gens sont convaincus d’être du bon côté de la morale, ils jugent décent d’égorger l’adversaire. »
Est-ce que ce militantisme fanatique à l’état pur est essentiellement sur Internet ? Ou ne serait-il pas aussi en littérature ? Et dans la vraie vie, alors ?…
Dont acte !
Marc Alpozzo
Philosophe, essayiste
Auteur de Seuls. Éloge de la rencontre, Les Belles Lettres
[1] Nouvel Obs, « Avec « Cher Connard », Virginie Despentes écrit « les Liaisons dangereuses » post-MeToo », 16 août 2022.
[2] Nouvelle génération, nouvelle pornographie ? (Despentes, Millet, Angot, Legendre, Breillat, Anderson & Co.) in Les Carnets de la philosophie, Hors-série H9, Août 2009.
[3] Je rappelle que le journal Le Monde a titré : « Comment peut-on encore être hétérosexuel ? », le 5 juin 2022.